mardi, août 25, 2015

"Les cartes du boyard Kraïenski" d'André Ourednik

De un, c’est un ami, de deux un excellent auteur, de trois le livre m’avait gracieusement été offert en service de presse par l’éditrice en personne, un beau volume rose passé - fraise écrasée dont la couverture présente un portrait énigmatique, un masque ? un visage ? Le titre, le nom de l’auteur en Glasket, une police un rien sécessionniste, élégante, novatrice et inquiétante à la manière d’un progrès que l’on ne maîtrise pas complètement et que l’on méprise un peu de ce fait. Cela fait plusieurs mois que je me consacre à la lecture sans fin de « L’Homme sans qualité » du prophétique Musil, pourquoi aurais-je envie de passer à autre chose ? Mes amitiés littéraires romandes et une certaine mauvaise conscience m’ont incité à laisser Vienne à ses viennoiseries pour me tourner vers le plus mitteleuropa des auteurs romands, le très docte et surprenant André Ourednik, un génie slave nous a été donné, un talent multidisciplinaire dans une grande tradition habsbourgeoise et multikulti … Et le très talentueux Monsieur Ourednik est une personnalité fascinante, intrigante et "sans faux-col", tout à l’image de son texte

Le roman commence dans un genre réaliste-naturaliste post-houellebecquien. Un homme, jeune encore, avatar de l’auteur ? peut-être, et une mission aux confins de l’Europe. Le Dr. Joachim Brik, notre héros, est géographe et sa mission consiste à scanner – à l’aide d’un scanner particulier, le second personnage principal du roman – des cartes anciennes détenues par le boyard Kraïenski, vieux noble dacénien vénéré par une population ahurie, touchante et postsoviétique … Très rapidement, le texte décolle des préoccupations néo-spleeniteuses du non-héros standard occidental pour entrer dans le ton de la littérature ineffable, de ces récits hors le temps, les lieux, hors champs. On retrouve tout l’esprit slave d’Ourednik (il m’a confié que son patronyme voulait dire bureaucrate en tchèque), esprit qui se déploie avec des reflets kafkaïens, maráïens (pour Sandór Máraï) mâtiné d’un lyrisme géographique gracquien. L’auteur nous emmène soit aux confins de l’Europe, dans un pays imaginaire légèrement arriéré, orthodoxe et failli, la Dacénie, mais il nous entraîne surtout aux limites culturelles objectives de notre européanité, au-delà de l’influence romaine, aux limites de notre Saint-Empire, là où la civilisation russo-byzantine tient encore tant bien que mal un avant-poste, le comptoir de pionniers vers un ailleurs à conquérir, le flou d’un territoire mouvant et revêche.

Le légo européen s’est emboîté du Sud au Nord, puis d’Ouest en Est et l’on est passé de Rome à l’empire, empire chrétien, morcèlement, recomposition, déploiement, nouveau morcèlement, puis redéploiement, à l’Est, la glorieuse couronne des Césars habsbourgeois, l’Europe unie sans la perfide Albion sur un mode strudel-knödel-bortsch ; un empire multiconfessionnel, multiculturel et polyglotte paradoxalement régénéré par le génie politique bonapartiste. Avec sa Dacénie métaphorique, André nous raconte un peu la Tchéquie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, et pourquoi pas la Serbie, le Monténégro, la Bulgarie ? Cette Europe exotique immémoriale semble quasi anachronique dans le bazar mondialisé. Et cela se terminera d’une manière incroyable, et légendaire pour le boyard et le projet du Dr. Brik, là où le conte nous explique les limites objectives du découpage spatial d’un territoire, d’une terre, l’arbitraire si fragile d’une frontière tracée sur une carte.

