dimanche, avril 26, 2020

L'homme sans autre qualité - épilogue


Il écoute avec plaisir passer le bus sous ses fenêtres, le bruit si caractéristique de la gomme crantée des pneus sur la chaussée humide. Ça fait très fin du XXème, son siècle, il est un homme du passé. Il pense à Berlin, le convertible dans le salon d’une amie. Tout à l’heure, on évoquait dans un texte de Mérimée, « La Vénus d’Ille », on évoquait du chocolat de contrebande, venu de Barcelone et il s’est vu dans son salon de thé favori : Mauri, carrer de Provença. « … plaçons le passé derrière nous … », soit, mais qui sera-t-il demain matin, dès que le soleil aura tenté de percer à travers le stratus et, après-demain ? dans dix ans ? Il n’a pas envie de laisser filer un certain nombre d’affaires. Qui a fait quoi ? Comment ? Pourquoi ? et si l’empire ? si les alliés ? et laissons les jobards se tailler des costumes de vainqueur dans les pages de livres d’histoire.

Le silence se dilate dans la nuit, à peine une voiture au loin et de l’eau qui s’égoutte sur le cuivre d’un toit. Il faut croire qu’il a fait le tour. Promis, il va ranger sa tête comme, enfant, il rangeait sa chambre. Il sera qui il faudra être. Tant pis s’il reste quelques pages dans son cahier de notes ; il n’aime pas gâcher. Il trouvera à en faire quelque chose, le brouillon d’une lettre, une liste de courses ou de choses à faire. Il sent, toutefois, que c’était si proche, cette autre et merveilleuse possibilité de soi et de tous les autres par la même occasion. Il a mal au doigt, le sommeil le rattrape. Il s’assoupit légèrement entre deux pensées. Il a une petite nuit de cinq heures pour décider qui il sera, à son lever. Il aura encore certainement mal au doigt, ça lui fera comme une présence, un souvenir de sa non-aventure pour deux-trois jours jusqu’à ce que la cicatrisation ne lui dérobe la moindre sensation de ce qui a été et de qui il aurait pu être.

L'homme sans autre qualité - chapitre 9, seconde partie


L’audience s’est bien passée. On l’a retenu par le bras alors qu’il s’apprêtait à passer parmi les premiers, une foule catalane venue rendre hommage au souverain et poliment se plaindre du parlement de Madrid. Le césar s’est laissé baiser les mains avec chaleur et les demandeurs catalans s’en sont allés sans même avoir remarqué Steve et son frac tout neuf. Ils se sont retrouvés à 3 – Steve, l’empereur et un chambellan – au milieu de la salle du parlement. Sa majesté l’a brièvement regardé avant de lancer à Steve « vous voilà donc ! Allons prendre le thé ». Ils se sont tous trois rendus dans le restaurant du musée par quelque couloir de service. François-Joseph II a encore félicité Steve pour la coupe de son frac.
-        Votre majesté se souvient-elle …
-        Je vous arrête, plaçons le passé derrière nous, pour une fois

Et le reste de l’audience de se dérouler en considérations climatiques, comparatifs de la qualité du thé, du café et du strudel entre ici et là-bas, quelques mots à propos du retour de la diaspora, le projet de « nouvelles terres », etc.

samedi, avril 18, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 8, seconde partie



