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lundi, juin 21, 2021

Anonymous - Chapitre 3

Dans le sommeil, on n’a pas besoin d’être cohérent, d’être « discursif », on peut être soi et un autre … soi. Saloperie de soma. Et rien que le nom me dit quelque chose. Mon frère s’est endormi, à côté de moi, le poids de son corps, la présence magnétique de sa personne, je la ressens intuitivement, et au-delà du sommeil, là où je redeviens un type de quarante ans, avec toute sorte de désirs que je ne comprends pas clairement. Je suis dans des maisons, des villages d’alpage, dans des téléphériques aux cabines larges comme une chambre, dans des stations de métro, auprès de personnes, de garçons, leurs visages si proches. Et le type de quarante ans que je suis n’est pas emprunté. Je ne suis pas emprunté. Je suis heureux, qui ne le serait pas, après avoir retrouvé ses seize ans, et quelle adolescence ! « Attendez, je vous montre, et j’arrive à faire ça – et une pirouette, souple élégante. En vérité, je vous le dis, avec l’âge, nous ne perdons pas nos possibilités physiques, nous perdons le mode d’emploi, comme la communication avec nos pieds, nos jambes, nos bras ! On se laisse déposséder de soi. « Il y a un brun qui sourit, un grand type de vingt ans, j’ai fait mon numéro, ça marche, une main amicale sur son épaule. C’est vraiment cool, belle soirée. Je refuse un verre, un minimum de sérieux, tout de même. Finalement, le brun me rattrape, me propose une bière, j’accepte. Il me parle de rêves, de l’impression qu’ils laissent au réveil. Je n’ai pas de position « théologique » sur le sujet, je m’aperçois, pour moi, que quelque chose m’échappe. Il y a le gamin de seize ans que j’étais la nuit passée mais j’ai l’impression qu’il y en a un autre, une homme un peu plus vieux, quelqu’un de proche, alourdi de secrets ou de révélations foireuses. Je n’aurai pas dû prendre de bière, ça ne me convient pas, je manque d’entraînement … Je me verrai bien donner la Communion à la bière !? Je perds un peu le fil. Le brun me demande si ça va ? « Tout va très bien, merci ». J’invente une histoire de sermon sur lequel je travaille. Le mec se marre. Il avait, un peu, oublié que j’étais le curé de la paroisse. J’aime son sourire, j’aime tous les sourires, mais j’aime particulièrement le sien. Il deviendra un homme magnifique, j’en suis sûr, pas un de ces vantards qui roulent des mécaniques et prennent du ventre sitôt coincés dans une histoire. Les gens se trompent lorsqu’ils imaginent la religion triste. Dieu aime la beauté, comme le diable, mais il l’aime sans apprêts, sans mise-en-scène. Le Christ était beau, je le sais. Robin se détourne après m’avoir offert à nouveau un sourire. C’est  tellement cliché : le curé et une jeune mec, tellement facile à mésinterpréter, et les potes de Robin de lui crier « alors ? t’as fini de jouer à Batman … » Rires. Un peu facile mais je souris aussi. Personne ne le voit ; je file à grands pas et laisse la villa Sarasin derrière moi. Je m’esquive par le parc, je vais slalomer à travers les rues calmes du Petit-Saconnex, la jolie banlieue mixte  et, miracle, heureuse. J’espère revoir Robin à la messe. Peut-être sera-t-il frappé par les mêmes choses que moi, le rapport au disciple préféré, le plus jeune, le plus colérique, le plus beau. « Femme, cet homme sera désormais ton fils » ; « … désormais cette femme sera ta mère » ; « … je ne suis pas digne de te recevoir mais dis seulement une parole et je serai guéri … ». Ça saute aux yeux pourtant ! Il y a encore ces histoires de sang, de filiation mystérieuse, de communauté de garçons, et Marie-Madeleine, et Lazare qu’Il aimait.  Ce n’est pourtant pas ce que l’on croit. Je sais qu’Il attend, sous le dôme de la chapelle, sous la rosace en étoile, Il attend des garçons comme Robin, de beaux garçons capables de convertir les foules, des garçons capables de séduire les femmes et de comprendre leur désir, des mères qui transmettront leur amour du Christ à leurs enfants. Je n’aurai pas dû prendre cette bière, c’est là que je me dis que je ne suis pas seul, l’autre type plus vieux, émerveillé et inquiet … éveillé et inquiet serait plus juste. Ce n’est pas Toi, Seigneur, ce n’est pas l’autre, c’est un homme qui vient bien avant moi, un homme qui a besoin de moi ! Ses prières sont venues jusqu’à moi ?! Il y a la légèreté d’une après-midi d’été autour de lui, et de la musique, Chopin … Schönberg voire Debussy. Il n’est pas très éloigné du gamin de seize ans, le danseur que j’ai trouvé en moi à mon éveil … Hé, voilà exactement le genre de choses qui plairaient à la presse poubelle : «  Le prêtre s’est réveillé avec un gamin de seize an en lui ! » Je suis un Deus joculator, un saltimbanque, un dominicain et je viens à toi mon Aimé, je vais m’arrêter un instant sur ce banc, quelques minutes, derrière Ta maison, le parc où parfois, dans la pénombre, si près de Toi, s’étreignent de jeunes couples, quelques soupirs étouffés, froissement de vêtements. Je n’aurais vraiment pas dû prendre cette bière, certainement un mauvais coup des gamins, je n’étais pas visé mais Robin, il m’a passé son verre, il n’y avait pas encore touché, MDMA, ou un truc du genre. Je vais commencer par dormir un peu, juste cinq …

lundi, février 08, 2021

Anonymous - Chapitre 2

 

J’ai peut-être pris un coup ? A faire le con comme ça, j’ai sauté et me suis ramassé. Je me suis tapé la tête et suis devenu partiellement amnésique ? Je demande à Anubis, le chien, Lou’. Il me regarde de coin. Je vais garder ça pour moi. Ma mère a encore insisté, à table, et m’a tendu un comprimé, ne pas oublier de le prendre, Changical, le soma. Ça me dit quelque chose ce mot ?! J’ai déjà entendu ça quelque part. Je recommence à danser, des pas contraints, quelques figures esquissées, tout est pourtant si clair sous les mots, évident. Lou’ danse avec moi. La fenêtre est ouverte, la rue calme, « étonnement », pourquoi voudrais-je dire « étonnement » ?  Ça ressemble à l’une de ces belles soirées comme dans les films … oui, les films, des vieux trucs où l’on chante, on danse, des « musicals ». Je ne veux pas, ne dois pas sortir, pas maintenant. Je le sais comme le reste, un petit frère, un frère du moins. Je débarrasse la table, chaque chose trouve sa place, naturellement. Je remplis le lave-vaisselle et tourne les talons vers ma chambre, comme le font tous les gamins de seize ans. Je partage ma chambre avec mon frère, un grand frère finalement, par l’âge, la taille peut-être mais je sais que, avec maman, on s’inquiète beaucoup … Je ne me rappelle pas ce que j’ai mangé, j’ai des problèmes de mémoires ? mon problème d’amnésie traumatique ? Je n’ai pas beaucoup  mangé, il n’y avait pas grand’chose sur la table ; il y a quelque chose de contraint, partout, autour. Pour mon frère, soit, c’est un petit frère lorsque je suis le mec de 40 ans. Il occupe le lit de droite, une affiche à la tête du lit, de la propagande politique, un truc du genre « Travail, Patrie, Famille » ou « franc, fort, fier, fidèle », ça se voit dans les drapeaux, le regard droit des jeunes gens, les uniformes. C’est un projet séduisant et simpliste mais moi je veux danser, même le ventre vide. Lou’ est monté tout naturellement sur mon lit, au-dessus, un poster aussi, Barichnikov attrapé lors d’un bond phénoménal. Danser n’est pas interdit ; la prouesse physique reste appréciée mais … il y a un mais, le monde est trop triste pour accepter la jubilation, la libération des corps, le dépassement physique. J’attends le retour de mon frère parce qu’il doit me conduire à mon cours, une petite association, un hangar en banlieue, une salle de danse improvisée, le système D semble être devenu la règle, à part pour tout ce qui touche le parti unique. En banlieue, il y a aussi le centre Changical, un lieu de réunion et de divertissement pour les membres du parti, les aspirants et tous ceux qui pourraient douter, qui ont peine à s’adapter. Mon frère sait conduire et il utilise la voiture que notre père a laissée. Est-il mort ou nous a-t-il abandonnés ? Mystère. Son évocation est le tabou familial ultime. Ne pas faire de peine à notre mère. Je sais que j’ai compris des choses … crois les avoir comprises mais quoi ? En préparant mon sac, je sens passer une inquiétude fugace, un truc que je n’ai pas réussi à attraper. Ç’a à voir avec le sac ou approchant. Je ne sais pas quoi, rien d’irrémédiable, je reste préoccupé. Et mon frère est un sale con ? Je vais monter dans « sa » voiture, je dors à côté de lui, je fais tout à la maison, je lui obéis pourquoi ? contre quoi ? Les questions ne mènent à rien, je vais attendre qu’il soit devant moi, je verrai bien. Je ne veux pas l’inquiéter, lui non plus, rapport à mon problème de cervelet, et le mec de quarante ans qui attend derrière la cloison, à peine une couche de méninges entre ma conscience et lui.