« Les cartes du boyard Kraïenski », un premier roman à l’écriture fluide, volontairement saccadée par moments, avant de s’envoler en une ou deux grandes belles phrases déliées d’un équilibre périlleux, morceau de bravoure ! Premier roman ? Oui mais je peux me tromper. Notre auteur s’est récemment fait remarquer avec son « Wikitractatus », une expérimentation poético-encyclopédique, une forme à la limite du romanesque. Et, pour revenir aux « Cartes du boyard … », André Ourednik montre le même goût du détail, un trait qui n’est pas pour me déplaire et qui rendra réel le château de Kraïenski au lecteur. Il y a surtout la couleur particulière de ce style, une nuance que je rapproche de l’œuvre polonaise de Kieślowski, des tons fanés ou travaillés de sorte à ce qu’ils paraissent adoucis, assourdis « en clair », vaporeux, un effet au service d’un texte à goûter comme une fable fantastique contemporaine.

dimanche, août 23, 2015

Rondo veneziano, suite de l'extrait du cahier vert

[…] J’ai pris quelques photos, parmi les crânes luisants d’Italiens chauves à torse nu et attitude néanmoins crâne, me frayant un passage entre des « jocondes » occasionnelles, pose à peine travaillée devant l’objectif marital. Il m’a fallu recadrer ces clichés, les « déflouter » afin d’en faire des souvenirs de vacances suffisamment alléchants pour qu’ils éveillent l’intérêt des mes amis numériques. Il y aura polémique du reste. J’y reviendrai. Je comptais écrire quelques forts chapitres durant la croisière même mais n’en ai pas eu le loisir … le temps… Il faut occuper le blaireau la journée entière, ne pas lui laisser l’occasion de se confronter à lui-même, à sa vacuité. D’une manière inversée, je compte « rentabiliser » ma présence sur ce navire, ma participation à une activité de masse moyennement peu glorieuse. Ecrire est une excuse et un motif à toutes les circonstances de la vie. Cela permet de se dédouaner à ses propres yeux, de prendre un petit air fin et de se justifier en cas de contradiction. 

Je ne suis plus encombré de ma tasse : je l’ai confiée, vide, à la mère de Cy. Je suis plus à l’aise pour prendre des photos et je tenais à voir défiler les grands monuments vénitiens alors que je buvais du thé, plutôt mauvais au demeurant, histoire de « faire du souvenir » original, décalé, très moi-même, soigner mon personnage. Au sortir de la lagune, j’ai abandonné la place, me mettre à l’ombre, reprendre ma tasse vide, observer de coin tous ces autres, dans leur vanité haïssable, désirable, indifférente, séparément, tour à tour, tout à la fois. Rétrospectivement, je ne saurais rien évoquer de plus au sujet de ces premières heures à bord. Il y a encore l’incident du fer à repasser, un petit accessoire de voyage que la sécurité a retenu, certainement du fait de la concurrence qu’il représentait par rapport au service de pressing/blanchisserie payant proposé à bord. Il m’a fallu descendre, monter, tourniquer en compagnie d’un employé de la réception, plutôt embarrassé, surtout lorsque je lui ai demandé une justification claire et précise à propos du danger que représentait mon fer à repasser ?! Au sortir d’un sous-sol – où ma valise ne se trouvait pas – un agent de sécurité a demandé à l’employé de la réception sur un ton peu amène pourquoi je ne repartais pas avec l’un ou l’autre des bagages ? ce à quoi je lui ai répondu sur un ton encore moins amène et en anglais que ma valise ne se trouvait pas là ! Des difficultés à concevoir une évidence sortant d’une logique standardisée. J’ai alors relevé pour moi-même qu’à clientèle généralement débile, règles et personnel encore plus débiles.

mardi, août 18, 2015

"Rondo Veneziano", extrait du "Cahier vert", retour de croisière

Autour de la piscine, au restaurant, sur les coursives, dans les bars, au théâtre du navire, partout, l’affront de la jeunesse, 15-25 ans à peu près, un peu plus. Des garçons poseurs, préoccupés de leur propre pose, et paradoxalement resplendissant ; des garçons bruns, châtains, bien faits, bronzés, élégants, séduisants. On ne brille pas de cette manière avec son cerveau, ou sa culture. Ces garçons vont si bien avec la mer, l’horizon, le ciel et la décoration un peu vulgaire du « Musica », décoration parfaitement identique à celle des autres navires d’une catégorie identique de la flotte MSC.

Bon nombre de ces merveilleux garçons occupaient le pont supérieur bâbord, lors de la sortie du port de Venise. Ils étaient perdus parmi la masse des croisièristes photographiant à qui mieux mieux la Sérénissime en contrebas. Je me tenais parmi cette foule, au second rang, encombré d’une tasse de thé. Le bateau s’est dirigé sur la Giudecca , l’a dépassée, puis a contourné Saint-Marc avant de filer vers le large et quelques îles que je n’ai pas su reconnaître. J’ai été frappé par l’inclinaison marquée, voire dangereuse de plus d’un clocher.