Le vieux continent semble toujours émerger d’un lever tardif, début de nuit agité, cauchemars fiévreux ou lutte avec quelques démons intérieurs. Le vieux continent a néanmoins bonne mine, effets impressionnistes des brumes qui se dispersent en halos dorés, poudrés, l’aube aux temps de crépuscule. Steve a bien pris trente ans dans les gencives. Il est arrivé en super-zeppelin, directement de Neu York à Bordeaux puis l’un de ces fabuleux trains à impulsions magnétiques, le contact est assuré par une gaine remplie de vapeur d’eau ionisée au travers de laquelle circule le courant, généré par des bornes à impulsions magnétiques tous les 250 m. Le système est bien plus simple à exploiter que les vieux modèles à pantographes. Steve s’est rendu à Barcelone, l’empereur s’y repose. Il assistera à un concert de charité au Palau de la Musicà et donnera le lendemain une audience dans la salle du parlement catalan, sur la colline de Montjuic, le palais de l’Exposition Universelle et Musée National d’Art Catalan en dessous duquel on a foré quelques 2000 m² de surface supplémentaire, histoire d’accueillir le meilleur des collections en exil des musées de Lausanne, Genève, Soleure, Zürich, etc., la marche ouest de l’empire, volatilisée … Steve est descendu dans un bon hôtel de Sant Marti, une tour de style Liberty et la vue sur la mer, un horizon bleu, presqu’azuréen. Dégagé, démobilisé, Steve longe la Ronda Littoral la veste sur l’épaule, en mocassins sans chaussettes, pantalons chino greige facile à rouler jusqu’au-dessus du mollet, communier avec la mer, marcher dans ses flots, la belle image du jeune homme perpétuel. Des femmes en capelines, de jeunes adolescents presque nus, un petit air comme ci, comme ça, limite ce que vous croyez, la cour attire une société aux goûts, comment dire … très éclectiques. Il y a une certaine langueur qui semble se répandre de la colline de Tibidabo jusqu’à la plage. Le souverain séjourne dans une villa blanche à péristyle du côté de Poble Nou, rien de grandiose, une maison de vacances élégante dans laquelle il loge seul, avec un aide de camp, un majordome, une cuisinière, un jardinier-valet-chauffeur et son épouse femme de chambre-aide de cuisine. Parfois, un ou deux invités complètent la maisonnée. L’étiquette et les services de sécurité ont toutefois imposé à Franz Joseph der Zweite un palais-caserne où installer la troupe, les grands dignitaires, une salle du trône et de quoi recevoir les ambassadeurs décemment. La construction encadre discrètement sur trois côtés le jardin de la petite maison impériale. L’intimité, côté plage, n’est assurée que par une grille en ferronnerie d’art. Un tunnel piétonnier permet aux badauds de poursuivre leur promenade au-delà du jardin et de la plage privée.

A Barcelone, Steve remarque que la foule cosmopolite est trop occupée à jouir pour prendre la pose,
faire des mines, parler faussement discrètement trop fort afin de noyer le voisinage de la trépidante perfection de sa vie. On n’est pas bégueule à Neu York mais Barcelone est particulièrement affranchie. Des regards, des sourires, parfois un signe de salutation, une sorte de connivence. Steve a
poursuivi sa promenade jusqu’à Montjuic, le musée fait nocturne. Steve y pénètre sans trop savoir sur quoi il va tomber, un choc, d’autant plus grand qu’il ne s’y attendait pas, sans parler du contraste, quasi une contradiction entre des portraits de famille, de la peinture de chez lui, un vieux couple figé sur un canapé Louis-Philippe, un jeune homme maussade, la tête penchée, les lèvres presque serrées, teint pâle, arrière-plan gris-verdâtre et ce regard à la fois inquisiteur, doux et douloureux. Steve l’entend presque murmurer ; ce doit être la fatigue, une illusion auditive, et ce regard. Steve ne s’en inquiète pas, un peu de surprise, de l’hésitation aussi, que faut-il croire ? En revenir à l’indétermination de la narration ? Mais le tableau parle, vraiment ! Personne dans les parages ne s’en étonne ; quoique Steve soit plutôt seulet. Les rares visiteurs viennent plutôt compatir sur « le martyre des marches ouest » en jetant un œil distrait sur les œuvres sauvées de la volatilisation,  se recueillir devant une plaque commémorative à l’entrée des salles de cette section qui raconte le sauvetage de ces œuvres, la perte irrémédiable d’autres, la Grande Marche, etc. Personne ne semble déborder d’enthousiasme pour la peinture de Felix Bovon. La toile baragouinnante est un autoportrait, le célèbre autoportrait en jeune homme hésitant.

L'homme sans autre qualité - chapitre 7


Démobilisé, au risque de se répéter, Steve se sent démobilisé, les mains dans les poches, les jambes étendues, callé contre le dossier de l’un des bancs de Zentral Park, une promenade en début d’après-midi, le soleil d’un été indien perpétuel, frileux, l’été en question, on est tout de même en hiver. Un marchand de bretzels pousse sa charrette devant lui ; Steve le hèle, il n’a pas encore déjeuné. Il a décidé qu’il déménagerait après son retour de voyage, sa visite sur le vieux continent, ce qu’il en reste et l’audience avec l’empereur, une toquade à laquelle il tient. Concernant son logement, il prospectera sur Langinsel, dans le Königinsviertel ; les prix sont bas, rapport à la mauvaise réputation que l’on fait à ses habitants majoritairement anglo-saxons.