 

La véritable aventure n’est pas là, elle se tient dans … les heures, leur plénitude, leur succession, quelles que soient les circonstances. Même ici, à seize ans ou plus, ça tient à des riens, le jeu de la lumière dans le séjour, le bruit de la porte d’entrée, des clefs que l’on dépose sur un meuble. Mon frère se tient debout, Lou’ court vers lui mais ce ne sont que des détails, la vie banale, la vérité est ailleurs, c’est une affaire de temps et d’équilibre, c’est le regard clair et quelque chose de plus que …, la physionomie de mon frère, un mec de trois-quatre ans mon aîné, stable sur ses jambes que je sais puissantes, infatigables, et ce quelque chose de sûr qu’il affecte, une pose mais je ne lui en veux pas, jamais. C’est peut-être le soma qui me rend aussi « présent au monde ». Je sais que c’est une impression que je porte sur moi, comme un parfum, à chaque fois que je sors du cinéma. Mon frère m’attrape par l’épaule, « grouille » ; la main est aussi puissante que les jambes. Il n’y a rien chez lui que je voudrais ignorer. Et pourtant … Nous ne parlons pas dans la voiture. J’ai un sac à mes pieds, je l’ai rempli sans trop savoir, mes mains en savent autant que mes pieds, et le reste de ce corps aussi. On ne roule pas longtemps ; Jimmy, mon frère, me dit qu’il hésite à les rejoindre, à devenir membre des jeunesses du parti. Il ne me demande pas mon avis, il en parle comme s’il voulait me convaincre. Je voudrais, à l’instant, être l’homme de quarante ans que je ne suis pas, je voudrais être il y a quelques heures de cela, dans la forêt avec le chien. Je n’ai rien perdu du bien-être de cet instant, c’est une affaire de plénitude mais que sait-on de la « plénitude » à 16 ans. Je sais que ça m’arrive en fin de répétition, quand je projette dans une pirouette fouettée ou un grand jeté ma sueur avec mes membres et que l’espace semble m’obéir. Cela dure le temps d’un saut. Dans la forêt, c’était plus long, plus diffus, plus « sensuel » peut-être. Encore un effet du soma, faire oublier les difficultés de la pénurie générale, « une tenue impeccable : la meilleure  réponse aux restrictions » proclame une « publicité » collée à même le mur d’un hangar derrière moi, et c’est vrai, tout est propret, quasi pas de poubelles. « Je passe te chercher après ton entraînement » m’a lancé mon frère, le hangar est un studio de danse, je salue mécaniquement des garçons, des filles alors que j’entre dans le bâtiment. Une lumière rosée se répand derrière le complexe de divertissement, un multiplexe Changical , une enseigne en néons de couleur, une enseigne d’une police de caractère rétro. J’observe la vue depuis une fenêtre du vestiaire, j’observe comme si je ne voyais pas vraiment, j’observe comme si on me racontait la vue. « Je ne suis pas moi ?! » à peine susurré, et la crainte d’avoir été entendu. Ce soir, on répète « Come, gentle night », une création du directeur de notre troupe. On pourra peut-être le jouer à côté, à l’occasion de la grande soirée des « Mérites du sport ». Arthus, le directeur, dit que ça ne vaut pas la scène d’un opéra. Il semble gêné de ces quelques mots, il enchaîne sur mon solo, je vis ! je suis le vent dans les hautes herbes, je suis l’émotion qui éclate en petites bulles dans la gorge, je suis un interprète de seize ans et je vaux les danseurs de vingt, vingt-cinq ans qui m’entourent sur scène. Arthus sourit mais il est à la fois triste ; je pourrais être lui quand j’ai quarante ans, quand je suis l’autre, celui qui fait de moi un gamin génial et je termine mon solo, j’ai mal, un truc dedans qui me fait me plier en deux plus encore que l’essoufflement. J’ai envie de trucs bizarres, alcool fort et fumée, et j’ai déjà entendu ça ailleurs : soma. Ça me rappelle … ? et je bute sur un souvenir effacé, il y a aussi la promenade en voiture, je descends sur une place, de la circulation, un grand magasin d’alimentation asiatique, en gros et détail, trois étages … Je suis sûr que c’est cette merde que l’on est obligé de prendre.

samedi, janvier 30, 2021

Anonymous - Chapitre 1


Le texte qui va suivre dans ce billet et les prochains a été écrit en 2017-2018. Sa rédaction s'est imposée à moi un matin, après m'être réveillé d'un rêve long et dense. Je n'imaginais absolument pas ce que pourrait être 2020 ni les années qui suivront.

Je suis un homme dans la quarantaine, plutôt heureux avec lui-même, dans l’instant, exact. Je m’apprête à rentrer chez moi. J’ai profité du beau pour sortir le chien, un vallon en proche périphérie, une modeste rivière et la luxuriance d’une végétation de sous-bois. J’en ai pour dix minutes avant de rentrer. J’ai une main dans la poche. De l’autre, je tiens la laisse, le chien est détaché, il court devant moi, il furète dans les grandes herbes. J’entends clairement le flux de l’onde. Je porte un pantalon beige, des baskets de toile. Je n’ai pas un très grand chien, 20 cm au garrot, 40 de long, un terrier couleur feu, de grandes oreilles de fennecs. Je suis bien, je me sens bien, détendu, heureux en dépit de … Un petit problème, du genre la tapisserie qui décolle …Je sens le rythme, un groove qui me caresse l’intérieur, une façon d’être au monde. Pour en revenir au problème … j’attache le chien, nous arrivons au début d’une rue, j’attrape la moitié de mon reflet dans une glace, une épaule, bien dessinée sous l’étoffe d’une chemise à carreaux, genre écossais, du bleu, du vert, un filet rouge, je ne cherche pas plus loin, il y a peut-être un problème avec mon reflet ; il y a un problème, c’est certain.

 C’est fou ce que j’étais bien au bord de la rivière, le soleil, le silence et cette bonne odeur que je sens sur mes doigts, le parfum même du soleil. J’aurais dû rester encore mais je devais rentrer. Pourquoi au fait ? J’appelle le chien, « Lou’ », il lève l’oreille, me rejoins, je l’attache, « C’est cool … » quoi exactement ? Je connais le nom de mon chien ?! On se rapproche du problème mais ça n’en est pas un, je le sens, au fond de moi, tête ou ventre, je sais que je suis habitué, abonné à ce genre de truc, et j’ai passé un bel après-midi. Le soleil se reflète sur les vitrines, un rien aveuglant, j’adore ce type de « décors », il n’y a pas mieux pour commencer à se raconter des histoires ; avec les quelques heures au bord de la rivière, ça fait déjà une amorce, ou un prologue, pourquoi s’embarrasser avec un problème ! Quel problème ? Lou’ trottine devant moi, durant 2-3 minutes, il a l’air de connaître le chemin, ça en fait un , au moins … d’où le problème. Je sais que je ne souffre pas de trouble de la mémoire ou d’histoires d’Alzheimer … Je n’arriverai toutefois pas à dire ce que je faisais exactement au bord d’une rivière, cet aprèm’, et quelle rivière ? quelle ville ? Lou’ me regarde ; je ne perçois pas le message de son regard. En fait, je ne sais absolument pas ce que faisais avant la balade au bord de la rivière. Je suis un homme dans la quarantaine qui n’ose subitement plus regarder ses mains ou toucher son visage … Mes pas me guident, je suis dans une logique, je ne suis ni inquiet, ni perdu … je ne sais pas qui je suis au juste. Il y a l’homme de quarante ans, il y a quelqu’un d’autre encore. Je profite d’une vitrine pour me regarder, franchement, et découvrir que je suis un gamin, de 16 ou 17 ans, ou à peine plus. Lou’ revient vers moi, me gratte la jambe, s’arc-boute, c’est … plaisant cette « jeunesse ». J’ai vraiment fait une belle promenade. Je dois être un type dans la quarantaine et le corps d’un grand ado, pas de quoi s’énerver. Je ne suis pas forcément pour de bon le quadra que je sentais être, pas plus que le presqu’adulte qui avance en dansant avec son chien, un truc que ces pieds-là savent faire. Je sais qu’il n’y a pas que de la joie et de l’insouciance autour de moi. Ce n’est pas une « visite » d’agrément que je suis venu faire, quelque chose de plus fondamental quoiqu’il faille se méfier des grands mots, les jappements de Lou’ sont bien plus clairs. Il pense qu’il est heureux … il pense : « Je suis heureux ». Je suis « un » et le bonheur tient dans la réalité de cette lumière, ce soleil, ne pas se laisser démultiplier dans les replis du récit. Je sais même … faire la roue. Je suis génial comme gamin ! J’ai même dû apprendre quelques tours au chien. Je ne suis pourtant pas forain. Je vais être en retard, presser le pas. Finalement, j’avais raison, il n’y a pas de problème, pas en ce qui me concerne. Au tournant de la rue, les constructions prennent de la hauteur, je laisse derrière moi les bâtiments de deux étages et commerces au rez. Il y a des affiches au bord du trottoir, des trucs de propagande hygiéniste, genre « brossez-vous les dents » mais il est question de comprimés, je rappelle à nouveau Lou’ près de moi, plus envie de faire la roue mais je me sens toujours aussi bien. Les cachetons placardés en format international, ce doit être un trip légal, voire même obligatoire selon ce qui est écrit sur une pancarte, un bus, mes pieds sont montés, des instructions, « ne pas resquiller, réservé aux somatés » et la petite pilule en illustration. Je m’assois, toujours aussi « high », je dois être bien chargé et voilà pourquoi je me prends pour un quadra alors que je suis ado. Normalement, je ne devrais pas être capable d’élaborer une pensée rationnelle, je sais que j’ai déjà consommé des psychotropes illégaux et ça ne m’a pas fait cet effet. Il doit y avoir un troisième, quelque part entre le gamin et le quadra. Moi peut-être ? « Moi, cet inconnu ? », la philo à deux balles pour supermarché.

