mardi, mai 26, 2015

" La Bête" de Jon Ferguson

Essayiste, basketteur pro, entraîneur révéré, peintre à ses heures, romancier, et bien d’autres choses, le jeune homme perpétuel qu’est Jon Ferguson nous offre avec son dernier titre bilingue, « La Bête »/« Beast » une sorte d’évangile à son athéisme tempéré. Le texte est divisé en « Miettes » et en « Bulles », autant d’aphorismes développés à la manière d’exempla, les médiévistes comprendront où je veux en venir, pour les autres, deux mots d’explication. Les ordres mineurs, qui sont aussi des ordres prédicants, les franciscains et les dominicains donc, partaient prêcher dans le monde, s’invitant au grand dam du clergé séculier dans les paroisses où ils expliquaient la morale chrétienne, le catéchisme, les symboles, les évangiles à grand renfort de récits légendaires et de scénettes. Pour s’en rappeler, ils recensaient toutes ces historiettes, ces exemples, dans de volumineux recueils. L’un des plus connus : La Scala coeli de Jean Gobi junior (neveu présumé de Jean Gobi sénior, père abbé du monastère dominicain de Saint-Maximin) n’est pas sans rappeler par la forme et le fond la « Bête » dont il est question.

John Ferguson n’est pas entré dans les ordres, même s’il mène une vie disciplinée de moine (se lever tôt, de l’exercice, un petit-déjeuner équilibré, travailler, une collation, un peu de repos, travailler, dîner, se coucher tôt sans excès de table ni de boisson). Toutefois, il a voulu condenser une vie d’observation dans ses miettes et ses bulles. L’homme ne sombre pas dans un émerveillement bébête ni dans une misanthropie poisseuse, il s’explique sur le fil de son émerveillement face au monde et de sa confiance en l’homme, aussi, tout de même. Pas de grandes phrases creuses, Ferguson est un pragmatique, un homme d’actions, pas du genre « tellement profond qu’on ne voit plus rien à la surface ». Il aime pourfendre les lieux communs du catastrophisme, les inquiétudes pseudo-scientifiques, une tendance eschatologique et régressive qui nous promet le grand crac-boum pour bientôt.


Notre auteur louvoie un peu, rapport à Dieu, la foi, le christianisme. Tantôt il prétend ne pas croire et tantôt laisse la porte ouverte tout en reniant la tiédeur de l’agnosticisme. Voici le seul reproche, léger, que je pourrais émettre sur le texte mais j’ai une lecture de catholique croyant. En bon misanthrope modérément réactionnaire, je ne peux que m’émerveiller par la confiance que Jon met en l’autre, tous les autres. Ce n’est pas « chou », il s’agit là du résultat d’un véritable sacerdoce, une volonté expresse d’ouverture. Question style, pas de fioritures mais une langue claire, parfois un peu raide, comme l’accent anglo-saxon dans la scansion du verbe. Cela en rajoute à la singularité du témoignage, à sa valeur, à sa saveur. « La Bête », essai précieux, catéchisme fergusonnien à lire en continu ou à glaner par le hasard des pages.

dimanche, mai 24, 2015

Revenir sur le "Journal de la haine et autres douleurs"

En ai-je trop dit ? ou pas assez ? Je me suis relu, comme à chaque fois, non pas dans un mouvement de satisfaction vaniteuse mais pour me persuader de l’existence du texte. M’y suis-je reconnu ? oui et non. Il y eut le temps des sentiments, des émotions, l’instant vécu, puis celui de l’évocation, du regret et, finalement, le temps de la rédaction. Au fil des pages, j’ai retrouvé des traces de ces trois strates, vestiges, archéologie. Finalement, Olivier – mon éditeur et, par conséquent sa lectrice Aurore – a cru au livre bien avant moi. D’une chose le texte mais le livre ! une autre affaire. Il y a une distance à présent entre le corps du texte et moi, rien de désagréable, une bonne centaine de page sous une couverture sobre, élégante.

Le texte existe, le livre a une présence physique, il est empilé en petits volumes dans la grande librairie de la place entre autres, la place Pépinet, Lausanne, où j’ai dédicacé hier après-midi, en compagnie de Daniel Fazan (nos romans sortent de concert). C’était sympathique, agréable, un peu vertigineux, les amis, les pairs, des parents venus partager un moment et le livre, une dédicace … mais le texte, la charge massive contre les autres, tous les autres, chacun a reçu son paquet comme dirait les personnages humiliés et revanchards de Mauriac. En ai-je trop dit ? ou pas assez ? pas assez de noms, de faits précis, de dates ? J’assume. Les complexes, les aveux sous-entendus, les manquements, la révolte, la violence du verbe : j’assume tout. L’autofiction porte toujours son petit parfum de soufre et de charogne, une odeur chaude et juste pas trop écœurante. Séduction.


