C’est un exil qui nous est offert,
un exil doucereux, un ralentissement du temps, une petite vie faite de riens, d’une
succession de tasses de thé, de verres de vin et de promenades alentours, une
vie agrémentée par-ci par-là par la rediffusion de quelques vieilles séries
télévisées aimées. Y aurait-il de la contrainte ? Certes oui, celle de
lutter contre l’hystérie et la pusillanimité, toutefois il est permis d’évoquer
mille souvenirs dans le silence du matin, un plateau d’étain sur le lit,
petit-déjeuner et les chiens qui sont venus vous rejoindre et vous vous
assoupissez un peu entre deux articles du Figaro magazine, un numéro d’avant
que vous avez oublié dans le porte-journaux. C’est une vie sans âge, sans but et
sans obligations. Un crépuscule en lieu et place du temps pascal. Les serviteurs
de notre très Sainte Mère l’Eglise ont décidé d’obéir aux pouvoirs temporels,
les églises sont fermées, les fidèles privés de la proximité de Notre Seigneur et
de la sainte Communion. Cette année, le Christ ne ressuscitera pas car Il n’est
pas mort, les jours s’enchaînent dans une répétition sans incidence … ou si
peu.
On ne peut pas toujours faire partie
des perdants, je n’ai pas à m’inquiéter, je travaille à l’Etat de Vaud, j’enseigne,
en plus de mon sacerdoce littéraire. Et j’enseigne la culture générale, les
examens intermédiaires des premières n’auront pas lieu, ni vraisemblablement
les examens CFC des classes terminales, le programme est quasiment « plié »,
on verra par la suite pour les notes, pas d’évaluation tant que les classes n’ont
pas réouvert. Vie ralentie, vie minuscule et merveilleuse, comme si j’étais à
nouveau l’enfant grandi hors la foi, hors schéma, un peu sauvage et décalé,
vivant l’impécuniosité de son état social à travers le prisme de récits
merveilleux, de légendes, de rêveries historisantes. Je ne sais pas pour les
autres, je dois vous dire que je m’en fous, pour une fois qu’ils ne
viennent pas écraser mes châteaux de sable. Je ne comprends pas leurs
inquiétudes, leur agitation … C’est vrai, ils ont peur de ce qu’ils ne connaissent
pas, la suffocation, la pauvreté ou, du moins, de grosses difficultés
financières … On ne peut pas toujours faire partie des perdants, une enfance à
souffrir d’un asthme mal soigné dans un appartement aux murs moisis, l’office
des poursuites qui vient vous retirer des meubles de peu de valeur, la
compagnie d’électricité qui vous coupe le courant, le dîner, seul, sur un
réchaud à gaz avec la compagnie d’une radio, quelques bougies ; voilà de
quoi vous aguerrir.
Je n’écoute plus les nouvelles, je
ne lis plus les journaux. Parfois Arte ou la 5, tout de même, et le fil d’actualité
de la rts info car je ne supporte plus la joie baveuse hystérique des
présentateurs si fiers d’annoncer la fin du monde et tout le discours orienté
assorti. Je ne tire aucune fierté de ne pas avoir peur, il faut dire que ce n’est
ni la peste, le choléra, ébola ou la variole. Ҫa n’a pas même le charme désuet
et k und k de la grippe espagnole. Au détour d’un changement de chaîne, éviter
le fameux TJ, j’attrape tout de même la phrase « comment expliquer la situation
aux enfants ». Si j’avais eu à le faire, j’aurais simplement dit « Mon
chéri/ma chérie, les Chinois sont un peuple respectable aux mœurs parfois
discutables qui, non-contents de torturer des chiens pour finir par les manger,
mangent toutes sortes d’animaux sauvages qu’ils entassent dans des marchés
crasseux. Récemment, un pangolin a transmis un virus aux gens du marché et nos
autorités qui s’écrasent devant la montagne d’argent que représentent l'économie chinoise et les riches touristes chinois ont laissé les avions remplis de ces gens
atterrir chez nous et pareil dans toute l’Europe, et nous contaminer. Et, à présent
que le mal est fait, pour montrer leur inquiétude, ils ont décidé de nous
enfermer chez nous, pour notre bien évidemment. Et même l’Eglise est d’accord alors
que Pâques est notre fête la plus importante, que la Communion est au centre de
la foi catholique, tout comme l’adoration du Saint Sacrement. Et personne n’a
voulu, n’a osé imaginer de meilleures solutions. Il y en a pourtant, et je ne
parle pas de la Communion que l’on pourrait faire porter chez les paroissiens
qui la demandent, comme une commande à la Migros ou chez Coop, ou sur Amazon. Il
faut dire que la Communion est gratuite et que l’Eglise est financée par nos
impôts et que c’est un peu l’Etat. Bref, mon chéri/ma chérie, cette année Pâques
n’aura pas lieu même si on aurait pu faire une veillée dans son coin avec un
direct sur les réseaux sociaux puis prendre rendez-vous pour recevoir la
Communion sur le parvis de l’Eglise, cinq par cinq, chacun à une distance de 2
mètres ».
En vous écrivant tout ça, en le
relisant, je prends conscience que sous la cendre de la vie ralentie, il y a de
la colère, maîtrisée, policée, bien comme il faut, au garde à vous devant les préceptes
hygiénico-moralisateurs à la mode en ce moment. Une colère trempée d’ironie, réhaussée
d’un peu d’humour aussi, un humour à la Desproges. Par bonheur, mes amis ont la
tête froide, on se dit en chœur qu’il faut bien crever de quelque chose et qu’on
ne va pas rester terrer dans cette vie sans vie. Autant mourir de suite, avec
ou sans respirateur. Il nous manque peu de choses, des cafés, des tearooms, une
petite salle de cinéma, une salle de fitness, des musées de peinture, deux ou
trois riens qui sont le fondement même de la bonne vie, et la possibilité de se
voir à Berlin, Francfort, Milan, Bordeau, Barcelone ou Copenhague.
C’est un exil qui nous est
offert, un exil dont on ne reviendra pas, au sein duquel naîtra peut-être une résistance
et, en attendant, le matin, après mon lever, je m’attarde souvent devant l’une
ou l’autre bonne toile achetée à vil prix – de l’art bêtement figuratif, ça n’a
plus de cote – des œuvres qui décorent
les murs de mes petits appartements, de la salle, du salon d’été. C’est presque
une vie de princesse russe réchappée du massacre de la révolution d’octobre ;
c’est, en fait, une vie de réfugié au cœur de mon propre pays, de ma culture. Etonnant,
non, comme dirait Monsieur Cyclopède.
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