 Le bus poursuit sa course, Lou’ dresse l’oreille, mes jambes savent que je descends sous peu. Je me tourne vers un type, échanger quelques mots, je ne sais pas exactement qui il est … consciemment … je sais que je le connais, Lou’ lui renifle la jambe, le regarde avec confiance. Ma bouche articule des banalités, il me parle d’une course au « Leisure Center », y trouver un soma d’un arôme original. « Il faut que j’en parle à la maison, peut-être que ma mère … » J’ai dit « ma mère » ?! Se soumettre à l’arbitraire de l’autorité familiale, les lubies maternelles, pitié. Je sais que je ne suis pas un type de quarante ans ou plus et encore moins un ado. « Je » est, je suis. Mes pieds, mes jambes, Lou’, le type et moi descendons du bus. Je salue le type qui poursuit tout droit, je tourne dans une ruelle, pousse la porte d’un locatif standard, plutôt propret, avec des plantes dans le hall, « pour faire joli ». Le chien me précède dans l’escalier, j’entre dans un vrai petit appart’ familial séjour-cuisine-salle à manger d’un seul tenant, ouvert, très propret, très « famille heureuse », joli et à hurler de banalité. Si j’étais vraiment un gamin de 16 ans, je n’aurais pas le tiers du vocabulaire nécessaire, rendre cette banalité. Je suis apparemment « l’homme de la maison », famille monoparentale, banalité encore, un plus jeune frère … ou une sœur, beaucoup de compréhension, de complicité et le panier du chien. Je suis peut-être un mec de quarante ans à l’intérieur pour remplacer le père, absent ? mort ? Peut-être. La contrainte omniprésente, doucereuse sous le moelleux de la normalité. Il était l’heure de rentrer pour manger, tôt, 18h, ma … mère reprend le travail plus tard. Elle ne doit pas être caissière dans une supérette de nuit, non, quelque chose de plus sophistiqué et altruiste, je l’imagine bossant dans un hôpital, elle n’est pas médecin, la décoration de l’appartement ne serait pas d’un aussi mauvais goût gentillet. J’ai tout de même la place de rebondir en sauts, atteindre l’extrémité de la pièce, la joie de Lou’ couché là dans son panier. Mes pieds, mes jambes, mes bras, mon corps tout entier me rappellent que je suis … danseur ! Je veux être danseur, le rire d’une mère, le repas, vite ! Vivre, m’exprimer, et encore mieux, merci Changical. J’arrive à faire des trucs déments dans ce petit séjour, je sens fougue, révolte, humiliation et espoir remonter de mes membres vers la tête. Je m’entraîne, dur, pas d’académie officielle, mes pieds savent où se trouve le gymnase, j’irait plus tard, dîner d’abord, ma mère est pressée. Lou’ s’est lové au fond de son panier.


dimanche, avril 26, 2020

L'homme sans autre qualité - épilogue


Il écoute avec plaisir passer le bus sous ses fenêtres, le bruit si caractéristique de la gomme crantée des pneus sur la chaussée humide. Ça fait très fin du XXème, son siècle, il est un homme du passé. Il pense à Berlin, le convertible dans le salon d’une amie. Tout à l’heure, on évoquait dans un texte de Mérimée, « La Vénus d’Ille », on évoquait du chocolat de contrebande, venu de Barcelone et il s’est vu dans son salon de thé favori : Mauri, carrer de Provença. « … plaçons le passé derrière nous … », soit, mais qui sera-t-il demain matin, dès que le soleil aura tenté de percer à travers le stratus et, après-demain ? dans dix ans ? Il n’a pas envie de laisser filer un certain nombre d’affaires. Qui a fait quoi ? Comment ? Pourquoi ? et si l’empire ? si les alliés ? et laissons les jobards se tailler des costumes de vainqueur dans les pages de livres d’histoire.

Le silence se dilate dans la nuit, à peine une voiture au loin et de l’eau qui s’égoutte sur le cuivre d’un toit. Il faut croire qu’il a fait le tour. Promis, il va ranger sa tête comme, enfant, il rangeait sa chambre. Il sera qui il faudra être. Tant pis s’il reste quelques pages dans son cahier de notes ; il n’aime pas gâcher. Il trouvera à en faire quelque chose, le brouillon d’une lettre, une liste de courses ou de choses à faire. Il sent, toutefois, que c’était si proche, cette autre et merveilleuse possibilité de soi et de tous les autres par la même occasion. Il a mal au doigt, le sommeil le rattrape. Il s’assoupit légèrement entre deux pensées. Il a une petite nuit de cinq heures pour décider qui il sera, à son lever. Il aura encore certainement mal au doigt, ça lui fera comme une présence, un souvenir de sa non-aventure pour deux-trois jours jusqu’à ce que la cicatrisation ne lui dérobe la moindre sensation de ce qui a été et de qui il aurait pu être.

L'homme sans autre qualité - chapitre 9, seconde partie


L’audience s’est bien passée. On l’a retenu par le bras alors qu’il s’apprêtait à passer parmi les premiers, une foule catalane venue rendre hommage au souverain et poliment se plaindre du parlement de Madrid. Le césar s’est laissé baiser les mains avec chaleur et les demandeurs catalans s’en sont allés sans même avoir remarqué Steve et son frac tout neuf. Ils se sont retrouvés à 3 – Steve, l’empereur et un chambellan – au milieu de la salle du parlement. Sa majesté l’a brièvement regardé avant de lancer à Steve « vous voilà donc ! Allons prendre le thé ». Ils se sont tous trois rendus dans le restaurant du musée par quelque couloir de service. François-Joseph II a encore félicité Steve pour la coupe de son frac.
-        Votre majesté se souvient-elle …
-        Je vous arrête, plaçons le passé derrière nous, pour une fois

Et le reste de l’audience de se dérouler en considérations climatiques, comparatifs de la qualité du thé, du café et du strudel entre ici et là-bas, quelques mots à propos du retour de la diaspora, le projet de « nouvelles terres », etc.

samedi, avril 18, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 8, seconde partie



Le vieux continent semble toujours émerger d’un lever tardif, début de nuit agité, cauchemars fiévreux ou lutte avec quelques démons intérieurs. Le vieux continent a néanmoins bonne mine, effets impressionnistes des brumes qui se dispersent en halos dorés, poudrés, l’aube aux temps de crépuscule. Steve a bien pris trente ans dans les gencives. Il est arrivé en super-zeppelin, directement de Neu York à Bordeaux puis l’un de ces fabuleux trains à impulsions magnétiques, le contact est assuré par une gaine remplie de vapeur d’eau ionisée au travers de laquelle circule le courant, généré par des bornes à impulsions magnétiques tous les 250 m. Le système est bien plus simple à exploiter que les vieux modèles à pantographes. Steve s’est rendu à Barcelone, l’empereur s’y repose. Il assistera à un concert de charité au Palau de la Musicà et donnera le lendemain une audience dans la salle du parlement catalan, sur la colline de Montjuic, le palais de l’Exposition Universelle et Musée National d’Art Catalan en dessous duquel on a foré quelques 2000 m² de surface supplémentaire, histoire d’accueillir le meilleur des collections en exil des musées de Lausanne, Genève, Soleure, Zürich, etc., la marche ouest de l’empire, volatilisée … Steve est descendu dans un bon hôtel de Sant Marti, une tour de style Liberty et la vue sur la mer, un horizon bleu, presqu’azuréen. Dégagé, démobilisé, Steve longe la Ronda Littoral la veste sur l’épaule, en mocassins sans chaussettes, pantalons chino greige facile à rouler jusqu’au-dessus du mollet, communier avec la mer, marcher dans ses flots, la belle image du jeune homme perpétuel. Des femmes en capelines, de jeunes adolescents presque nus, un petit air comme ci, comme ça, limite ce que vous croyez, la cour attire une société aux goûts, comment dire … très éclectiques. Il y a une certaine langueur qui semble se répandre de la colline de Tibidabo jusqu’à la plage. Le souverain séjourne dans une villa blanche à péristyle du côté de Poble Nou, rien de grandiose, une maison de vacances élégante dans laquelle il loge seul, avec un aide de camp, un majordome, une cuisinière, un jardinier-valet-chauffeur et son épouse femme de chambre-aide de cuisine. Parfois, un ou deux invités complètent la maisonnée. L’étiquette et les services de sécurité ont toutefois imposé à Franz Joseph der Zweite un palais-caserne où installer la troupe, les grands dignitaires, une salle du trône et de quoi recevoir les ambassadeurs décemment. La construction encadre discrètement sur trois côtés le jardin de la petite maison impériale. L’intimité, côté plage, n’est assurée que par une grille en ferronnerie d’art. Un tunnel piétonnier permet aux badauds de poursuivre leur promenade au-delà du jardin et de la plage privée.

A Barcelone, Steve remarque que la foule cosmopolite est trop occupée à jouir pour prendre la pose,
faire des mines, parler faussement discrètement trop fort afin de noyer le voisinage de la trépidante perfection de sa vie. On n’est pas bégueule à Neu York mais Barcelone est particulièrement affranchie. Des regards, des sourires, parfois un signe de salutation, une sorte de connivence. Steve a
poursuivi sa promenade jusqu’à Montjuic, le musée fait nocturne. Steve y pénètre sans trop savoir sur quoi il va tomber, un choc, d’autant plus grand qu’il ne s’y attendait pas, sans parler du contraste, quasi une contradiction entre des portraits de famille, de la peinture de chez lui, un vieux couple figé sur un canapé Louis-Philippe, un jeune homme maussade, la tête penchée, les lèvres presque serrées, teint pâle, arrière-plan gris-verdâtre et ce regard à la fois inquisiteur, doux et douloureux. Steve l’entend presque murmurer ; ce doit être la fatigue, une illusion auditive, et ce regard. Steve ne s’en inquiète pas, un peu de surprise, de l’hésitation aussi, que faut-il croire ? En revenir à l’indétermination de la narration ? Mais le tableau parle, vraiment ! Personne dans les parages ne s’en étonne ; quoique Steve soit plutôt seulet. Les rares visiteurs viennent plutôt compatir sur « le martyre des marches ouest » en jetant un œil distrait sur les œuvres sauvées de la volatilisation,  se recueillir devant une plaque commémorative à l’entrée des salles de cette section qui raconte le sauvetage de ces œuvres, la perte irrémédiable d’autres, la Grande Marche, etc. Personne ne semble déborder d’enthousiasme pour la peinture de Felix Bovon. La toile baragouinnante est un autoportrait, le célèbre autoportrait en jeune homme hésitant.

