Par moment,
ça lui semble très clair, il sait exactement ce qu’il a à faire, la suite des
événements, il est même certain de ce qu’il veut, ce qu’il attend. La plupart
du temps, ça redescend comme un vieux soufflé tiède et il se demande ce qu’il
peut bien y foutre. Tout l’embarras de sa situation se concentre dans ce
« y » dont le sens varie de la vie
que Steeve mène, au sens ultime de son existence, l’avenir d’Oméga, son
activité professionnelle, l’Empire, l’Agence, la résistance jusqu’à la carrière
littéraire du mec gazeux. Steeve s’attarde en contrôles inutiles au musée des
Beaux Arts, parfois une toile lui parle un peu, lui glisse un mot, comme les
parents « de l’autiste », « le père » et « la
mère », par Félix Vallotton, chacun son tour susurre que c’est une erreur,
une invraisemblable erreur, ils n’ont rien à ajouter, ils ne comprennent pas,
que pourraient-ils dire ? Ils sont des gens plutôt simples même s’ils
vivent dans une certaine aisance. Steeve pose une main amicale sur l’épaule du
« père », le rassurer, tout va bien, Félix va bien, il a du succès,
et Paul s’occupe de vendre les toiles de son frère. Tout est pour le mieux. Il
n’a pas les chiffres en tête mais ils vivent aussi bien que s’ils avaient une
pharmacie. A la « mère », Steeve dit que Félix a épousé une femme
bien qui contribue à son succès et qui lui a donné une famille. Steeve omet de dire à vieille que Gabrielle
Vallotton a donné à son second époux les enfants conçus avec le premier. Steeve
se perd dans le décryptage de la bibliothèque de l’autiste, il ne reconnaît pas
la femme qui farfouille parmi les rayons en désordre, la bibliothèque est une
vitrine dont les portes sont garnies de rideaux verts. Une fois refermées,
personne ne peut deviner le désordre. La femme se tait, une main plongée parmi
les livres. Steeve la sent agacée mais elle se réfrène. Tu parles de balises,
Félix les a « amorcées » – ce genre de choses s’amorce comme une
grenade – n’importe comment pour emmerder, ses modèles, les transitaires,
Oméga, l’Agence, etc. A présent, la femme de dos marmonne quelque chose, Steeve
fait le mort. Il sait qu’elle sait qu’il est là mais il ne se sait pas observé,
lui aussi, par une femme dans la salle, près de 60 ans, élégante, en tailleur
jupe écossais beige, maquillée, un peu, quelques bijoux. « Vous entrez
véritablement dans la toile, n’est-ce pas ? Je ne suis jamais parvenue
jusque là. » Steeve sursaute, se retourne, la femme lui tend une main,
« Appelez-moi Adélaïde, j’ai fini par adopter ce prénom mais c’est une
longue histoire … » Elle pensait bien que Steeve était là pour des raisons
professionnelles, aussi. La peinture, c’est un peu le domaine d’Adélaïde, son
père était galeriste, ainsi que sa grand-mère par alliance mais rien n’est
resté, pas même une petite collection. « Je connais les amateurs d’art,
leurs manies, leur mise-en-scène mais vous semblez vraiment communier avec la
toile. » Steeve se présente, explique son travail et le lien qu’il a su
développer, avec le temps, vis-à-vis de la peinture, de la littérature, l’art …
« Si je vous disais ce que je crois. Les œuvres ont une vie propre, les
lieux, les personnages, les situations ont une existence pas moins réelle que
nous. Et on se croise avec un tableau, une page de texte. » Steeve fixe
brièvement Adélaïde, soulagé, content qu’elle ne soit pas un membre de l’Agence
ou de n’importe quel bureau de l’administration impériale. Elle ajoute une
dernière chose dont Steeve se doutait bien, « Faites-en ce que vous
voulez, mais la guerre a commencé, peut-être le combat final. Pour l’instant,
on en est encore aux questions de stratégies, alliance de dernière minute, la
foire aux dupes. Le premier coup finira par partir … Passez me trouver un de
ces jours. »
samedi, mars 28, 2020
lundi, mars 23, 2020
L'homme sans autre qualité - chapitre 1, seconde partie
Les jours
se sont ajoutés aux jours, ou plus exactement à l’absence de jour sous un ciel
bas, le stratus plombé qui coupe les montagnes à l’horizon et assourdi la
palette. Et maintenant, c’est fini, à moins qu’il n’entame un nouveau chapitre,
le charme de la petite histoire de rien, légèrement triste, la douceur amère de
souvenirs effacés. Il a rencontré, fortuitement, le mec gazeux dans le nouveau
grand Musée des Beaux Arts du coin, une nef de béton, façades garnies de
briques de grès gris. Steeve venait vérifier le nouveau système de surveillance
vidéo, le mec gazeux promenait son spleen et un manuscrit à la cafétéria,
derrière une tasse de Assam. Steeve s’est assis en face de lui. « Au fait,
c’est un rendez-vous » a lancé l’auteur gazeux. « Friedhelm ? »
a répondu Steve. Et son vis-à-vis d’acquiescer. Steeve s’est alors lancé dans
un comparatif entre ce musée et celui de son dernier transit. Steve, oui,
Steve, le double de Steeve, avant la Volatilisation, la Grande Marche et l’immigration
aux Etats-Unis du Mexique, vivait dans la région. Si Alpha se met à
reconstruire ce qui a disparu en Oméga dans une sorte de rétro-avancée, ça
ouvre de nouvelles perspectives aux héros sans qualité particulière. Dommage qu’un
mal indiagnostiqué lui grignote le côté droit de la tête ; Steeve n’est
pas au point de se rouler par terre. Il reste un peu abasourdi par le silence d’Oméga.