Pour revenir à son projet de voyage, Steve ne craint pas d’être submergé par l’émotion, l’Europe a tellement changé depuis la Grande Marche, tout ce qu’il a connu a été volatilisé, il s’apprête à découvrir un nouveau continent. Si l’audience avec l’empereur est suffisamment intime, il évoquera peut-être la fameuse représentation au Grand-Théâtre, l’attentat, une vieille affaire. Steve ne craint pas de se « griller », il n’a rien à perdre, l’empereur ne le reconnaîtra pas, Steve fait tout de même partie des plus d’un million de rescapés. Peut-être que les articles d’histoire-fiction qu’il écrivait pour un magazine en vue lui sont parvenus ?! On dit le souverain curieux et très informé. Steve se demande ce qui lui avait pris ? Quel sortilège romantique l’avait alors frappé ? Les services de renseignements de l’Agence impériale ont dû le filocher en leur temps … peut-être même que l’empereur s’attend à sa visite ? Le petit mot le priant de renouveler son passeport tient lieu de carton d’invitation. Steve se dit qu’il se fera tailler un frac, comme l’usage le voulait « dans le temps », le palais est sensible à cette marque de respect des traditions. Ce n’est pas une obligation mais un demandeur en frac est toujours accueilli avec un sourire complice de la part de l’empereur. Steve se fera tailler son habit sur place.

jeudi, avril 09, 2020

Des nouvelles du front ( covid-19, confinement, etc)


C’est un exil qui nous est offert, un exil doucereux, un ralentissement du temps, une petite vie faite de riens, d’une succession de tasses de thé, de verres de vin et de promenades alentours, une vie agrémentée par-ci par-là par la rediffusion de quelques vieilles séries télévisées aimées. Y aurait-il de la contrainte ? Certes oui, celle de lutter contre l’hystérie et la pusillanimité, toutefois il est permis d’évoquer mille souvenirs dans le silence du matin, un plateau d’étain sur le lit, petit-déjeuner et les chiens qui sont venus vous rejoindre et vous vous assoupissez un peu entre deux articles du Figaro magazine, un numéro d’avant que vous avez oublié dans le porte-journaux. C’est une vie sans âge, sans but et sans obligations. Un crépuscule en lieu et place du temps pascal. Les serviteurs de notre très Sainte Mère l’Eglise ont décidé d’obéir aux pouvoirs temporels, les églises sont fermées, les fidèles privés de la proximité de Notre Seigneur et de la sainte Communion. Cette année, le Christ ne ressuscitera pas car Il n’est pas mort, les jours s’enchaînent dans une répétition sans incidence … ou si peu.


On ne peut pas toujours faire partie des perdants, je n’ai pas à m’inquiéter, je travaille à l’Etat de Vaud, j’enseigne, en plus de mon sacerdoce littéraire. Et j’enseigne la culture générale, les examens intermédiaires des premières n’auront pas lieu, ni vraisemblablement les examens CFC des classes terminales, le programme est quasiment « plié », on verra par la suite pour les notes, pas d’évaluation tant que les classes n’ont pas réouvert. Vie ralentie, vie minuscule et merveilleuse, comme si j’étais à nouveau l’enfant grandi hors la foi, hors schéma, un peu sauvage et décalé, vivant l’impécuniosité de son état social à travers le prisme de récits merveilleux, de légendes, de rêveries historisantes. Je ne sais pas pour les autres, je dois vous dire que je m’en fous, pour une fois qu’ils ne viennent pas écraser mes châteaux de sable. Je ne comprends pas leurs inquiétudes, leur agitation … C’est vrai, ils ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas, la suffocation, la pauvreté ou, du moins, de grosses difficultés financières … On ne peut pas toujours faire partie des perdants, une enfance à souffrir d’un asthme mal soigné dans un appartement aux murs moisis, l’office des poursuites qui vient vous retirer des meubles de peu de valeur, la compagnie d’électricité qui vous coupe le courant, le dîner, seul, sur un réchaud à gaz avec la compagnie d’une radio, quelques bougies ; voilà de quoi vous aguerrir.