L'homme sans autre qualité - chapitre 7


Démobilisé, au risque de se répéter, Steve se sent démobilisé, les mains dans les poches, les jambes étendues, callé contre le dossier de l’un des bancs de Zentral Park, une promenade en début d’après-midi, le soleil d’un été indien perpétuel, frileux, l’été en question, on est tout de même en hiver. Un marchand de bretzels pousse sa charrette devant lui ; Steve le hèle, il n’a pas encore déjeuné. Il a décidé qu’il déménagerait après son retour de voyage, sa visite sur le vieux continent, ce qu’il en reste et l’audience avec l’empereur, une toquade à laquelle il tient. Concernant son logement, il prospectera sur Langinsel, dans le Königinsviertel ; les prix sont bas, rapport à la mauvaise réputation que l’on fait à ses habitants majoritairement anglo-saxons.

Pour revenir à son projet de voyage, Steve ne craint pas d’être submergé par l’émotion, l’Europe a tellement changé depuis la Grande Marche, tout ce qu’il a connu a été volatilisé, il s’apprête à découvrir un nouveau continent. Si l’audience avec l’empereur est suffisamment intime, il évoquera peut-être la fameuse représentation au Grand-Théâtre, l’attentat, une vieille affaire. Steve ne craint pas de se « griller », il n’a rien à perdre, l’empereur ne le reconnaîtra pas, Steve fait tout de même partie des plus d’un million de rescapés. Peut-être que les articles d’histoire-fiction qu’il écrivait pour un magazine en vue lui sont parvenus ?! On dit le souverain curieux et très informé. Steve se demande ce qui lui avait pris ? Quel sortilège romantique l’avait alors frappé ? Les services de renseignements de l’Agence impériale ont dû le filocher en leur temps … peut-être même que l’empereur s’attend à sa visite ? Le petit mot le priant de renouveler son passeport tient lieu de carton d’invitation. Steve se dit qu’il se fera tailler un frac, comme l’usage le voulait « dans le temps », le palais est sensible à cette marque de respect des traditions. Ce n’est pas une obligation mais un demandeur en frac est toujours accueilli avec un sourire complice de la part de l’empereur. Steve se fera tailler son habit sur place.

lundi, avril 06, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 6, seconde partie


Ça, le fameux « ça » a encore frappé. « Ça » l’a pris d’un coup. Il était à Berlin, Potsdam plus exactement, au Palais Barberini, un affreux bâtiment en faux vieux historique dans lequel loge un musée de peinture. Il y était pour le travail, contrôle inopiné de la surveillance vidéo, exposition de natures mortes de van Gogh. L’essentiel se trouvait dans une salle du sous-sol, une salle entière consacrée au peintre est-allemand Wolfgang Mattheuer. Steeve est entré dans une nuit profonde, une ville au loin, ses lumières, une route solitaire, la lune, les étoiles, les phares d’une voiture qui s’approche. Mattheuer lui a dit de monter. Ils ont fait route un instant en silence, une route obscure, silence des mots mais musique, « Les folies d’Espagne », Marin Marais, un cassétophone mi-pourri sur la banquette arrière.

« Ce n’est pas aussi bon que sur un I-phone. » Wolfgang sourit et poursuit, « c’est l’histoire d’un mec qui vit alors que son monde est perdu, mort pour lui … J’ai connu la même chose dès 89, la chute du mur, etc. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose de biaisé, j’y ai moi-même contribué puis ce que j’ai voulu changer a simplement disparu. Ce n’est pas plus grave. Les arts sont l’écho du monde. Marin Marais a su rendre la profondeur du bruissement de l’étoffe du Temps, une robe de cour, un rideau sur le parquet. Je n’ai pas de solution à t’offrir. Rentre chez toi, et regarde le monde depuis ta fenêtre, ton lit, la banquette d’un café ou ton bureau, et tu verras danser Oméga. » Plop. Steeve s’est retrouvé sur une chaise Louis XIII rustique, l’appartement au-dessus des voies de train, la pseudo-grande ville, une petite table devant lui, des photos éparses, un album. La chaise … le cadeau de Noël de l’auteur gazeux, il trouvait que cette raideur élégante siérait bien à Steeve. L’album : de vieilles photos, un cadeau tardif de Steeve pour sa mère. Réaménagement historique ou quand on a aussi besoin d’une version officielle dans sa vie. Et passe un train de marchandises en contrebas, la rumeur métallique qui, d’ici 300m ébranlera le nouveau Musée étable des Beaux Arts. Steeve se dit qu’il n’y a pas de hasards, la proximité entre son logement et des balises temporelles, des toiles, combien ont-elles une petite vérité à livrer, une pièce de puzzle, rébus quantique qui vise à la quadrature du cercle. Steeve est rendu sur sa chaise Louis XIII, les bras ballants, le regard absent. Le canapé se retient de pleurer, ne pas en rajouter à l’absence de perspectives, tout juste un trou de ver dans une toile peinte aux tons merdasses. Derrière la porte d’entrée, un type se retient de sonner, ne pas détourner l’instant de sa valeur fondamentale ; accessoirement, le type, Friedhelm, n’a pas moins de tact qu’un certain canapé. Il ne vient pas apporter de l’espoir à Steeve, ou des lendemains qui chanteraient connement, mais un cadeau du souverain, un petit portrait de l’empereur dans un cadre ovale en vermeil, décor de perles sur le pourtour surmonté d’un nœud, très fin XIXème en Alpha. La photographie est dédicacée, « à mon ami et sujet, avec amitié, reconnaissance. Franz Joesph II » Le dos du cadre est gainé de velours bleu nuit, pareil pour le pied dont le déploiement est retenu par une chaînette en vermeil de même. Friedhelm jouit de quelques moyens techniques en sus de l’intuition dont un canapé dépressif fait preuve à l’instant. C’est nouveau, une sorte de métronome transdimensionnel afin de rester dans le temps quantique, affaire de rythme, la musique est – aussi – une forme de balise. Les jazzeux sont les plus naturellement réceptifs.

Entre l’abandon de Steeve et l’attente de Friedhelm se tortillent mille légendes, mille récits, entre le mythe et la série télé, en passant par le roman. Et tout est vrai, selon son plan, théorie des cordes, etc. En géométrie, on parle toujours d’une « demi-droite dans l’espace », comme si l’on captait sur l’espace de la feuille une droite qui passait par là, la rendre perceptible, compréhensible, visible. Un récit, une théorie, une pensée offrent de la même manière une existence à un univers jusque là perdu dans l’indéfinition du néant, la matrice fondamentale. Friedhelm, debout, immobile derrière la porte de Steeve laisse encore passer l’évocation de Belphégor, une série en noir-blanc, frottée de fantastique, première diffusion en 64. Les sociétés secrètes et leur pseudo-savoir. Même l’auteur gazeux n’ose plus de telle ficelle dans ses romans. La gare est proche, Friedhelm va plutôt sauter dans un train, rencontrer le sus-mentionné auteur, lui déposer le cadeau pour Steeve. Il a aussi quelque chose pour lui, un petit presse-papier en bronze qui provient d’une résidence impériale. Friedhelm ne doit pas traîner, ne pas manquer son créneau de transit. L’occasion de serrer la main à Steeve se présentera bien à nouveau ; Friedhelm consultera sa table des combinatoires dès qu’il sera en Oméga.

dimanche, avril 05, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 5, seconde partie