L’auteur gazeux se tord les mains comme une jeune fille, ses prochaines
publications n’ont de cesse d’être reportées. Franchement, ces histoires
cantiques de mondes parallèles sont en train de l’éloigner de son travail, ce
pour quoi il est fait, de l’autofiction gaillarde et chantournée. Il avait déjà
bien assez de contradicteurs, s’il faut encore y ajouter les agents du côté
obscur de la force … Heureusement, il y a les chiens, ils vont bien. Parfois, l’auteur
gazeux se dit qu’ils s’occupent de tout dans la maison. Bref, Friedhelm a dit « on
ne va pas vers le beau, les cols risquent d’être fermés ». Steeve semble
réfléchir avant de lâcher « Il veut certainement dire qu’il est temps de s’équiper
de chaînes » mais ni Steeve, ni l’auteur n’ont de voiture. Ils ne vont pas
même à la montagne. A travers les baies de la cafétéria filtre un jour rare,
gris, il est 17h. Les deux hommes ont la tête pleine de héros discrets et
désillusionnés aux gestes mesurés. Des taiseux, des blessés et, sous la croûte,
des petits garçons délicats. C’est aussi l’heure bleue des rendez-vous
adultérins, les petits secrets des femmes mariées, bien comme il faut que l’on
rencontre fraîches encore à cette heure dans les transports publics. Tout cela
est très cliché, téléphoné et dépassé même. Steeve prend congé, il va aller
promener un peu ses crépitements à travers la ville puis il compte se coucher
tôt. Le mec gazeux va tenter d’imaginer une suite plausible, il a accepté la
mission. Il comptait écrire un truc à propos de Berlin, le buste de Néfertiti,
des histoires de portes symboliques mais ça lui a échappé. Steeve devra se
débrouiller tout seul.
L'homme sans autre qualité - chapitre 33
Samedi mou,
le premier de novembre, ni transit, ni translation, juste le parfum puissant du
souvenir d’Oméga, l’ancien Oméga de son adolescence que Steeve traîne de pièce
en pièce, son vieil appartement aux tapisseries ruinées, le canapé silencieux,
un peu d’ordre dans la cuisine et une chambre, un vrai lit aux draps propres.
Du reste, la machine tourne dans la salle de bain. Ce n’est pas que ça le
dérange mais tout de même, ce crépitement qui, subitement, se met à hurler dans
son oreille droite et le quitte par intermittence. Il en a parlé à l’hôpital, à
l’occasion d’une visite à Mirim, il doit consulter, en attendant on lui a
glissé une boîte d’anti-inflammatoires. Il dort, il mange, il fait ce qu’il a à
faire pour entretenir le mythe merveilleux de la normalité. A-t-il refermé la
porte ? Il susurre « …I need your love » sur la musique de
Porter. Il ne saurait du reste à qui adresser ces mots. Steeve se dit qu’il
finira peut-être avec autant de dignité que son oncle alcoolique, la
bibliothèque dont il a hérité, son invraisemblable épopée. Personne ne sait
quels sont les effets des transits sur la santé à long terme, quels sont les
risques accrus de cancers, infarctus, attaques cérébrales, autres. Steeve s’en
fout. Tant qu’il peut marcher. Il sent qu’il y est allé, un centre balnéaire
avec spa et un peu plus, une jolie campagne, une colline, un bout de ville, de
vastes champs au-delà et une rue adossée, à un vieux mur, une rue qui mène à
l’hôtel, l’entrée du parc. Il y a aussi un type plus vieux, et le reste …
confus … à décanter ! Comme un vin de garde que l’on n’a pas laissé
maturer suffisamment longtemps, les arômes restent confus. A bien y réfléchir,
il y a une ville, pas loin, d’un genre plutôt allemand. Il la connaît. Il sort
de la gare, coupe à travers une friche urbaine, atteindre un musée. Deux types
le suivent, il y a de l’embrouille, Steeve se souvient d’une soirée dans les
souterrains du musée, un bastringue cul-alternatif-artisteux … C’est à cette
occasion que s’est nouée l’embrouille. Le jeune mec doit être le tapin du vieux
et Steeve a dû secouer ce dernier à un moment … On peut pénétrer dans l’espace
muséal soit par un ascenseur panoramique, soit par une entrée au sous-sol,
second accès qu’emprunte Steeve, filer sous le nez des deux jobards qui l’ont
tout de même devancé. Un guichet sécurisé, Steeve passe sa carte, un préposé lui
dit qu’il y a un problème. Un problème ?! quel problème ? S’il s’agit
de ces deux messieurs ? Steeve les avait « bousculés » ?