Je n’écoute plus les nouvelles, je ne lis plus les journaux. Parfois Arte ou la 5, tout de même, et le fil d’actualité de la rts info car je ne supporte plus la joie baveuse hystérique des présentateurs si fiers d’annoncer la fin du monde et tout le discours orienté assorti. Je ne tire aucune fierté de ne pas avoir peur, il faut dire que ce n’est ni la peste, le choléra, ébola ou la variole. Ҫa n’a pas même le charme désuet et k und k de la grippe espagnole. Au détour d’un changement de chaîne, éviter le fameux TJ, j’attrape tout de même la phrase « comment expliquer la situation aux enfants ». Si j’avais eu à le faire, j’aurais simplement dit « Mon chéri/ma chérie, les Chinois sont un peuple respectable aux mœurs parfois discutables qui, non-contents de torturer des chiens pour finir par les manger, mangent toutes sortes d’animaux sauvages qu’ils entassent dans des marchés crasseux. Récemment, un pangolin a transmis un virus aux gens du marché et nos autorités qui s’écrasent devant la montagne d’argent que représentent l'économie chinoise et les riches touristes chinois ont laissé les avions remplis de ces gens atterrir chez nous et pareil dans toute l’Europe, et nous contaminer. Et, à présent que le mal est fait, pour montrer leur inquiétude, ils ont décidé de nous enfermer chez nous, pour notre bien évidemment. Et même l’Eglise est d’accord alors que Pâques est notre fête la plus importante, que la Communion est au centre de la foi catholique, tout comme l’adoration du Saint Sacrement. Et personne n’a voulu, n’a osé imaginer de meilleures solutions. Il y en a pourtant, et je ne parle pas de la Communion que l’on pourrait faire porter chez les paroissiens qui la demandent, comme une commande à la Migros ou chez Coop, ou sur Amazon. Il faut dire que la Communion est gratuite et que l’Eglise est financée par nos impôts et que c’est un peu l’Etat. Bref, mon chéri/ma chérie, cette année Pâques n’aura pas lieu même si on aurait pu faire une veillée dans son coin avec un direct sur les réseaux sociaux puis prendre rendez-vous pour recevoir la Communion sur le parvis de l’Eglise, cinq par cinq, chacun à une distance de 2 mètres ».


En vous écrivant tout ça, en le relisant, je prends conscience que sous la cendre de la vie ralentie, il y a de la colère, maîtrisée, policée, bien comme il faut, au garde à vous devant les préceptes hygiénico-moralisateurs à la mode en ce moment. Une colère trempée d’ironie, réhaussée d’un peu d’humour aussi, un humour à la Desproges. Par bonheur, mes amis ont la tête froide, on se dit en chœur qu’il faut bien crever de quelque chose et qu’on ne va pas rester terrer dans cette vie sans vie. Autant mourir de suite, avec ou sans respirateur. Il nous manque peu de choses, des cafés, des tearooms, une petite salle de cinéma, une salle de fitness, des musées de peinture, deux ou trois riens qui sont le fondement même de la bonne vie, et la possibilité de se voir à Berlin, Francfort, Milan, Bordeau, Barcelone ou Copenhague. 


C’est un exil qui nous est offert, un exil dont on ne reviendra pas, au sein duquel naîtra peut-être une résistance et, en attendant, le matin, après mon lever, je m’attarde souvent devant l’une ou l’autre bonne toile achetée à vil prix – de l’art bêtement figuratif, ça n’a plus de cote –  des œuvres qui décorent les murs de mes petits appartements, de la salle, du salon d’été. C’est presque une vie de princesse russe réchappée du massacre de la révolution d’octobre ; c’est, en fait, une vie de réfugié au cœur de mon propre pays, de ma culture. Etonnant, non, comme dirait Monsieur Cyclopède.

lundi, avril 06, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 6, seconde partie


Ça, le fameux « ça » a encore frappé. « Ça » l’a pris d’un coup. Il était à Berlin, Potsdam plus exactement, au Palais Barberini, un affreux bâtiment en faux vieux historique dans lequel loge un musée de peinture. Il y était pour le travail, contrôle inopiné de la surveillance vidéo, exposition de natures mortes de van Gogh. L’essentiel se trouvait dans une salle du sous-sol, une salle entière consacrée au peintre est-allemand Wolfgang Mattheuer. Steeve est entré dans une nuit profonde, une ville au loin, ses lumières, une route solitaire, la lune, les étoiles, les phares d’une voiture qui s’approche. Mattheuer lui a dit de monter. Ils ont fait route un instant en silence, une route obscure, silence des mots mais musique, « Les folies d’Espagne », Marin Marais, un cassétophone mi-pourri sur la banquette arrière.