Parfois, ça s’arrête. Il remarque alors le portail ancien d’une maison, le parfum de l’air, une feuille ! S’il était l’empereur, il signerait de suite son abdication. Il a suivi l’autre jour une émission à propos de Maximilien de Habsbourg, empereur du Mexique, un pusillanime brillant qui fuyait les charges de sa couronne. Steeve est une sorte de Maximilien du transit. Il en était à creuser le sujet lorsque le mec gazeux s’est assis à sa table, la bonne ville voisine, le tea-room en vue du centre où les serveuses s’échinent à sprayer les petits fauteuils crapaud pseudo-design en reps gris souris de mousse antitache. On est en fin de journée. Le mec gazeux grimace ; Steeve ne sait pas par où commencer. Il jette un approximatif « … et alors ? » « Ça piétine » dit le mec gazeux, « je n’ai pas d’idée, c’est de plus en plus confus, à moins que ce ne soit évident ». S’il n’y avait plus de récit, juste des gens et leur vie. Ni complot, ni trous de vers, ni Alpha, Oméga, etc. Le mec gazeux serait un bon auteur, en vue, à Neu York, qui bavarderait avec Steve chez Rumpelmayer, derrière une tasse d’Ostfriesische Mischung et une tranche de Strudel. Steve lui raconterait un rêve, surprenant, comme une « rencontre », nuit après nuit mais, à présent, ça se serait dénoué, une sorte d’équation à résolution automatique, à la limite entre les mathématiques et les sciences naturelles, un peut-être qu’il traîne depuis la Grande Marche et l’exil. L’armistice y est peut-être pour quelque chose. L’Albanie vient de signer un accord de désarmement, la Macédoine reconnaît l’empereur, elle va rejoindre la couronne. La légation du Saint-Empire a fait parvenir à Steve un courrier, l’informer que sa citoyenneté impériale est confirmée, il est incité à renouveler son passeport à l’ambassade. « Tu veux retourner en Europe ? » Il prend son temps pour répondre à son ami auteur. « Peut-être un voyage … le royaume de Naples ou dans les provinces espagnoles, à cause des films de Peter Almodovar. » Les deux hommes marquent un silence, pensif. Almodovar s’est spécialisé dans les drames à Barcelone ou Madrid, avant la guerre. Il est né et travaille aux Etats-Unis du Mexique. Tout est reconstitué en studio avec grand réalisme. Les impériaux se persuadent que ce sont des inédits tournés avant la volatilisation. Steve se sent plein d’envies. Il regarde les … vingt dernières années de sa vie comme un long sommeil somnambulique, paradoxalement harassant. Il est libéré, délivré, etc. L’époque était bizarre, il était bizarre, il ne s’appartenait pas. Puisqu’il est sujet de l’empire, il va renouveler son passeport et, hop, aux prochaines vacances, s’envoler pour la brumeuse Europe. Naples, Palerme, Madrid ou Barcelone ou, plutôt, dans la ville où séjourne la cour. Il va demander – il en a le droit – une audience à l’empereur ; tous les sujets de Sa Majesté devant Dieu ont droit de le rencontrer et échanger avec lui, soumettre une doléance ou n’importe quel message, plaider pour la véritable recette des macarons à la coco, par exemple, proposer une modification législative, se plaindre de son voisin ou demander la grâce d’un parent condamné ! Steve partage immédiatement son projet avec l’auteur qui s’en amuse, ça lui donne l’idée d’une pièce, « L’audience » et le souverain serait obligé de convoquer un tribunal afin de statuer sur le cas d’un époux dont la femme le force à porter des chaussettes reprisées. Evidemment, on serait au plus fort de la guerre, la Grande Marche, etc. Ce serait drôle, légèrement critique quant à l’anachronisme de certaines institutions impériales et permettrait d’évoquer en filigrane l’horreur de la destruction d’un quart de l’Europe.

Steve rentre un peu ivre de son rendez-vous. On a bu du sekt, du schnaps, du Spätburgunder un peu trop facile au palais, rouge rubis et bouquet fruité. Steve se souvient avoir été très amoureux et malade à la fois, la présence de son autre lui, mais personne n’en parle plus, c’est fini, il s’en est remis, peut-être une conséquence de la guerre, un trouble post-traumatique schizoïde. Aujourd’hui, ça n’a plus d’importance.  Il veut passer à autre chose, tant pis si c’est trop tard. La femme qu’il aimait est morte, le Kosovo respecte le cessez-le-feu, l’Albanie veut rejoindre l’empire, les jeux sont faits et il lui est permis de couler dans une bienheureuse banalité. Il a cessé de rappeler à lui les traits de Mirim, sa belle Julia. Parfois, il se rappelle de sa propre enfance, de Heinrich, son ami étudiant en médecine. Il se souvient l’avoir laissé dans son chalet familial, seul, sûr de son sort, les premiers cent kilomètres de la Grande Marche. Personne ne savait exactement jusqu’où se produirait la volatilisation. Il fallait marcher, marcher jusqu’en Albanie, les camps de la Croix Rouge avaient été déclarés « sanctuaires ». Heinrich et Julia lui manquent mais … mais laissez les morts enterrer leurs morts disait l’Autre et Steve doit faire avec. Il a envie de déménager, s’installer enfin. Il est le dernier des exilés survivants de la Grande Marche à occuper l’un des logements d’urgence mis à leurs dispositions par le Staat von Neu Yorck. Toutes les autres chambres sont occupées par des étudiants, des personnes à l’aide sociale ou des travailleurs de passage. Il se verrait bien à Grünezauberindorf.

jeudi, avril 02, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 4, seconde partie


Adélaïde lui a assuré que ce n’était rien, tant pis pour l’avant. Steeve doit définir cet après dans lequel il se dispose à entrer. Il le voit sans plus de qualité que lui-même, ne pas pécher par orgueil. « Vous y croyez ? » lui a-t-il demandé. « Pas plus que ça », a-t-elle répondu, « mais je ne suis pas à votre place ». Chaque homme serait une île, un continent mystérieux peuplé de sortilèges et d’êtres fantasmagoriques. « Bref, Oméga n’existe pas ! » a-t-il lancé. « Moi non plus si vous ne m’aviez pas rencontrée. » a-t-elle rétorqué. Steeve remarque pour lui-même qu’Adélaïde n’a pas dit  « …si nous ne nous étions pas rencontrés … » ; elle s’est volontairement retranchée de l’expérience de leur conjonction, au Musée Cantonal des Beaux Arts. S’il reconnaît cet événement, Steeve en partagera l’existence avec Adélaïde et d’autres visiteurs du musée au jour de leur confluence, pour peu que ces visiteurs ne les aient « calculés ».

On n’imagine pas le pouvoir des gens simples, des badauds, des témoins muets qui font tapisserie un peu partout sans même que l’on y prête garde. Il est l’un de ceux-là mais Steeve a vécu bien autre chose que la conversation d’un type un peu vague avec une femme mûre en écossais. Il a vécu Oméga, des possibilités, la lumière des Césars, ce quelque chose d’imparfait, de séduisant, un possible à sa mesure, un ailleurs qui lui appartient. En Alpha, il erre sans trop quoi savoir faire de lui, de ce corps pour lequel il est revenu parce que ces chairs, leurs faiblesses, les douleurs assorties sont pleinement à lui. Ce corps le définit.

Adélaïde lui a donné rendez-vous, dans quelques jours, pour un café, même lieu. Ça tombe bien, il a encore deux ou trois vérifications à faire, de la routine à la limite du peignage de girafe. Ça a le mérite d’occuper, un peu, plutôt que de faire le ménage ou écouter pleurnicher un canapé ramassé au hasard d’un trottoir. C’était tout de même cool d’avoir une « mission », ça le remplissait comme de l’étoupe dans le corps d’une poupée, lui donnait du volume, une présence, de l’importance. Il pourrait peut-être se jeter sous un train, il habite près des voies. De plus, c’est la saison : désespoir, solitude et approche des fêtes. Ce serait encore un coup à se réveiller dans un scaphandre d’occasion en Oméga, un truc mal formaté, il redeviendrait un cobaye, et que je te balade d’un complot à l’antichambre d’un palais impérial, culbute médiévale, escale dix-neuvième-siéclarde sans qu’on ne lui explique rien. Il est peut-être doué mais ça ne l’empêche pas d’être con. Re-caramba. Il faut qu’il passe demander des précisions au mec gazeux, ses élucubrations littéraires vaporeuses. En attendant, il s’endormira en regardant de vieux clips des eighties’. C’est, du reste, à cause d’une inspiration subite instillée dans l’esprit effervescent du précité auteur, suite à l’écoute de quelques-uns de ces vieux tubes, qu’il lui serait venu la prime ébauche du récit de la vie de Steeve. Comme quoi l’existence des mortels ne tient vraiment à rien.

mercredi, avril 01, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 3, seconde partie


Ça ne va pas mieux ; cela a-t-il même jamais été bien ? On serait en droit de s’interroger. Il est passé trouver Mirim, son état est stable, ce qui ne veut pas dire grand-chose à son propos. Steeve se retrouve comme un vieux machin dans son appartement décati, la pseudo-grande ville autour. Son canapé pleurniche. Steeve a le choix entre accepter ses menus dons ou avoir l’oreille qui clignote. Il aimait bien les perspectives qui s’ouvraient à lui du temps quand il était un looser aux pieds sales, la ville avait vaguement de la personnalité. A présent, tout est écrit mais il n’arrive pas à déchiffrer. Et il n’y a pas que le canapé qui sanglote, toute la maison pleure un temps perdu, béni mais personne n’avait compris. Steeve se souvient de son homonyme, un mec de l’Agence, une petite main qui avait pris congé d’Alpha comme ça, mine de rien. Il avait sauté d’un quai, un p’tit lac suisse-allemand bien comme il faut et, pfuiiit, disparu. Steeve regarde luire un énorme couteau de cuisine sur la table du salon, il l’a oublié là, il avait bricolé un truc et pas de cutter sous la main. La lame lui fait de l’œil, il se dit pourquoi pas. De toute manière, l’Agence ou de petits hommes verts vont tout bien tout remettre en place et il aura été effacé de la narration. Il doit passer trouver Adélaïde avant de décider quoique ce soit. Steeve a un à-priori positif, il aime bien l’écossais, ça lui rappelle des choses qui ne lui sont jamais arrivées, des peut-être heureux qu’il aurait tant de plaisir à raconter ou ressasser derrière une bière, une terrasse, fin d’après-midi, un printemps humide, l’un de ces improbables cafés-restaurants où se mêlent des bikers bidonnants, les vieux du quartier, des ados « rebelles » et de la blonde avec la miche en dépôt de bilan. Et voilà que le canapé pleure sur sa jeunesse à lui, Steeve, sa jeunesse disparue !? Il trouve que c’est encore plus triste que de finir au bord du trottoir dans l’attente d’être broyé dans la benne d’un camion-poubelle de la voierie. Steeve ramène le couteau à la cuisine. On est toujours à la croisée des chemins, ce petit moment d’indécision, moins qu’un vibrato, avant de plonger dans l’un des possibles qui s’offrent à vous et tout s’enchaîne comme des détritus qui tombent dans le dévaloir, la belle invention foireuse. On a fini par tous les condamner à la fin du siècle dernier, les gens étaient trop dégueu’, ils balançaient leurs restes alimentaires sans même les emballer d’un sac poubelle. Steeve se souvient avoir été accusé dans son adolescence par un concierge lusophone d’avoir jeté un reste de spaghettis bolognaise, spaghettis ayant terminés leur course sur le dos du dit technicien polyvalent de surface. L’image le fait marrer, ce qui ne retire rien au fait que son état d’homme sans qualité particulière le maintient dans une immobilité indécise. Ça ne le préserve ni du temps, ni de l’ennui. Caramba. Il y a donc eu un avant et il entre dans un après, celui de la guérison. Il ne retrouvera jamais l’état qu’il connaissait dans ce fameux avant. C’est évident. Il s’assoit. Il est soudain frappé par le souvenir, toutes les fois quand on l’a vilipendé, quand on s’est payé sa tronche, quand on l’a humilié et ça aurait continué s’il n’avait pris les choses en main, le petit hiatus quantique qui a replié Oméga sur la probabilité de son existence. Le canapé s’est endormi, Steeve fait attention de ne pas le réveiller.

