Parfois, ça
s’arrête. Il remarque alors le portail ancien d’une maison, le parfum de l’air,
une feuille ! S’il était l’empereur, il signerait de suite son abdication.
Il a suivi l’autre jour une émission à propos de Maximilien de Habsbourg,
empereur du Mexique, un pusillanime brillant qui fuyait les charges de sa
couronne. Steeve est une sorte de Maximilien du transit. Il en était à creuser
le sujet lorsque le mec gazeux s’est assis à sa table, la bonne ville voisine,
le tea-room en vue du centre où les serveuses s’échinent à sprayer les petits
fauteuils crapaud pseudo-design en reps gris souris de mousse antitache. On est
en fin de journée. Le mec gazeux grimace ; Steeve ne sait pas par où
commencer. Il jette un approximatif « … et alors ? » « Ça piétine » dit le mec gazeux, « je
n’ai pas d’idée, c’est de plus en plus confus, à moins que ce ne soit évident ».
S’il n’y avait plus de récit, juste des gens et leur vie. Ni complot, ni trous
de vers, ni Alpha, Oméga, etc. Le mec gazeux serait un bon auteur, en vue, à
Neu York, qui bavarderait avec Steve chez Rumpelmayer, derrière une tasse d’Ostfriesische
Mischung et une tranche de Strudel. Steve lui raconterait un rêve, surprenant,
comme une « rencontre », nuit après nuit mais, à présent, ça se
serait dénoué, une sorte d’équation à résolution automatique, à la limite entre
les mathématiques et les sciences naturelles, un peut-être qu’il traîne depuis
la Grande Marche et l’exil. L’armistice y est peut-être pour quelque chose. L’Albanie
vient de signer un accord de désarmement, la Macédoine reconnaît l’empereur,
elle va rejoindre la couronne. La légation du Saint-Empire a fait parvenir à
Steve un courrier, l’informer que sa citoyenneté impériale est confirmée, il
est incité à renouveler son passeport à l’ambassade. « Tu veux retourner
en Europe ? » Il prend son temps pour répondre à son ami auteur. « Peut-être
un voyage … le royaume de Naples ou dans les provinces espagnoles, à cause des
films de Peter Almodovar. » Les deux hommes marquent un silence, pensif.
Almodovar s’est spécialisé dans les drames à Barcelone ou Madrid, avant la guerre.
Il est né et travaille aux Etats-Unis du Mexique. Tout est reconstitué en
studio avec grand réalisme. Les impériaux se persuadent que ce sont des inédits
tournés avant la volatilisation. Steve se sent plein d’envies. Il regarde les …
vingt dernières années de sa vie comme un long sommeil somnambulique,
paradoxalement harassant. Il est libéré, délivré, etc. L’époque était bizarre,
il était bizarre, il ne s’appartenait pas. Puisqu’il est sujet de l’empire, il
va renouveler son passeport et, hop, aux prochaines vacances, s’envoler pour la
brumeuse Europe. Naples, Palerme, Madrid ou Barcelone ou, plutôt, dans la ville
où séjourne la cour. Il va demander – il en a le droit – une audience à l’empereur ;
tous les sujets de Sa Majesté devant Dieu ont droit de le rencontrer et
échanger avec lui, soumettre une doléance ou n’importe quel message, plaider
pour la véritable recette des macarons à la coco, par exemple, proposer une
modification législative, se plaindre de son voisin ou demander la grâce d’un
parent condamné ! Steve partage immédiatement son projet avec l’auteur qui
s’en amuse, ça lui donne l’idée d’une pièce, « L’audience » et le
souverain serait obligé de convoquer un tribunal afin de statuer sur le cas d’un
époux dont la femme le force à porter des chaussettes reprisées. Evidemment, on
serait au plus fort de la guerre, la Grande Marche, etc. Ce serait drôle,
légèrement critique quant à l’anachronisme de certaines institutions impériales
et permettrait d’évoquer en filigrane l’horreur de la destruction d’un quart de
l’Europe.
Steve
rentre un peu ivre de son rendez-vous. On a bu du sekt, du schnaps, du
Spätburgunder un peu trop facile au palais, rouge rubis et bouquet fruité.
Steve se souvient avoir été très amoureux et malade à la fois, la présence de
son autre lui, mais personne n’en parle plus, c’est fini, il s’en est remis,
peut-être une conséquence de la guerre, un trouble post-traumatique schizoïde.
Aujourd’hui, ça n’a plus d’importance.
Il veut passer à autre chose, tant pis si c’est trop tard. La femme qu’il
aimait est morte, le Kosovo respecte le cessez-le-feu, l’Albanie veut rejoindre
l’empire, les jeux sont faits et il lui est permis de couler dans une
bienheureuse banalité. Il a cessé de rappeler à lui les traits de Mirim, sa belle
Julia. Parfois, il se rappelle de sa propre enfance, de Heinrich, son ami
étudiant en médecine. Il se souvient l’avoir laissé dans son chalet familial,
seul, sûr de son sort, les premiers cent kilomètres de la Grande Marche.
Personne ne savait exactement jusqu’où se produirait la volatilisation. Il
fallait marcher, marcher jusqu’en Albanie, les camps de la Croix Rouge avaient
été déclarés « sanctuaires ». Heinrich et Julia lui manquent mais …
mais laissez les morts enterrer leurs morts disait l’Autre et Steve doit faire
avec. Il a envie de déménager, s’installer enfin. Il est le dernier des exilés
survivants de la Grande Marche à occuper l’un des logements d’urgence mis à
leurs dispositions par le Staat von Neu Yorck. Toutes les autres chambres sont
occupées par des étudiants, des personnes à l’aide sociale ou des travailleurs
de passage. Il se verrait bien à Grünezauberindorf.
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