Ça, le
fameux « ça » a encore frappé. « Ça »
l’a pris d’un coup. Il était à Berlin, Potsdam plus exactement, au Palais
Barberini, un affreux bâtiment en faux vieux historique dans lequel loge un
musée de peinture. Il y était pour le travail, contrôle inopiné de la
surveillance vidéo, exposition de natures mortes de van Gogh. L’essentiel se
trouvait dans une salle du sous-sol, une salle entière consacrée au peintre
est-allemand Wolfgang Mattheuer. Steeve est entré dans une nuit profonde, une
ville au loin, ses lumières, une route solitaire, la lune, les étoiles, les
phares d’une voiture qui s’approche. Mattheuer lui a dit de monter. Ils ont
fait route un instant en silence, une route obscure, silence des mots mais
musique, « Les folies d’Espagne », Marin Marais, un cassétophone
mi-pourri sur la banquette arrière.
« Ce n’est pas aussi bon que sur un I-phone. »
Wolfgang sourit et poursuit, « c’est l’histoire d’un mec qui vit alors que
son monde est perdu, mort pour lui … J’ai connu la même chose dès 89, la chute
du mur, etc. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose de biaisé, j’y ai
moi-même contribué puis ce que j’ai voulu changer a simplement disparu. Ce n’est
pas plus grave. Les arts sont l’écho du monde. Marin Marais a su rendre la
profondeur du bruissement de l’étoffe du Temps, une robe de cour, un rideau sur
le parquet. Je n’ai pas de solution à t’offrir. Rentre chez toi, et regarde le
monde depuis ta fenêtre, ton lit, la banquette d’un café ou ton bureau, et tu
verras danser Oméga. » Plop. Steeve s’est retrouvé sur une chaise Louis
XIII rustique, l’appartement au-dessus des voies de train, la pseudo-grande
ville, une petite table devant lui, des photos éparses, un album. La chaise …
le cadeau de Noël de l’auteur gazeux, il trouvait que cette raideur élégante
siérait bien à Steeve. L’album : de vieilles photos, un cadeau tardif de Steeve
pour sa mère. Réaménagement historique ou quand on a aussi besoin d’une version
officielle dans sa vie. Et passe un train de marchandises en contrebas, la rumeur
métallique qui, d’ici 300m ébranlera le nouveau Musée étable des Beaux Arts. Steeve
se dit qu’il n’y a pas de hasards, la proximité entre son logement et des
balises temporelles, des toiles, combien ont-elles une petite vérité à livrer,
une pièce de puzzle, rébus quantique qui vise à la quadrature du cercle. Steeve
est rendu sur sa chaise Louis XIII, les bras ballants, le regard absent. Le
canapé se retient de pleurer, ne pas en rajouter à l’absence de perspectives,
tout juste un trou de ver dans une toile peinte aux tons merdasses. Derrière la
porte d’entrée, un type se retient de sonner, ne pas détourner l’instant de sa
valeur fondamentale ; accessoirement, le type, Friedhelm, n’a pas moins de
tact qu’un certain canapé. Il ne vient pas apporter de l’espoir à Steeve, ou
des lendemains qui chanteraient connement, mais un cadeau du souverain, un
petit portrait de l’empereur dans un cadre ovale en vermeil, décor de perles
sur le pourtour surmonté d’un nœud, très fin XIXème en Alpha. La photographie
est dédicacée, « à mon ami et sujet, avec amitié, reconnaissance. Franz
Joesph II » Le dos du cadre est gainé de velours bleu nuit, pareil pour le
pied dont le déploiement est retenu par une chaînette en vermeil de même.
Friedhelm jouit de quelques moyens techniques en sus de l’intuition dont un
canapé dépressif fait preuve à l’instant. C’est nouveau, une sorte de métronome
transdimensionnel afin de rester dans le temps quantique, affaire de rythme, la
musique est – aussi – une forme de balise. Les jazzeux sont les plus
naturellement réceptifs.
Entre l’abandon de Steeve et l’attente de Friedhelm se
tortillent mille légendes, mille récits, entre le mythe et la série télé, en
passant par le roman. Et tout est vrai, selon son plan, théorie des cordes,
etc. En géométrie, on parle toujours d’une « demi-droite dans l’espace »,
comme si l’on captait sur l’espace de la feuille une droite qui passait par là,
la rendre perceptible, compréhensible, visible. Un récit, une théorie, une
pensée offrent de la même manière une existence à un univers jusque là perdu
dans l’indéfinition du néant, la matrice fondamentale. Friedhelm, debout,
immobile derrière la porte de Steeve laisse encore passer l’évocation de
Belphégor, une série en noir-blanc, frottée de fantastique, première diffusion
en 64. Les sociétés secrètes et leur pseudo-savoir. Même l’auteur gazeux n’ose
plus de telle ficelle dans ses romans. La gare est proche, Friedhelm va plutôt
sauter dans un train, rencontrer le sus-mentionné auteur, lui déposer le cadeau
pour Steeve. Il a aussi quelque chose pour lui, un petit presse-papier en
bronze qui provient d’une résidence impériale. Friedhelm ne doit pas traîner,
ne pas manquer son créneau de transit. L’occasion de serrer la main à Steeve se
présentera bien à nouveau ; Friedhelm consultera sa table des
combinatoires dès qu’il sera en Oméga.
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