Dans l’enceinte du musée ? non, mais à l’occasion d’une soirée, dans un
espace mis en location par le musée. Il s’agissait d’une proposition, comment
dire … inconvenante. Ça n’a toutefois rien à voir avec l’espace muséal. Le gardien acquiesce,
laisse passer Steeve et les deux importuns de tourner les talons. Durant sa
visite, Steeve se laisse surprendre par un autre visiteur taquin, un petit système
amusant aménagé au détour d’un couloir, un vitrine remplie de masques et de
mannequins en buste, grandeur nature, la vitrine est à l’angle d’un escalier,
aménagée de même en escalier et si l’on y prête garde … Par l’arrière, une
ouverture ménagée permet à quiconque de se glisser, la tête, les épaules ou
jusqu’à la poitrine afin de surprendre les autres visiteurs par un cri, un
mouvement. Et Steeve de se faire avoir, s’en amuser. Le musée est une vaste
expérience, une sorte de mise en abîme de la notion de musée, une coulisse, un
espace en voie d’aménagement. Le clou, le « salon des paysages », une
salle comme un séjour et la vue sur la ville jusqu’à ce que cette vue indique
un mouvement, le musée avance le long de la rue. Nouveau tour de passe-passe,
les fenêtres n’en sont pas mais des écrans. Une femme admire le montage,
émerveillée, Steeve entame la conversation. Accélération, le musée semble
s’envoler, les écrans fenêtres diffusent un ciel, un vol, un survol, puis une
baie. « New York » s’exclame Steeve avant de se raviser, la baie de
Genève dans la lumière orange d’un coucher estival. Il en pleure d’émotions.
dimanche, mars 22, 2020
L'homme sans autre qualité - chapitre 32
Marcher
dans Berlin, le long de boulevards ensoleillés, quelques passants, de très
rares touristes parce qu’on se trouve dans un quartier chez les vrais gens,
loin des rues commerçantes, des bastringues à toutous. Marcher face au soleil,
plein Ouest, comme dans un happy-end, fondu-enchaîné avec le générique, un film
d’aventure surfilé de philosophie pratique, une belle histoire qui se termine
par l’ouverture à un autre chose doux, agréable, un sentiment proche de
l’ivresse légère que procure un verre de vin rouge. La BO ? Porter,
« Surround me with your love, surround me with your words … » Steeve
serait ce héros magnanime et anonyme capable de comprendre et consoler. Il
serait le « bras armé » de l’auteur. Il serait sans âge, c'est-à-dire
vieux, comme ces bagnoles pas assez vieilles encore pour valoir quelque chose
mais déjà sans plus de cote à l’argus. Steeve retourne en Oméga, dans
l’enfance, la jeunesse de son avatar. Combien sont-ils comme lui, à entretenir
l’existence d’Oméga par le souvenir et la répétition continuelle de saynètes
charmantes. « Hello, can you hear me ? » Reçu cinq sur cinq. Il
est le type banal par qui coïncideront Alpha et Oméga, genre solution hydrofuge
qu’il faut émulsionner énergiquement pour que cela fasse un tout. Chaque crise
sera l’occasion de faire un, en dehors. Alpha, Oméga et toutes les lettres qui
peuvent les séparer ne forment qu’un catalogue de possibles. Steeve a choisi
son scénario, minimaliste, évident, pas besoin de le définir à grand renfort de
« à la fois » et autres syntagmes contradictoires. Il a décidé qu’il
serait lui et personne d’autre. Il a, effectivement, trouvé une boîte de
pralinés, une carte dactylographiée, « Avec les compliments de
Friedhelm ». Un peu léger a-t-il pensé, à peine crédible dans le scénario,
l’auteur gazeux a dû caller dans le récit, à moins que lui, Steeve, ne soit en
train de rêver « Alpha » en possibilité séduisante de sa logique de
vie.
