lundi, mars 23, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 1, seconde partie


Les jours se sont ajoutés aux jours, ou plus exactement à l’absence de jour sous un ciel bas, le stratus plombé qui coupe les montagnes à l’horizon et assourdi la palette. Et maintenant, c’est fini, à moins qu’il n’entame un nouveau chapitre, le charme de la petite histoire de rien, légèrement triste, la douceur amère de souvenirs effacés. Il a rencontré, fortuitement, le mec gazeux dans le nouveau grand Musée des Beaux Arts du coin, une nef de béton, façades garnies de briques de grès gris. Steeve venait vérifier le nouveau système de surveillance vidéo, le mec gazeux promenait son spleen et un manuscrit à la cafétéria, derrière une tasse de Assam. Steeve s’est assis en face de lui. « Au fait, c’est un rendez-vous » a lancé l’auteur gazeux. « Friedhelm ? » a répondu Steve. Et son vis-à-vis d’acquiescer. Steeve s’est alors lancé dans un comparatif entre ce musée et celui de son dernier transit. Steve, oui, Steve, le double de Steeve, avant la Volatilisation, la Grande Marche et l’immigration aux Etats-Unis du Mexique, vivait dans la région. Si Alpha se met à reconstruire ce qui a disparu en Oméga dans une sorte de rétro-avancée, ça ouvre de nouvelles perspectives aux héros sans qualité particulière. Dommage qu’un mal indiagnostiqué lui grignote le côté droit de la tête ; Steeve n’est pas au point de se rouler par terre. Il reste un peu abasourdi par le silence d’Oméga. L’auteur gazeux se tord les mains comme une jeune fille, ses prochaines publications n’ont de cesse d’être reportées. Franchement, ces histoires cantiques de mondes parallèles sont en train de l’éloigner de son travail, ce pour quoi il est fait, de l’autofiction gaillarde et chantournée. Il avait déjà bien assez de contradicteurs, s’il faut encore y ajouter les agents du côté obscur de la force … Heureusement, il y a les chiens, ils vont bien. Parfois, l’auteur gazeux se dit qu’ils s’occupent de tout dans la maison. Bref, Friedhelm a dit « on ne va pas vers le beau, les cols risquent d’être fermés ». Steeve semble réfléchir avant de lâcher « Il veut certainement dire qu’il est temps de s’équiper de chaînes » mais ni Steeve, ni l’auteur n’ont de voiture. Ils ne vont pas même à la montagne. A travers les baies de la cafétéria filtre un jour rare, gris, il est 17h. Les deux hommes ont la tête pleine de héros discrets et désillusionnés aux gestes mesurés. Des taiseux, des blessés et, sous la croûte, des petits garçons délicats. C’est aussi l’heure bleue des rendez-vous adultérins, les petits secrets des femmes mariées, bien comme il faut que l’on rencontre fraîches encore à cette heure dans les transports publics. Tout cela est très cliché, téléphoné et dépassé même. Steeve prend congé, il va aller promener un peu ses crépitements à travers la ville puis il compte se coucher tôt. Le mec gazeux va tenter d’imaginer une suite plausible, il a accepté la mission. Il comptait écrire un truc à propos de Berlin, le buste de Néfertiti, des histoires de portes symboliques mais ça lui a échappé. Steeve devra se débrouiller tout seul.

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