« Ce n’est pas aussi bon que sur un I-phone. » Wolfgang sourit et poursuit, « c’est l’histoire d’un mec qui vit alors que son monde est perdu, mort pour lui … J’ai connu la même chose dès 89, la chute du mur, etc. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose de biaisé, j’y ai moi-même contribué puis ce que j’ai voulu changer a simplement disparu. Ce n’est pas plus grave. Les arts sont l’écho du monde. Marin Marais a su rendre la profondeur du bruissement de l’étoffe du Temps, une robe de cour, un rideau sur le parquet. Je n’ai pas de solution à t’offrir. Rentre chez toi, et regarde le monde depuis ta fenêtre, ton lit, la banquette d’un café ou ton bureau, et tu verras danser Oméga. » Plop. Steeve s’est retrouvé sur une chaise Louis XIII rustique, l’appartement au-dessus des voies de train, la pseudo-grande ville, une petite table devant lui, des photos éparses, un album. La chaise … le cadeau de Noël de l’auteur gazeux, il trouvait que cette raideur élégante siérait bien à Steeve. L’album : de vieilles photos, un cadeau tardif de Steeve pour sa mère. Réaménagement historique ou quand on a aussi besoin d’une version officielle dans sa vie. Et passe un train de marchandises en contrebas, la rumeur métallique qui, d’ici 300m ébranlera le nouveau Musée étable des Beaux Arts. Steeve se dit qu’il n’y a pas de hasards, la proximité entre son logement et des balises temporelles, des toiles, combien ont-elles une petite vérité à livrer, une pièce de puzzle, rébus quantique qui vise à la quadrature du cercle. Steeve est rendu sur sa chaise Louis XIII, les bras ballants, le regard absent. Le canapé se retient de pleurer, ne pas en rajouter à l’absence de perspectives, tout juste un trou de ver dans une toile peinte aux tons merdasses. Derrière la porte d’entrée, un type se retient de sonner, ne pas détourner l’instant de sa valeur fondamentale ; accessoirement, le type, Friedhelm, n’a pas moins de tact qu’un certain canapé. Il ne vient pas apporter de l’espoir à Steeve, ou des lendemains qui chanteraient connement, mais un cadeau du souverain, un petit portrait de l’empereur dans un cadre ovale en vermeil, décor de perles sur le pourtour surmonté d’un nœud, très fin XIXème en Alpha. La photographie est dédicacée, « à mon ami et sujet, avec amitié, reconnaissance. Franz Joesph II » Le dos du cadre est gainé de velours bleu nuit, pareil pour le pied dont le déploiement est retenu par une chaînette en vermeil de même. Friedhelm jouit de quelques moyens techniques en sus de l’intuition dont un canapé dépressif fait preuve à l’instant. C’est nouveau, une sorte de métronome transdimensionnel afin de rester dans le temps quantique, affaire de rythme, la musique est – aussi – une forme de balise. Les jazzeux sont les plus naturellement réceptifs.

Entre l’abandon de Steeve et l’attente de Friedhelm se tortillent mille légendes, mille récits, entre le mythe et la série télé, en passant par le roman. Et tout est vrai, selon son plan, théorie des cordes, etc. En géométrie, on parle toujours d’une « demi-droite dans l’espace », comme si l’on captait sur l’espace de la feuille une droite qui passait par là, la rendre perceptible, compréhensible, visible. Un récit, une théorie, une pensée offrent de la même manière une existence à un univers jusque là perdu dans l’indéfinition du néant, la matrice fondamentale. Friedhelm, debout, immobile derrière la porte de Steeve laisse encore passer l’évocation de Belphégor, une série en noir-blanc, frottée de fantastique, première diffusion en 64. Les sociétés secrètes et leur pseudo-savoir. Même l’auteur gazeux n’ose plus de telle ficelle dans ses romans. La gare est proche, Friedhelm va plutôt sauter dans un train, rencontrer le sus-mentionné auteur, lui déposer le cadeau pour Steeve. Il a aussi quelque chose pour lui, un petit presse-papier en bronze qui provient d’une résidence impériale. Friedhelm ne doit pas traîner, ne pas manquer son créneau de transit. L’occasion de serrer la main à Steeve se présentera bien à nouveau ; Friedhelm consultera sa table des combinatoires dès qu’il sera en Oméga.