Rentrer,
rentrer chez soi, en ressortir et marcher, encore, dans le jour bas d’une fin
octobre. Il a dû prendre des avions, des trains … Il aimerait bien en rester
aux transports urbains, un métro par exemple, descendre dans une station du
Marais parce que, à l’instant, l’air sent Paris en automne, Paris comme elle
sentait en automne à la fin du XXème et plein d’espoirs confus, d’envies, de
désirs, la vie urbaine que Steeve aurait dû connaître et pas sa trentaine
miteuse, impécunieuse, ratatinée et aigrie. Le bruit des cafés, la clameur des
grands magasins, la saveur d’une rencontre. Voilà exactement ce que l’on doit
vivre, comme tout le monde, quand on est un type sans qualité particulière. Il
regrette même – c’est de saison – cette période avant qu’il n’y croie, aux
transits et tout le reste. La nostalgie d'antan, le bon vieux temps, meilleur,
le temps, depuis qu’on l’a tout bien reconditionné façon tranche du jambon
périmée (retaillée, remballée). Steeve va trouver sa mère, l’appartement
mi-miteux en banlieue, une certaine dignité … une indigence bien peignée depuis
que l’intéressée est à la retraite et boit plus de thé que de mauvais rouge. Et
Mirim, déménagée dans un joli service de légumineux moyens, antenne
hospitalière décentrée en banlieue verte.
dimanche, mars 08, 2020
L'homme sans autre qualité - chapitre 31
A Berlin,
dans la « perpétuelle » - c’est ainsi que l’on désigne Berlin à
l’Agence, rapport à la présence d’un … vortex cantique, un passage perpétuel
entre Alpha et Oméga – à Berlin donc, Steeve a « remonté » le
scénario, quasi le même. Même zone pour son logement, mêmes activités, même
timing. Juste une petite distorsion. Au cinéma, il a vu « Noureev »,
le biopic du plus sublime Solor depuis la première de « La
Bayadère ». Steeve se rappelle avoir pris des notes en son temps, à ce
propos, dans son petit carnet à « vocabulaire et autres
choses ». Après le cinéma, il est allé dîner dans un restaurant voisin de
celui dans lequel il avait dîné, les deux établissements proposant de la
cuisine autrichienne. Il est aussi allé s’entraîner dans un fitness dont il pouvait
observer la salle depuis sa chambre d’hôtel, le séjour quand tout a dérapé, und
was noch ? Tous les petits riens qui seraient advenus s’il avait pris le
bon chemin. Il était le chat mort de Schrödinger, il doit redevenir le chat
vivant, se réaligner sur la matrice. Et puisqu’il croit en la pythie
cinématographique, Pouchkine,
l’enseignant de Noureev, dans le film, glisse à
son élève que les gestes ne doivent pas juste être exécutés, même à la
perfection, ils portent chacun leur logique, qui appelle un geste suivant, il
faut connaître le but de la chorégraphie, le sens inné de chaque chose, à
savoir un récit, une histoire. Steeve doit raccommoder son histoire, l’histoire
d’Alpha, d’Oméga, du mec gazeux, de Mirim, de sa mère et, pourquoi pas, même de
quatre-pattes, le petit chef podagre emporté dans les scandales de l’Agence.
Steeve laisse tomber ; il ne va pas se mettre à courir après des pourquoi,
des comment. Il a fait fausse route, rien ne sert de tergiverser. S’il doit en
tirer un enseignement, celui-ci s’imposera à lui ; ça fera sens. Il est
doué, il sait transiter, il pratique la grande cabriole, il en est presque
arrivé au transit intégral. Il slide comme on se brosse les dents. Il est si
doué qu’il arrive, clou du clou, à passer au travers de son talent et à
refermer la porte. Ce soir, il est un homme sans autre qualité, un type à
l’approche de la cinquantaine, quelques restes qu’il porte pas mal, une sorte
d’Ulysse de lui-même retrouvant enfin la Pénélope qui tisse patiemment en lui.
Il va rentrer dans son austère chambre d’hôtel, il sait qu’il trouvera un mot
de Friedhelm, des instructions, des nouvelles ou une boîte de chocolats, à
moins que les nouvelles ne soient dans le chocolat. Steeve se couchera
et dormira pour lui, peut-être visitera-t-il d’autres réalités, d’autres
récits, aussi probables, aussi certains que n’importe quel possible.
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