samedi, mars 28, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 2, seconde partie



Par moment, ça lui semble très clair, il sait exactement ce qu’il a à faire, la suite des événements, il est même certain de ce qu’il veut, ce qu’il attend. La plupart du temps, ça redescend comme un vieux soufflé tiède et il se demande ce qu’il peut bien y foutre. Tout l’embarras de sa situation se concentre dans ce « y » dont le sens varie de la vie  que Steeve mène, au sens ultime de son existence, l’avenir d’Oméga, son activité professionnelle, l’Empire, l’Agence, la résistance jusqu’à la carrière littéraire du mec gazeux. Steeve s’attarde en contrôles inutiles au musée des Beaux Arts, parfois une toile lui parle un peu, lui glisse un mot, comme les parents « de l’autiste », « le père » et « la mère », par Félix Vallotton, chacun son tour susurre que c’est une erreur, une invraisemblable erreur, ils n’ont rien à ajouter, ils ne comprennent pas, que pourraient-ils dire ? Ils sont des gens plutôt simples même s’ils vivent dans une certaine aisance. Steeve pose une main amicale sur l’épaule du « père », le rassurer, tout va bien, Félix va bien, il a du succès, et Paul s’occupe de vendre les toiles de son frère. Tout est pour le mieux. Il n’a pas les chiffres en tête mais ils vivent aussi bien que s’ils avaient une pharmacie. A la « mère », Steeve dit que Félix a épousé une femme bien qui contribue à son succès et qui lui a donné une famille. Steeve omet de dire à vieille que Gabrielle Vallotton a donné à son second époux les enfants conçus avec le premier. Steeve se perd dans le décryptage de la bibliothèque de l’autiste, il ne reconnaît pas la femme qui farfouille parmi les rayons en désordre, la bibliothèque est une vitrine dont les portes sont garnies de rideaux verts. Une fois refermées, personne ne peut deviner le désordre. La femme se tait, une main plongée parmi les livres. Steeve la sent agacée mais elle se réfrène. Tu parles de balises, Félix les a « amorcées » – ce genre de choses s’amorce comme une grenade – n’importe comment pour emmerder, ses modèles, les transitaires, Oméga, l’Agence, etc. A présent, la femme de dos marmonne quelque chose, Steeve fait le mort. Il sait qu’elle sait qu’il est là mais il ne se sait pas observé, lui aussi, par une femme dans la salle, près de 60 ans, élégante, en tailleur jupe écossais beige, maquillée, un peu, quelques bijoux. « Vous entrez véritablement dans la toile, n’est-ce pas ? Je ne suis jamais parvenue jusque là. » Steeve sursaute, se retourne, la femme lui tend une main, « Appelez-moi Adélaïde, j’ai fini par adopter ce prénom mais c’est une longue histoire … » Elle pensait bien que Steeve était là pour des raisons professionnelles, aussi. La peinture, c’est un peu le domaine d’Adélaïde, son père était galeriste, ainsi que sa grand-mère par alliance mais rien n’est resté, pas même une petite collection. « Je connais les amateurs d’art, leurs manies, leur mise-en-scène mais vous semblez vraiment communier avec la toile. » Steeve se présente, explique son travail et le lien qu’il a su développer, avec le temps, vis-à-vis de la peinture, de la littérature, l’art … « Si je vous disais ce que je crois. Les œuvres ont une vie propre, les lieux, les personnages, les situations ont une existence pas moins réelle que nous. Et on se croise avec un tableau, une page de texte. » Steeve fixe brièvement Adélaïde, soulagé, content qu’elle ne soit pas un membre de l’Agence ou de n’importe quel bureau de l’administration impériale. Elle ajoute une dernière chose dont Steeve se doutait bien, « Faites-en ce que vous voulez, mais la guerre a commencé, peut-être le combat final. Pour l’instant, on en est encore aux questions de stratégies, alliance de dernière minute, la foire aux dupes. Le premier coup finira par partir … Passez me trouver un de ces jours. »

lundi, mars 23, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 1, seconde partie


Les jours se sont ajoutés aux jours, ou plus exactement à l’absence de jour sous un ciel bas, le stratus plombé qui coupe les montagnes à l’horizon et assourdi la palette. Et maintenant, c’est fini, à moins qu’il n’entame un nouveau chapitre, le charme de la petite histoire de rien, légèrement triste, la douceur amère de souvenirs effacés. Il a rencontré, fortuitement, le mec gazeux dans le nouveau grand Musée des Beaux Arts du coin, une nef de béton, façades garnies de briques de grès gris. Steeve venait vérifier le nouveau système de surveillance vidéo, le mec gazeux promenait son spleen et un manuscrit à la cafétéria, derrière une tasse de Assam. Steeve s’est assis en face de lui. « Au fait, c’est un rendez-vous » a lancé l’auteur gazeux. « Friedhelm ? » a répondu Steve. Et son vis-à-vis d’acquiescer. Steeve s’est alors lancé dans un comparatif entre ce musée et celui de son dernier transit. Steve, oui, Steve, le double de Steeve, avant la Volatilisation, la Grande Marche et l’immigration aux Etats-Unis du Mexique, vivait dans la région. Si Alpha se met à reconstruire ce qui a disparu en Oméga dans une sorte de rétro-avancée, ça ouvre de nouvelles perspectives aux héros sans qualité particulière. Dommage qu’un mal indiagnostiqué lui grignote le côté droit de la tête ; Steeve n’est pas au point de se rouler par terre. Il reste un peu abasourdi par le silence d’Oméga. L’auteur gazeux se tord les mains comme une jeune fille, ses prochaines publications n’ont de cesse d’être reportées. Franchement, ces histoires cantiques de mondes parallèles sont en train de l’éloigner de son travail, ce pour quoi il est fait, de l’autofiction gaillarde et chantournée. Il avait déjà bien assez de contradicteurs, s’il faut encore y ajouter les agents du côté obscur de la force … Heureusement, il y a les chiens, ils vont bien. Parfois, l’auteur gazeux se dit qu’ils s’occupent de tout dans la maison. Bref, Friedhelm a dit « on ne va pas vers le beau, les cols risquent d’être fermés ». Steeve semble réfléchir avant de lâcher « Il veut certainement dire qu’il est temps de s’équiper de chaînes » mais ni Steeve, ni l’auteur n’ont de voiture. Ils ne vont pas même à la montagne. A travers les baies de la cafétéria filtre un jour rare, gris, il est 17h. Les deux hommes ont la tête pleine de héros discrets et désillusionnés aux gestes mesurés. Des taiseux, des blessés et, sous la croûte, des petits garçons délicats. C’est aussi l’heure bleue des rendez-vous adultérins, les petits secrets des femmes mariées, bien comme il faut que l’on rencontre fraîches encore à cette heure dans les transports publics. Tout cela est très cliché, téléphoné et dépassé même. Steeve prend congé, il va aller promener un peu ses crépitements à travers la ville puis il compte se coucher tôt. Le mec gazeux va tenter d’imaginer une suite plausible, il a accepté la mission. Il comptait écrire un truc à propos de Berlin, le buste de Néfertiti, des histoires de portes symboliques mais ça lui a échappé. Steeve devra se débrouiller tout seul.

dimanche, mars 22, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 32


Marcher dans Berlin, le long de boulevards ensoleillés, quelques passants, de très rares touristes parce qu’on se trouve dans un quartier chez les vrais gens, loin des rues commerçantes, des bastringues à toutous. Marcher face au soleil, plein Ouest, comme dans un happy-end, fondu-enchaîné avec le générique, un film d’aventure surfilé de philosophie pratique, une belle histoire qui se termine par l’ouverture à un autre chose doux, agréable, un sentiment proche de l’ivresse légère que procure un verre de vin rouge. La BO ? Porter, « Surround me with your love, surround me with your words … » Steeve serait ce héros magnanime et anonyme capable de comprendre et consoler. Il serait le « bras armé » de l’auteur. Il serait sans âge, c'est-à-dire vieux, comme ces bagnoles pas assez vieilles encore pour valoir quelque chose mais déjà sans plus de cote à l’argus. Steeve retourne en Oméga, dans l’enfance, la jeunesse de son avatar. Combien sont-ils comme lui, à entretenir l’existence d’Oméga par le souvenir et la répétition continuelle de saynètes charmantes. « Hello, can you hear me ? » Reçu cinq sur cinq. Il est le type banal par qui coïncideront Alpha et Oméga, genre solution hydrofuge qu’il faut émulsionner énergiquement pour que cela fasse un tout. Chaque crise sera l’occasion de faire un, en dehors. Alpha, Oméga et toutes les lettres qui peuvent les séparer ne forment qu’un catalogue de possibles. Steeve a choisi son scénario, minimaliste, évident, pas besoin de le définir à grand renfort de « à la fois » et autres syntagmes contradictoires. Il a décidé qu’il serait lui et personne d’autre. Il a, effectivement, trouvé une boîte de pralinés, une carte dactylographiée, « Avec les compliments de Friedhelm ». Un peu léger a-t-il pensé, à peine crédible dans le scénario, l’auteur gazeux a dû caller dans le récit, à moins que lui, Steeve, ne soit en train de rêver « Alpha » en possibilité séduisante de sa logique de vie.