dimanche, avril 05, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 5, seconde partie


Parfois, ça s’arrête. Il remarque alors le portail ancien d’une maison, le parfum de l’air, une feuille ! S’il était l’empereur, il signerait de suite son abdication. Il a suivi l’autre jour une émission à propos de Maximilien de Habsbourg, empereur du Mexique, un pusillanime brillant qui fuyait les charges de sa couronne. Steeve est une sorte de Maximilien du transit. Il en était à creuser le sujet lorsque le mec gazeux s’est assis à sa table, la bonne ville voisine, le tea-room en vue du centre où les serveuses s’échinent à sprayer les petits fauteuils crapaud pseudo-design en reps gris souris de mousse antitache. On est en fin de journée. Le mec gazeux grimace ; Steeve ne sait pas par où commencer. Il jette un approximatif « … et alors ? » « Ça piétine » dit le mec gazeux, « je n’ai pas d’idée, c’est de plus en plus confus, à moins que ce ne soit évident ». S’il n’y avait plus de récit, juste des gens et leur vie. Ni complot, ni trous de vers, ni Alpha, Oméga, etc. Le mec gazeux serait un bon auteur, en vue, à Neu York, qui bavarderait avec Steve chez Rumpelmayer, derrière une tasse d’Ostfriesische Mischung et une tranche de Strudel. Steve lui raconterait un rêve, surprenant, comme une « rencontre », nuit après nuit mais, à présent, ça se serait dénoué, une sorte d’équation à résolution automatique, à la limite entre les mathématiques et les sciences naturelles, un peut-être qu’il traîne depuis la Grande Marche et l’exil. L’armistice y est peut-être pour quelque chose. L’Albanie vient de signer un accord de désarmement, la Macédoine reconnaît l’empereur, elle va rejoindre la couronne. La légation du Saint-Empire a fait parvenir à Steve un courrier, l’informer que sa citoyenneté impériale est confirmée, il est incité à renouveler son passeport à l’ambassade. « Tu veux retourner en Europe ? » Il prend son temps pour répondre à son ami auteur. « Peut-être un voyage … le royaume de Naples ou dans les provinces espagnoles, à cause des films de Peter Almodovar. » Les deux hommes marquent un silence, pensif. Almodovar s’est spécialisé dans les drames à Barcelone ou Madrid, avant la guerre. Il est né et travaille aux Etats-Unis du Mexique. Tout est reconstitué en studio avec grand réalisme. Les impériaux se persuadent que ce sont des inédits tournés avant la volatilisation. Steve se sent plein d’envies. Il regarde les … vingt dernières années de sa vie comme un long sommeil somnambulique, paradoxalement harassant. Il est libéré, délivré, etc. L’époque était bizarre, il était bizarre, il ne s’appartenait pas. Puisqu’il est sujet de l’empire, il va renouveler son passeport et, hop, aux prochaines vacances, s’envoler pour la brumeuse Europe. Naples, Palerme, Madrid ou Barcelone ou, plutôt, dans la ville où séjourne la cour. Il va demander – il en a le droit – une audience à l’empereur ; tous les sujets de Sa Majesté devant Dieu ont droit de le rencontrer et échanger avec lui, soumettre une doléance ou n’importe quel message, plaider pour la véritable recette des macarons à la coco, par exemple, proposer une modification législative, se plaindre de son voisin ou demander la grâce d’un parent condamné ! Steve partage immédiatement son projet avec l’auteur qui s’en amuse, ça lui donne l’idée d’une pièce, « L’audience » et le souverain serait obligé de convoquer un tribunal afin de statuer sur le cas d’un époux dont la femme le force à porter des chaussettes reprisées. Evidemment, on serait au plus fort de la guerre, la Grande Marche, etc. Ce serait drôle, légèrement critique quant à l’anachronisme de certaines institutions impériales et permettrait d’évoquer en filigrane l’horreur de la destruction d’un quart de l’Europe.