« Un auteur, ça se met dans sa bibliothèque mais surtout pas à sa table ou, pire, dans son lit ! » avais-je écrit il y a quelques années de cela. « L’auteur est un rat » avais-je conclu et je me prouve à moi-même que j’avais raison. Je suis toutefois moins frappé par la violence de mon propos que par le charme puissant de « l’entre les lignes », ce qui s’immisce du souvenir de Vienne dans le récit et la douceur de Cy., sa présence, son attention. Ma huitième publication arrive vingt après la première, « Appel d’air », de l’autofiction de même. On peut me suivre ainsi à travers mes logements, mes mythes, mes amours de 1995 à aujourd’hui, en passant par « La Dignité », un triptyque autofictif où je dézinguais mon ex et mon ex-belle-famille ; j’avais alors la jeune trentaine. Finalement, je reste plutôt fidèle à moi-même dans l’expression de mon exécration, enfin une constante sur laquelle s’appuyer parmi mon champ de ruines perso’. 

mercredi, mai 13, 2015

"L'Homme sans qualité", première étape.

Quatre cents pages, un petit tiers de l’œuvre, à peine, « L’Homme sans qualité » n’est pas un texte qui s’offre au lecteur avec facilité. De chapitres en chapitres, il faut du temps car cette absence de qualité ne peut se définir en positif. Comme tous les concepts fondamentaux, il est nécessaire d’en circonvenir le contour en creux, inventorier ce que cette absence n’est pas. Chronique de la médiocrité annoncée, l’œuvre de Musil, fleuve et inachevée, dresse dès les années 30 l’inventaire de notre contemporanéité désabusée et ironique. L’action, commence par un long plan fixe sur la rue viennoise, la portion qu’Ulrich, notre non-héros, observe depuis la fenêtre de son logement, un petit palais de plaisance que la ville a englouti dans ses faubourgs. Le pitch ? Il s’agit du récit de la vie d’un jeune bourgeois contraint à un certain dilettantisme après avoir brisé toutes ses aspirations contre le roc indifférent de la vie.

Cette société « k und k » (pour kaiserlich und königlich / impériale et royale) ressemble par certains aspects à l’Europe Unie et à son usine à gaz administrative. En mieux toutefois. Musil y raconte en non-intrigue secondaire un gentil monde en recherche d’un grand projet, d’une idée, d’une ligne directrice afin de célébrer dignement les soixante-dix ans du règne de Franz Joseph. Mais l’empereur n’est plus un homme, il est le principe souverain de l’administration, et comment peut-on bien fêter une … administration ?! Toutefois, la Cacanie (petit non que Musil donne à sa caricature de l’Autriche-Hongrie) ne manque ni de bon sens, ni de panache. Dans ce pays idéal et complexe, on affecte pragmatisme et usages ; cela n’est pas sans rappeler de même un certain canton mou-du-genou, les ors impériaux et royaux en moins. Un coup à gauche, un coup à droite, et beaucoup de discussions, très longues d’où il ressort que l’on n’est ni pour ni contre mais bien au contraire. Il eût peut-être fallu être moins sage.

Ce roman, cette somme parle de nous ! Notre non-héros, par exemple, suite à la lecture du journal, relève qu’ « un cheval est génial ». Pourquoi donc les hommes auraient-ils encore du génie puisque c’est au tour des chevaux d’en avoir. Ulrich relève encore l’importance qu’ont prise les « sportifs » dans le débat public, l’importance qu’on leur accorde sur la seule foi de leurs exploits, de leur physique entraîné, de leur bonne mine bronzée. Au fil du non-récit, alambiqué et détourné de mille petits faits de rien, je reste stupéfait alors que j’en tourne les pages dans le train, métro-boulot-dodo, litanie usante préfigurée dans une chronique placée avant la grande catastrophe, la mère de tous les conflits et de tous les malentendus, la grande, celle de 14-18 … ou de 14-45, 14-92, affaire à suivre. Petit vertige des vérités si évidentes que l’on ne veut les voir ; et le train file, avec ou sans suicide sur les voies, avec ou sans glissement de terrain, déraillement de convoi chimique dangereux, etc. C’est un miracle que de pouvoir encore se leurrer, se dit-on en interrompant sa lecture, descendre du train, gare de destination.

Affaire à suivre, donc.