Rentrer, rentrer chez soi, en ressortir et marcher, encore, dans le jour bas d’une fin octobre. Il a dû prendre des avions, des trains … Il aimerait bien en rester aux transports urbains, un métro par exemple, descendre dans une station du Marais parce que, à l’instant, l’air sent Paris en automne, Paris comme elle sentait en automne à la fin du XXème et plein d’espoirs confus, d’envies, de désirs, la vie urbaine que Steeve aurait dû connaître et pas sa trentaine miteuse, impécunieuse, ratatinée et aigrie. Le bruit des cafés, la clameur des grands magasins, la saveur d’une rencontre. Voilà exactement ce que l’on doit vivre, comme tout le monde, quand on est un type sans qualité particulière. Il regrette même – c’est de saison – cette période avant qu’il n’y croie, aux transits et tout le reste. La nostalgie d'antan, le bon vieux temps, meilleur, le temps, depuis qu’on l’a tout bien reconditionné façon tranche du jambon périmée (retaillée, remballée). Steeve va trouver sa mère, l’appartement mi-miteux en banlieue, une certaine dignité … une indigence bien peignée depuis que l’intéressée est à la retraite et boit plus de thé que de mauvais rouge. Et Mirim, déménagée dans un joli service de légumineux moyens, antenne hospitalière décentrée en banlieue verte.

dimanche, mars 08, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 31


A Berlin, dans la « perpétuelle » - c’est ainsi que l’on désigne Berlin à l’Agence, rapport à la présence d’un … vortex cantique, un passage perpétuel entre Alpha et Oméga – à Berlin donc, Steeve a « remonté » le scénario, quasi le même. Même zone pour son logement, mêmes activités, même timing. Juste une petite distorsion. Au cinéma, il a vu « Noureev », le biopic du plus sublime Solor depuis la première de « La Bayadère ». Steeve se rappelle avoir pris des notes en son temps, à ce propos, dans son petit carnet à « vocabulaire et autres choses ». Après le cinéma, il est allé dîner dans un restaurant voisin de celui dans lequel il avait dîné, les deux établissements proposant de la cuisine autrichienne. Il est aussi allé s’entraîner dans un fitness dont il pouvait observer la salle depuis sa chambre d’hôtel, le séjour quand tout a dérapé, und was noch ? Tous les petits riens qui seraient advenus s’il avait pris le bon chemin. Il était le chat mort de Schrödinger, il doit redevenir le chat vivant, se réaligner sur la matrice. Et puisqu’il croit en la pythie cinématographique, Pouchkine,
l’enseignant de Noureev, dans le film, glisse à son élève que les gestes ne doivent pas juste être exécutés, même à la perfection, ils portent chacun leur logique, qui appelle un geste suivant, il faut connaître le but de la chorégraphie, le sens inné de chaque chose, à savoir un récit, une histoire. Steeve doit raccommoder son histoire, l’histoire d’Alpha, d’Oméga, du mec gazeux, de Mirim, de sa mère et, pourquoi pas, même de quatre-pattes, le petit chef podagre emporté dans les scandales de l’Agence. Steeve laisse tomber ; il ne va pas se mettre à courir après des pourquoi, des comment. Il a fait fausse route, rien ne sert de tergiverser. S’il doit en tirer un enseignement, celui-ci s’imposera à lui ; ça fera sens. Il est doué, il sait transiter, il pratique la grande cabriole, il en est presque arrivé au transit intégral. Il slide comme on se brosse les dents. Il est si doué qu’il arrive, clou du clou, à passer au travers de son talent et à refermer la porte. Ce soir, il est un homme sans autre qualité, un type à l’approche de la cinquantaine, quelques restes qu’il porte pas mal, une sorte d’Ulysse de lui-même retrouvant enfin la Pénélope qui tisse patiemment en lui. Il va rentrer dans son austère chambre d’hôtel, il sait qu’il trouvera un mot de Friedhelm, des instructions, des nouvelles ou une boîte de chocolats, à moins que les nouvelles ne soient dans le chocolat. Steeve se couchera et dormira pour lui, peut-être visitera-t-il d’autres réalités, d’autres récits, aussi probables, aussi certains que n’importe quel possible.


lundi, février 24, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 30

Narcìs Puget Viñas, autoportrait.
Parfois, elle ouvre les yeux et bat des paupières. Elle est aussi capable de suivre le mouvement du doigt qu’un chef de clinique lui met sous le nez. Steeve est arrivé après la toilette, dans son joli costume de « men in black », et ça le fait, surtout avec les lunettes noires et un bouquet de roses. Légèrement « too much » pense-t-il. Il est resté un instant à la regarder dormir paisiblement. Elle n’est pas particulièrement pâle. Elle a l’air plutôt … en forme, à peine amaigrie. Steeve finit par lui faire la lecture, un article climatosceptique reçu via un réseau social. En fait, l’académie des sciences impériales (en Oméga) a émis l’hypothèse dans un rapport destiné à l’Agence que les modifications climatiques dues à la grande volatilisation seraient peut-être à l’origine du réchauffement en Alpha. Steeve glisse son smarphone dans sa poche et raconte deux ou trois des trucs bizarres qui lui sont arrivés dernièrement. Il s’attarde un peu sur son séjour viennois, Musil, Schiele, Ulrich et Dio… non, pas un mot sur Diotime ni sur Bonadea. Et, oh oui ! il a rendu Oméga caduc, à cause d’un transit prohibé. A ce chapitre, il eut préféré revenir sur la tentative d’assassinat de Mirim, le cousin Agron, morale clanique, cinq ans déjà ! Cinq ans de coma pour sa « belle ». Steeve aurait voulu la faire « migrer » mais il faut être conscient pour nidifier dans un scaphandre. Steeve aimerait retrouver des habitudes, un rythme, le charme de l’ennui plutôt que les grandes orgues de la tragédie et la souillure du surnaturel. On ne l’imagine pas vraiment ainsi mais les mondes parallèles, la métempsychose, les petits martiens, les trous de ver et tout le bataclan sont parfaitement répugnants. Incongru comme de l’ail dans une pâtisserie et répugnant comme une couche pleine au milieu d’un étal de boulangerie ! Il était finalement plutôt heureux dans la peau d’un vigile amoureux d’une belle alba’, un peu raté, un peu trafficoteur, un peu con-con. On n’imagine pas le confort à être banal. Commun. Transparent. Steeve caresse un peu la main de Mirim. Il est fini le temps béni quand on pouvait le confondre avec la tapisserie. A peine le temps de faire les courses dans une supérette qu’on l’envoie dans une île des Baléares, vérifier l’installation vidéo d’un musée d’art local. Steeve remarque pour lui, au passage, qu’il a pris du grade dans ses proto-activités de vigile : il est attaché à la surveillance vidéo de lieux d’expositions. Finies les soirées teuf déguisés en néo-flics ou, même, costume noir cintré. Il se retrouve, face à la mer, ineffable, un hôtel de moyenne catégorie, et vaguement un moment par-ci, par-là, durant les heures d’ouverture du musée Puget, vérifier l’angle et le bon fonctionnement des caméras. Ça sent la mission prétexte et l’autoportrait du maître s’est adressé à lui, un message de Friedhelm, la connexion directe reste difficile mais il est toujours possible depuis Oméga de passer par les balises. Narcìs Puget Viñas n’a jamais cultivé une pensée politique, il a surtout voulu travailler pour l’Espagne à travers sa peinture. Son fils, Puget Riquer, est resté de même en dehors de la critique antifranquiste.
-        Même le caudillo savait qu’il y avait autre chose, qui nous dépassait tous … On m’a dit de vous dire de ne pas vous inquiéter. Maintenant que les balises sont en voie d’être toutes raccordées … on vous expliquera les détails, j’ai peur de m’embrouiller. Et, dernière chose, vous êtes attendu à Berlin, allez-y directement, vous changerez de vol à Barcelone, les billets vous attendent à la réception de votre hôtel.