Steve rentre un peu ivre de son rendez-vous. On a bu du sekt, du schnaps, du Spätburgunder un peu trop facile au palais, rouge rubis et bouquet fruité. Steve se souvient avoir été très amoureux et malade à la fois, la présence de son autre lui, mais personne n’en parle plus, c’est fini, il s’en est remis, peut-être une conséquence de la guerre, un trouble post-traumatique schizoïde. Aujourd’hui, ça n’a plus d’importance.  Il veut passer à autre chose, tant pis si c’est trop tard. La femme qu’il aimait est morte, le Kosovo respecte le cessez-le-feu, l’Albanie veut rejoindre l’empire, les jeux sont faits et il lui est permis de couler dans une bienheureuse banalité. Il a cessé de rappeler à lui les traits de Mirim, sa belle Julia. Parfois, il se rappelle de sa propre enfance, de Heinrich, son ami étudiant en médecine. Il se souvient l’avoir laissé dans son chalet familial, seul, sûr de son sort, les premiers cent kilomètres de la Grande Marche. Personne ne savait exactement jusqu’où se produirait la volatilisation. Il fallait marcher, marcher jusqu’en Albanie, les camps de la Croix Rouge avaient été déclarés « sanctuaires ». Heinrich et Julia lui manquent mais … mais laissez les morts enterrer leurs morts disait l’Autre et Steve doit faire avec. Il a envie de déménager, s’installer enfin. Il est le dernier des exilés survivants de la Grande Marche à occuper l’un des logements d’urgence mis à leurs dispositions par le Staat von Neu Yorck. Toutes les autres chambres sont occupées par des étudiants, des personnes à l’aide sociale ou des travailleurs de passage. Il se verrait bien à Grünezauberindorf.

jeudi, avril 02, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 4, seconde partie


Adélaïde lui a assuré que ce n’était rien, tant pis pour l’avant. Steeve doit définir cet après dans lequel il se dispose à entrer. Il le voit sans plus de qualité que lui-même, ne pas pécher par orgueil. « Vous y croyez ? » lui a-t-il demandé. « Pas plus que ça », a-t-elle répondu, « mais je ne suis pas à votre place ». Chaque homme serait une île, un continent mystérieux peuplé de sortilèges et d’êtres fantasmagoriques. « Bref, Oméga n’existe pas ! » a-t-il lancé. « Moi non plus si vous ne m’aviez pas rencontrée. » a-t-elle rétorqué. Steeve remarque pour lui-même qu’Adélaïde n’a pas dit  « …si nous ne nous étions pas rencontrés … » ; elle s’est volontairement retranchée de l’expérience de leur conjonction, au Musée Cantonal des Beaux Arts. S’il reconnaît cet événement, Steeve en partagera l’existence avec Adélaïde et d’autres visiteurs du musée au jour de leur confluence, pour peu que ces visiteurs ne les aient « calculés ».

On n’imagine pas le pouvoir des gens simples, des badauds, des témoins muets qui font tapisserie un peu partout sans même que l’on y prête garde. Il est l’un de ceux-là mais Steeve a vécu bien autre chose que la conversation d’un type un peu vague avec une femme mûre en écossais. Il a vécu Oméga, des possibilités, la lumière des Césars, ce quelque chose d’imparfait, de séduisant, un possible à sa mesure, un ailleurs qui lui appartient. En Alpha, il erre sans trop quoi savoir faire de lui, de ce corps pour lequel il est revenu parce que ces chairs, leurs faiblesses, les douleurs assorties sont pleinement à lui. Ce corps le définit.

Adélaïde lui a donné rendez-vous, dans quelques jours, pour un café, même lieu. Ça tombe bien, il a encore deux ou trois vérifications à faire, de la routine à la limite du peignage de girafe. Ça a le mérite d’occuper, un peu, plutôt que de faire le ménage ou écouter pleurnicher un canapé ramassé au hasard d’un trottoir. C’était tout de même cool d’avoir une « mission », ça le remplissait comme de l’étoupe dans le corps d’une poupée, lui donnait du volume, une présence, de l’importance. Il pourrait peut-être se jeter sous un train, il habite près des voies. De plus, c’est la saison : désespoir, solitude et approche des fêtes. Ce serait encore un coup à se réveiller dans un scaphandre d’occasion en Oméga, un truc mal formaté, il redeviendrait un cobaye, et que je te balade d’un complot à l’antichambre d’un palais impérial, culbute médiévale, escale dix-neuvième-siéclarde sans qu’on ne lui explique rien. Il est peut-être doué mais ça ne l’empêche pas d’être con. Re-caramba. Il faut qu’il passe demander des précisions au mec gazeux, ses élucubrations littéraires vaporeuses. En attendant, il s’endormira en regardant de vieux clips des eighties’. C’est, du reste, à cause d’une inspiration subite instillée dans l’esprit effervescent du précité auteur, suite à l’écoute de quelques-uns de ces vieux tubes, qu’il lui serait venu la prime ébauche du récit de la vie de Steeve. Comme quoi l’existence des mortels ne tient vraiment à rien.