La ville était belle, attirante, intrigante, souvenir de « La Mort à Venise », évidemment, forcément et souvenir d’une conversation facebookienne récente au cours de laquelle je disais mon peu d’admiration pour la cité des doges, noyées sous le tourisme de masse et l’aqua-alta, comme une célèbre courtisane dans le coma après un AVC et néanmoins entreprise par des cohortes de touristes asiatiques au milieu de son incontinence. Je ne retire rien à mon jugement ; je relève in petto que, si j’en avais le temps, j’ « entreprendrai », moi aussi, volontiers la comateuse. Les passagers – mes compagnons – de ce HLM flottant agitaient joyeusement la main en signe d’au revoir à l’attention des fourmis humaines cheminant tout en bas ou empilées dans les vaporetti. Seuls leurs répondaient d’autres touristes alors que les Vénitiens tentaient de faire mine de ne pas voir cette espèce d’orque obèse de trois-cents mètres sur trente (maître-bau), sur soixante, à vue de nez, animal contre-nature au sommet duquel je me tenais avec quelques centaines d’autres, Cy. et ses parents ; ces derniers un peu plus en retrait du bastingage, à l’ombre.  

samedi, août 08, 2015

"A plat" de Jean Chauma

« À plat » de Jean Chauma, un petit roman noir qui « trucule » à la manière d’un film de Zidi ou de dialogues d’Audiard. Tout serait dit mais l’auteur nous raconte aussi une banlieue, les tours, des punks à pétards dans l’escalier, Louisette et ses trois filles, la grosse Marcelle, un boudin mais la reine des pipes !

Evidemment, Chauma ne dresse pas le portrait d’un monde très « ganz raffiniert », on n’est pas dans le seizième arrondissement. On n’est pas non plus dans les romans noirs et prétendument « rock’n’roll » ou des pervers habillé en Gucci découpent en lanières des fillettes hurlant de douleurs et de terreurs avec un scalpel design. Avec Jean, on donne dans un genre un peu plus «jambon-beurre », tout en rondeur, en sympathie, en authenticité. Pas de vapeur d’alcool, de drepou, de noirceur brumeuse mais la beauté des choses les plus simples. On se retrouve dans la France que l’on pouvait aimer, encore, la France franchouille et sympa qui regarde Jacques Martin à la télé le dimanche midi, un pays de gens évidents qui se débrouillent pour avancer, un jour après l’autre ; de vraies personnes qui bataillent avec eux-mêmes, leur triste horizon et les quelques opportunités que la vie peut leur offrir, même s’il faut souvent se servir soi-même.

Jean Chauma est un peintre, un peintre de genre ; ni petit ni mauvais, le genre, sincèrement attachant. Chaque personnage brille de son éclat propre, marbrés de quelques ombres. Trois fois riens, et Jean, le gentil caïd au sexe lourd, le géant débonnaire toujours impeccable sur lui et toujours prêt à bander pour une femme : vieille, grosse, moche, boiteuse pourquoi pas mais une femme pour laquelle il bandera et contre laquelle il pressera ses cent kilos mi-muscles, mi-gras, une femme qu’il saura aimer et faire jouir, parce qu’il aime toutes les femmes, comme l’un des mâles dominant d’une meute, d’un territoire, son territoire mais il n’est pas exclusif. Jean est dans l’immédiat, le sensible, pas assez intello pour être jaloux.


L’auteur a-t-il des revendications ? Non, pas de ce pipeau-là. A quoi cela pourrait-il bien servir ? Jean, Louisette, Marcelle, Franky, Momo et les autres en seraient-ils meilleurs ? plus beaux ? plus vrais ? plus profonds ? Non, on s’en tape ; la rédemption … l’appel à la rédemption n’a pas besoin de discours. C’est un sentiment, parmi d’autres, parmi la foules de sensations et de pensées qui nous traversent, une impression fugace que Jean n’arrive pas à isoler, un matin heureux, assis tout contre le mur turquoise de la cuisine, derrière la table du petit-déjeuner, comme une envie de tout remettre à plat. 

129 p. et pas une de trop, bsn Press