Steeve fixe les traits du vieillard, mise-en-scène classique de l’artiste alors que sa peinture est bien plus novatrice par la forme, les tons employés, la patte néo-impressionniste. Steeve passe rapidement d’une toile à l’autre, des rires s’en échappent, une clameur de foule, les pas ferrés d’une mule, une litanie façon « récitation du rosaire ». Toute la bonne vie ibizienne s’offre à lui, irréelle et intemporelle à la fois, à des années lumière du tohubohu festif coké extasié de la « saison ». Nous sommes l’ancien monde glisse une femme dans son costume traditionnel, la jupe sombre ourlée de blanc, le bustier et le tablier richement brodé, la cape à capuche en cas de pluie. Nous portons des valeurs immuables souffle-t-elle encore. Et Puget Viñas de surenchérir : Pourquoi croyez-vous que mon œuvre parle aux transitaires ? Oméga, comme vous le nommez, est LE MODÈLE abouti. Puis le silence, un léger grésillement dans l’oreille droite, Steeve assure au directeur que le musée est parfaitement surveillé, les caméras couvrent tout l’espace d’exposition, les images sont stockées dans un cloud sécurisé où toutes ces toiles doivent s’interpeler dans la plus grande confusion, recomposer le monde et l’histoire dans une instantanéité surnaturelle, les lois sibyllines de la physique cantique … Il ne sait pas trop combien de musées, de galeries, de collections privées sont ainsi reliées, interconnexion de toutes ces balises, du portrait historique au paysage surréaliste, de la scène de genre à la fresque allégorique, des peintures pariétales animalières de Lascaux à l’expressionisme non-figuratif. De la puissance de l’image, de la représentation « artificielle » en matrice du réel et non en expression de celui-ci. D’un jour à l’autre, les œuvres « fliquées » ne doivent pas se ressembler, elles doivent insensiblement changer d’aspect. Sur la base d’une modélisation mathématique de ces micro-changements, il serait possible d’extrapoler un algorithme permettant de définir … l’air du temps ? l’avenir ? Steeve n’en sait trop rien. Il rentre à l’hôtel, remplit sa valise en vrac et passe le reste de la soirée enroulé dans un plaid, sur la terrasse, face à la mer, bercé par de la musique lounge.

mardi, janvier 28, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 29


 « Démobilisé », il se sent démobilisé, certainement un effet de la saison, l’été indien, ses virées à Neu York, le charme de sa vie minable en Alpha. Ça l’a pris en fin de matinée, un truc a bougé, au fond, une certitude tout imprégnée de la saveur d’Oméga, un-deux transits la nuit précédente et celle d’avant. Il était Steve, il avait 25-28 ans, une silhouette travaillée, il déplaçait des tables torse nu avant de passer un t-shirt et un chandail vert sapin. Dans un autre « souvenir », il portait une alliance en or jaune mat, il y avait deux autres anneaux, or rose et or blanc, et deux garçons, une bague pour chacun, un groupe de musique ? ou une affaire plus intime ? « Démobilisé », en attendant les prochaines batailles. Il en chiera, il prendra des coups, assurément, mais quoiqu’il arrive, il sera lui dans la tête ou le corps de …, mais fondamentalement lui, un type qu’il commence à connaître. Il le couche dans un lit propre, le nourrit correctement, lui fait faire de l’exercice, l’assoit prendre un café dans l’après-midi, la Grande Rue de la bonne ville voisine, et deux petits chiens qui courent vers ce corps, vers lui en somme, et lui lèche les mains. Le mec gazeux est à l’autre bout des laisses, l’air un peu entamé, pas particulièrement surpris. Il commence par un « Friedhelm m’a dit de vous dire … », ce à quoi Steeve répond « le peintre FV m’a dit de vous dire … » et ils ont donc pris un café ensemble, mine de rien, se passant les chiens, tantôt l’un, tantôt l’autre sur leurs genoux. L’auteur gazeux lui donne encore quelques nouvelles d’Oméga, des trucs qui lui sont venus. Les transits ne sont plus possibles qu’avec l’Agence qui, en dépit des critiques et de l’inculpation de ses dirigeants, a repris du service. L’empereur va bien, les négociations avec les irrédentistes albanais avancent. Le cessez-le-feu est respecté depuis six mois. Friedhelm a été envoyé aux Etats-Unis du Mexique comme représentant de la couronne auprès des autorités. L’empereur a rappelé à leur président qu’il était, tout de même, son vassal et les Mexicains ses sujets. « C’est un chapitre que j’ai écrit hier », conclut le mec gazeux. « Je dois être votre nouveau relai », allez savoir lequel a créé l’autre ? « Il faudrait aussi que vous fassiez de la politique, c’est encore confus mais j’y pense ». Ils se sont quittés sur les quais, un soleil glorieux d’arrière saison et Steeve se sent toujours aussi délicieusement démobilisé, à l’aise, cool comme un clip des années 80. Le mec gazeux lui a encore glissé une révélation, un scoop et un gag à la fois : comment lui était venu le projet d’écrire « La Lumière des Césars », une furieuse envie d’évoquer le rêve américain de son adolescence, « Careless Whisper » de George Michael et ses paroles prophétiques : There’s no comfort in the truth. Le mec gazeux lui a jeté, mi-figue, mi-raisin, « peut-être que mon adolescence foireuse à attendre résultait d’un scénario mal ficelé ; je n’ai pas eu la chance de rencontrer mon auteur, moi. »

Démobilisé, dégagé, dans le sens de « libéré de tout engagement », le Steeve se sent démobilisé, prêt à attaquer un nouveau récit, une aventure sympa au cours de laquelle il aimerait se la jouer héros, classe, mystérieux, avec de l’humour et de la culture. Il va se retaper, se plonger dans deux ou trois toiles, penser à son vieux cul et reprendre l’initiative du récit. Il aimerait aussi une scène d’introspection-révélation, un tête-à-tête avec lui-même après une visite à Mirim, son coma. Steeve se dit alors qu’il devrait quand même se sentir un peu plus concerné.

jeudi, janvier 09, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 28

Autoportrait, Félix Vallotton, 1885

Le doute est permis, le doute devrait même être obligatoire. Steeve  traverse la bonne ville prise de chantiérite aigüe, grues et palissades à chaque coin de rue. Il n’a pas trop idée de la durée de la parenthèse. Il reconnaît des visages dans la foule, des anonymes métronomiques ; Steeve ne les connaît pas mais les rencontre avec autant de régularité qu’un trolleybus de la ligne 6 ou de la 8 en un lieu et un moment donnés. Serait-ce un motif d’ennuis ? de dépression ? A ce tarif-là, la course des astres est le défilement des saisons seraient des présages ?! Steve atteint son bureau, sur le boulevard du bas. Il retrouve même fortuitement un badge d’accès dans sa poche et les gestes, le parcours, appuyer sur le bon bouton dans l’ascenseur, le prénom d’un tel, la routine d’un début de journée. Et personne ne semble étonné, tant mieux, ni mensonge, ni explication. Steeve est simplement de retour, dans sa vie, son vieux corps, derrière une rangée d’écrans, le poste de commande, son bureau. Il supervise personnellement la mise en service de la surveillance vidéo du nouveau musée des Beaux Arts. Il a en visuel la salle dédiée à une gloire locale, un peintre d’ici monté à Paris où il y est devenu quelqu’un, avant la Première et après, surtout. Il est mort avant la Seconde … Le grand artiste porte le même patronyme que le type gazeux, les mêmes initiales. Son autoportrait à 17 ans fixe Steeve avec insistance à travers l’écran et lui dit de rester à sa place, il n’a pas envie de compagnie, il n’a besoin de personne, peut-être d’un ami, discret, rien de plus. L’autoportrait dit encore qu’il est de la même souche que le mec gazeux et, donc, de la même souche qui lui, Steeve, et c’est tout ce qu’il avait à lui dire. Le reste ne lui appartient pas. Lui aussi rêvait, et espérait, il a du reste peint un grand nombre de couchers pour cette raison, la douceur de la fin du jour parce que le reste dépasse ses forces et offusque sa nature mélancolique. Cela rappelle à Steeve qu’il doit encore dire à Steve que le récit est non-linéaire. Chaque chapitre contient le texte en son entier. Il suffit donc de déposer sa petit cuillère à gauche ou à droite de la tasse pour réécrire l’histoire dès les premiers mots, et il y a autant d’histoires que de possibilités de déposer sa cuillère dans la sous-tasse, contre la tasse. Steeve détourne le regard, troublé, prêt à basculer dans la spirale du sentiment d’un cauchemar sans fin mais, non, finalement. Il se fait à l’idée d’une catastrophe imminente. A moins que sa nouvelle culture n’offre une échappatoire originale et créative à la pauvre narration à laquelle il est attaché, un tour de non-passe-passe en mode Musil. Il est urgent de ne rien faire, juste glisser une parole ici ou là, pacifier par une nouvelle « fiction » et laisser entrapercevoir les peut-être merveilleux d’Oméga, réformer Alpha dans la foulée. Il pourrait se servir de la puissance évocatrice du mec gazeux, l’auteur qu’il a squatté, ses mille déceptions et le refuge qu’il a offert à Oméga à travers un petit tas de manuscrits. Il y a aussi une méprise, le récit des origines, la possibilité d’aller et venir, comme une porte ouverte, une porte malencontreusement laissée ouverte. Steeve interroge encore l’autoportrait de FV, « débrouille-toi » lui répond-il. Objectivement, une occurrence s’est ouverte, Friedhelm a pu arranger deux ou trois choses et il est bloqué quelque part ;  à moins que Steeve ne soit coincé dans une narration ? « Et le Verbe se fit chair » mais l’inverse est imaginable, un encodage de la chair, en faire une information, la dématérialiser, la stocker, la répéter, la renouveler, etc. Ça rappelle à Steeve le fétichisme des anciens Egyptiens pour leur image, le cartouche personnel, les portraits funèbres, la possibilité de « tuer » les morts à travers leur souvenir. Steeve se souvient aussi de la mémère, à Berlin, la reine des mendiants, une responsable locale de l’Agence. Elle lui avait dit un truc à propos de Néfertiti, son portrait. Il avait pris ça pour un délire mystique en son temps, ou une fausse piste pour l’occuper. La vieille prétendait que « Berlin est une porte », « allez chercher du côté d’Akhenaton » en conclusion. Bof. Steeve aurait encore préféré un délire à la Star bidule, avec sabres laser et soucoupes volantes.