mercredi, avril 24, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 5


Il a tout de même un peu merdé à Berlin ; il a voulu prendre appui sur un assistant extérieur réquisitionné : le type s’est jeté par la fenêtre après être passé à travers la vitre ! Il est en vie ; il a eu de la chance, les secours ont dû le rattraper, il voulait retourner se coucher, à présent qu’il avait réussi à éclater sur le trottoir ce qui le possédait … Stéphane s’en veut d’avoir choisi un sujet aussi « sensible », il était pris de court. Du temps de l’Agence, il faut avouer, on avait tout de même du meilleur matériel mais c’était une autre époque et il ne va pas pleurer la disparition de cette association d’abrutis. Il est plus libre, les autres aussi, ça complique le dessin et ses transits sont moins complets. Il raccrocherait bien mais on a besoin de lui, rien que de lui, uniquement lui. On ne se donnerait pas même la peine de lui glisser un petit merci ou de lui offrir les attributs du chevalier blanc. A part le délire d’un gobeur d’extas lambda, la petite sorcellerie maison des objets qui s’animent, des tableaux qui parlent et de la musique comme porte vers de nouvelles perceptions, il traîne un vieux corps, mille bobos, une sorte d’épuisement irréductible … une note de frustration. Stéphane ne voit pas l’intérêt de se jeter par la fenêtre. Il va en rester à ses « devoirs », il ne sait rien faire d’autre. De l’autre côté, un empereur compte sur lui. Si, si, un empereur avec la couronne, le trône et tout le toutim, un César, un Habsbourg qui règne en plein XXIème siècle sur l’Europe et les Etats-Unis du Mexique, un autre XXIème siècle, parallèle, auquel on accède à gauche, au fond du couloir. Histoire de calmer ses … angoisses ? troubles ? bobos ? son vague à l’âme ! on lui a ouvert un ravissant bar à café dans la bonne ville du mec gazeux, là où il loge pour l’instant, parce que pour des questions éthériques, il ne peut habiter ailleurs que dans les marches ouest de l’empire. Il est lié à son terreau, on a découvert ça il y a peu, l’un des effets de la grande conjonction. Sinon, il risquerait de devenir encore plus gazeux que le mec gazeux. Même en Alpha, on s’est aperçu qu’on ne pouvait pas déplacer les gens à gauche, à droite, les mélanger parmi, les renvoyer à l’autre bout de la planète sans que leur pauvre physiologie et leur esprit n’en souffre de manière irrémédiable ; le cas des Australiens de souche européenne qui se font dévorer par des mélanomes, des Afro-Américains qui souffre de rachitisme, des natifs sud-américains ou sub-sahariens déplacés en Europe ou au États-Unis et dont les enfants souffrent du trouble de l’attention ou révèlent un autisme tardif ?! Le grand méli-mélo postmoderne a commencé par accident puis s’est révélé être une stratégie mexicaine (issue des États-Unis du Mexique), soutenue par l’Agence que l’on n’a pas fini de détricoter.

Stéphane émerge derrière un double expresso, au son d’un jazz léger, le petit bar qu’on lui a ouvert, des murs anthracite, une longue banquette  de bois, un petit genre à caractère urbain-chic-bohême-industriel. Histoire de toujours y trouver de la place, le café y est à une tune ! Lorsque Stéphane n’arrive pas à ré-embrayer, il marche vers l’Ouest, ça le calme toujours, le mouvement universel, la course solaire, etc. On va toujours vers l’Ouest, la conquête du Grand Ouest, les nouveaux mondes, ça tient de la routine de remise à zéro. On dirait un héros de mauvais roman d’espionnage quoique, les deux petits chiens qui trottinent sur ses talons, ça casse un peu le mythe. Outre la déglingue consécutive à ses allées-et-venues entre Alpha et Oméga, il traîne un menu problème d’éveil. « Heureux les simples d’esprit … » mais Stéphane s’est rempli la tête depuis ses débuts. Il était bien plus con avant la perméabilité et l’ouverture, question de milieu, de moyen. Il « dormait », les yeux ouverts. Il n’est toutefois pas devenu bouddhiste, tantriste et tout le bazar new-age orientalisant. Il vivait mieux, pourrait-on dire, il était plus en adéquation avec lui-même, son milieu, la débilité ambiante. Il est donc permis de considérer, selon le niveau intellectuel et émotionnel moyen de la population terrestre en Alpha, que l’éveil est une tare.

jeudi, avril 11, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 4


Il en avait vraiment besoin, Il s’est immédiatement senti … désaltéré ?! C’est la sensation la plus porche de son état émotionnel, il n’avait pourtant pas soif. Stéphane écoute les valses de Chopin au casque, une intégrale quelconque chopée sur Youtube, pas mal, deux ou trois toquades de la part d’un jeune pianiste à bonne gueule et patronyme russe ou polonais. La musique le rafraîchit et lui rend un certain sens de la situation (haut, bas, gauche, droite). C’est un besoin récent pour lui. Il avait déjà dû se faire une culture exprès en peinture et, à présent, il lui faut « nourrir » l’oreille. Chopin passe toujours bien, un peu ornementé, rien de trop lourd toutefois, dansant, joyeux quand c’est étiqueté comme tel, mélancolique quand c’est plus sérieux. La musique de Chopin, s’il s’agissait d’un âge de la vie, serait la trentaine, à la fois pleinement adulte et cette persistance de la jeunesse. Lorsque Stéphane se sent par trop cerné par des fantasmagories, des animaux grotesques et rigolards, des diableries symbolistes et tout le toutim de quand ça s’est noué, il se rafraîchit avec du Chopin. Ça devient plus simple. Ça en a l’air du moins. Avec le déploiement du paysage préalpin à travers les fenêtres du train, ça lui compose un bel épisode, un bout de vie sympa, trois-quarts d’heure pris à l’ennemi, à savoir le chaos qui menace parce qu’Oméga risque de s’effondrer sur Alpha un de ces jours et qu’il est le héros de la dernière chance. « Comment vivre pleinement le moment présent ? » questionne une publicité sur son smartphone, entre deux morceaux. « Par des rituels riches de sens ! » répond encore la publicité. On voit qu’on en est plus à la retape lourdingue de l’Agence, démantelée avec fracas il y a quelques temps, remplacée par les services impériaux en Alpha. La nouvelle règle peut se résumer par « l’éveil est l’expérience de chacun ». La documentation interne illustrait ce nouveau concept à l’aide de la toile de Nolde, 1946, deux animaux fantastiques et patauds, sourires béats devant un hibou sur une branche, le hibou d’Athéna. La toile s’intitule « Triomphe de la raison ». Il est permis de considérer ce titre comme ironique, rapport à la tête des bestiaux, mi-chien, mi-cheval et le hibou placide au bord de l’endormissement. Les concepteurs du psychomarketing ont argumenté en ce sens. « Seul le regard de l’intéressé, sa weltanschauung peut faire basculer le message de l’ironie à la révélation évidente et joyeuse. Il faut fédérer  les vertus du plus grand nombre sans interdire les aspects les moins lumineux de leur psyché. »