mercredi, avril 01, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 3, seconde partie


Ça ne va pas mieux ; cela a-t-il même jamais été bien ? On serait en droit de s’interroger. Il est passé trouver Mirim, son état est stable, ce qui ne veut pas dire grand-chose à son propos. Steeve se retrouve comme un vieux machin dans son appartement décati, la pseudo-grande ville autour. Son canapé pleurniche. Steeve a le choix entre accepter ses menus dons ou avoir l’oreille qui clignote. Il aimait bien les perspectives qui s’ouvraient à lui du temps quand il était un looser aux pieds sales, la ville avait vaguement de la personnalité. A présent, tout est écrit mais il n’arrive pas à déchiffrer. Et il n’y a pas que le canapé qui sanglote, toute la maison pleure un temps perdu, béni mais personne n’avait compris. Steeve se souvient de son homonyme, un mec de l’Agence, une petite main qui avait pris congé d’Alpha comme ça, mine de rien. Il avait sauté d’un quai, un p’tit lac suisse-allemand bien comme il faut et, pfuiiit, disparu. Steeve regarde luire un énorme couteau de cuisine sur la table du salon, il l’a oublié là, il avait bricolé un truc et pas de cutter sous la main. La lame lui fait de l’œil, il se dit pourquoi pas. De toute manière, l’Agence ou de petits hommes verts vont tout bien tout remettre en place et il aura été effacé de la narration. Il doit passer trouver Adélaïde avant de décider quoique ce soit. Steeve a un à-priori positif, il aime bien l’écossais, ça lui rappelle des choses qui ne lui sont jamais arrivées, des peut-être heureux qu’il aurait tant de plaisir à raconter ou ressasser derrière une bière, une terrasse, fin d’après-midi, un printemps humide, l’un de ces improbables cafés-restaurants où se mêlent des bikers bidonnants, les vieux du quartier, des ados « rebelles » et de la blonde avec la miche en dépôt de bilan. Et voilà que le canapé pleure sur sa jeunesse à lui, Steeve, sa jeunesse disparue !? Il trouve que c’est encore plus triste que de finir au bord du trottoir dans l’attente d’être broyé dans la benne d’un camion-poubelle de la voierie. Steeve ramène le couteau à la cuisine. On est toujours à la croisée des chemins, ce petit moment d’indécision, moins qu’un vibrato, avant de plonger dans l’un des possibles qui s’offrent à vous et tout s’enchaîne comme des détritus qui tombent dans le dévaloir, la belle invention foireuse. On a fini par tous les condamner à la fin du siècle dernier, les gens étaient trop dégueu’, ils balançaient leurs restes alimentaires sans même les emballer d’un sac poubelle. Steeve se souvient avoir été accusé dans son adolescence par un concierge lusophone d’avoir jeté un reste de spaghettis bolognaise, spaghettis ayant terminés leur course sur le dos du dit technicien polyvalent de surface. L’image le fait marrer, ce qui ne retire rien au fait que son état d’homme sans qualité particulière le maintient dans une immobilité indécise. Ça ne le préserve ni du temps, ni de l’ennui. Caramba. Il y a donc eu un avant et il entre dans un après, celui de la guérison. Il ne retrouvera jamais l’état qu’il connaissait dans ce fameux avant. C’est évident. Il s’assoit. Il est soudain frappé par le souvenir, toutes les fois quand on l’a vilipendé, quand on s’est payé sa tronche, quand on l’a humilié et ça aurait continué s’il n’avait pris les choses en main, le petit hiatus quantique qui a replié Oméga sur la probabilité de son existence. Le canapé s’est endormi, Steeve fait attention de ne pas le réveiller.