samedi, avril 18, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 8, seconde partie



Le vieux continent semble toujours émerger d’un lever tardif, début de nuit agité, cauchemars fiévreux ou lutte avec quelques démons intérieurs. Le vieux continent a néanmoins bonne mine, effets impressionnistes des brumes qui se dispersent en halos dorés, poudrés, l’aube aux temps de crépuscule. Steve a bien pris trente ans dans les gencives. Il est arrivé en super-zeppelin, directement de Neu York à Bordeaux puis l’un de ces fabuleux trains à impulsions magnétiques, le contact est assuré par une gaine remplie de vapeur d’eau ionisée au travers de laquelle circule le courant, généré par des bornes à impulsions magnétiques tous les 250 m. Le système est bien plus simple à exploiter que les vieux modèles à pantographes. Steve s’est rendu à Barcelone, l’empereur s’y repose. Il assistera à un concert de charité au Palau de la Musicà et donnera le lendemain une audience dans la salle du parlement catalan, sur la colline de Montjuic, le palais de l’Exposition Universelle et Musée National d’Art Catalan en dessous duquel on a foré quelques 2000 m² de surface supplémentaire, histoire d’accueillir le meilleur des collections en exil des musées de Lausanne, Genève, Soleure, Zürich, etc., la marche ouest de l’empire, volatilisée … Steve est descendu dans un bon hôtel de Sant Marti, une tour de style Liberty et la vue sur la mer, un horizon bleu, presqu’azuréen. Dégagé, démobilisé, Steve longe la Ronda Littoral la veste sur l’épaule, en mocassins sans chaussettes, pantalons chino greige facile à rouler jusqu’au-dessus du mollet, communier avec la mer, marcher dans ses flots, la belle image du jeune homme perpétuel. Des femmes en capelines, de jeunes adolescents presque nus, un petit air comme ci, comme ça, limite ce que vous croyez, la cour attire une société aux goûts, comment dire … très éclectiques. Il y a une certaine langueur qui semble se répandre de la colline de Tibidabo jusqu’à la plage. Le souverain séjourne dans une villa blanche à péristyle du côté de Poble Nou, rien de grandiose, une maison de vacances élégante dans laquelle il loge seul, avec un aide de camp, un majordome, une cuisinière, un jardinier-valet-chauffeur et son épouse femme de chambre-aide de cuisine. Parfois, un ou deux invités complètent la maisonnée. L’étiquette et les services de sécurité ont toutefois imposé à Franz Joseph der Zweite un palais-caserne où installer la troupe, les grands dignitaires, une salle du trône et de quoi recevoir les ambassadeurs décemment. La construction encadre discrètement sur trois côtés le jardin de la petite maison impériale. L’intimité, côté plage, n’est assurée que par une grille en ferronnerie d’art. Un tunnel piétonnier permet aux badauds de poursuivre leur promenade au-delà du jardin et de la plage privée.

A Barcelone, Steve remarque que la foule cosmopolite est trop occupée à jouir pour prendre la pose,
faire des mines, parler faussement discrètement trop fort afin de noyer le voisinage de la trépidante perfection de sa vie. On n’est pas bégueule à Neu York mais Barcelone est particulièrement affranchie. Des regards, des sourires, parfois un signe de salutation, une sorte de connivence. Steve a
poursuivi sa promenade jusqu’à Montjuic, le musée fait nocturne. Steve y pénètre sans trop savoir sur quoi il va tomber, un choc, d’autant plus grand qu’il ne s’y attendait pas, sans parler du contraste, quasi une contradiction entre des portraits de famille, de la peinture de chez lui, un vieux couple figé sur un canapé Louis-Philippe, un jeune homme maussade, la tête penchée, les lèvres presque serrées, teint pâle, arrière-plan gris-verdâtre et ce regard à la fois inquisiteur, doux et douloureux. Steve l’entend presque murmurer ; ce doit être la fatigue, une illusion auditive, et ce regard. Steve ne s’en inquiète pas, un peu de surprise, de l’hésitation aussi, que faut-il croire ? En revenir à l’indétermination de la narration ? Mais le tableau parle, vraiment ! Personne dans les parages ne s’en étonne ; quoique Steve soit plutôt seulet. Les rares visiteurs viennent plutôt compatir sur « le martyre des marches ouest » en jetant un œil distrait sur les œuvres sauvées de la volatilisation,  se recueillir devant une plaque commémorative à l’entrée des salles de cette section qui raconte le sauvetage de ces œuvres, la perte irrémédiable d’autres, la Grande Marche, etc. Personne ne semble déborder d’enthousiasme pour la peinture de Felix Bovon. La toile baragouinnante est un autoportrait, le célèbre autoportrait en jeune homme hésitant.

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