mardi, juillet 27, 2021

"La lumière des Césars", en librairie dès à présent.

 


Pour changer, je ne vous ai pas « offert » un opus autofictif. Pour une fois, je suis allé chercher plus loin, au pays des songes et de la vérité fabuleuse, cette autre réalité qui brille obscurément dans l’angle mort. Peut-être ne me suis-je jamais tant livré ; connaissez-vous le code ? Prenez et lisez, vous jugerez sur pièce.

Le récit est duel, ici et ailleurs mais où se trouve l’« ailleurs » ? Une galaxie ? une dimension ? un songe ? l’orientation d’une narration ? Il y a Steeve et Steve, genre le revers et l’avers d’une même pièce ; il y a aussi Alpha et Oméga. Deux états différents, allez savoir lequel est le bon ? Alpha, c’est ici-bas. Oméga n’est pas mieux mais dans un autre genre. Steeve y accède en prenant les commandes de Steve, quasi de la possession vaudou. En Oméga, la vie est tellement plus « Mitteleuropa », un univers hybride entre un opus de la série des Sissi et un épisode d’Hercule Poirot avec David Suchet dans la peau du détective belge. Ce n’est pas Art Déco mais Wiener Werk ou Secession. Voilà pour le décor.

L’intrigue ? Y a-t-il une intrigue ? Où court donc Steeve ? après la proie ou l’ombre ? Sait-il seulement ce qui lui arrive ? Il est ballotté d’une conspiration à l’autre, d’un système de valeur à la résolution d’un problème fantastique. Il est le héros qui ne connaît même pas les tenants et les aboutissants de la tragédie à laquelle il est sensé participer. Il n’est sûr que d’une chose : il est né en Alpha, son corps est coincé en Alpha mais il appartient à Oméga. Serait-il le jouet d’une instance malveillante ou l’instrument d’une sorte de … remise à zéro ?

« La lumière des Césars » est un texte que je porte depuis de longues années. Le hasard et des contretemps indépendants de la volonté de mon éditeur ont voulu qu’il sorte maintenant, en pleine non-guerre entre la liberté, la démocratie, toute notre bonne vie en style fin XXème et des puissants qui n’existent pas même s’ils existent mais ce  n’est pas du tout ce que l’on croit. Ma dernière publication est tout de même mieux ficelée. Les faits y sont tout aussi nébuleux mais il y a de l’action, une enquête policière, une révélation, un coup de théâtre, un retournement et un bref épilogue métaphorique, pour vous préparer à la suite.

Je porte donc ce récit depuis si longtemps que je n’arrive pas encore à me faire à l’idée qu’il existe, en un peu moins de 300 pages, avec sa couverture néo Art Déco, la deuxième et la troisième de couverture et leurs abattants illustrés, de la main de l’éditeur, deux scènes de rue en miroir, Alpha-Oméga. J’ai relu les épreuves, à plusieurs reprises, chasser la coquille, le contre-sens, l’approximation. Je n’arrive pas à lire le livre, les mots se dérobent, il ne m’appartient déjà plus.

Je souhaite que Steeve vous emmène aussi loin qu’il m’a déjà emmené, vers ces ailleurs en merveilles assourdies, un magasin de décours ou la coulisse de l’inconscient collectif ? A moins qu’Oméga n’existe vraiment, j’en aurai rendu compte par hasard, par inspiration ou par divination ?


« La lumière des Césars », éd. Hélice Hélas, 290 p., 24.-

lundi, juin 21, 2021

Anonymous - Chapitre 3

Dans le sommeil, on n’a pas besoin d’être cohérent, d’être « discursif », on peut être soi et un autre … soi. Saloperie de soma. Et rien que le nom me dit quelque chose. Mon frère s’est endormi, à côté de moi, le poids de son corps, la présence magnétique de sa personne, je la ressens intuitivement, et au-delà du sommeil, là où je redeviens un type de quarante ans, avec toute sorte de désirs que je ne comprends pas clairement. Je suis dans des maisons, des villages d’alpage, dans des téléphériques aux cabines larges comme une chambre, dans des stations de métro, auprès de personnes, de garçons, leurs visages si proches. Et le type de quarante ans que je suis n’est pas emprunté. Je ne suis pas emprunté. Je suis heureux, qui ne le serait pas, après avoir retrouvé ses seize ans, et quelle adolescence ! « Attendez, je vous montre, et j’arrive à faire ça – et une pirouette, souple élégante. En vérité, je vous le dis, avec l’âge, nous ne perdons pas nos possibilités physiques, nous perdons le mode d’emploi, comme la communication avec nos pieds, nos jambes, nos bras ! On se laisse déposséder de soi. « Il y a un brun qui sourit, un grand type de vingt ans, j’ai fait mon numéro, ça marche, une main amicale sur son épaule. C’est vraiment cool, belle soirée. Je refuse un verre, un minimum de sérieux, tout de même. Finalement, le brun me rattrape, me propose une bière, j’accepte. Il me parle de rêves, de l’impression qu’ils laissent au réveil. Je n’ai pas de position « théologique » sur le sujet, je m’aperçois, pour moi, que quelque chose m’échappe. Il y a le gamin de seize ans que j’étais la nuit passée mais j’ai l’impression qu’il y en a un autre, une homme un peu plus vieux, quelqu’un de proche, alourdi de secrets ou de révélations foireuses. Je n’aurai pas dû prendre de bière, ça ne me convient pas, je manque d’entraînement … Je me verrai bien donner la Communion à la bière !? Je perds un peu le fil. Le brun me demande si ça va ? « Tout va très bien, merci ». J’invente une histoire de sermon sur lequel je travaille. Le mec se marre. Il avait, un peu, oublié que j’étais le curé de la paroisse. J’aime son sourire, j’aime tous les sourires, mais j’aime particulièrement le sien. Il deviendra un homme magnifique, j’en suis sûr, pas un de ces vantards qui roulent des mécaniques et prennent du ventre sitôt coincés dans une histoire. Les gens se trompent lorsqu’ils imaginent la religion triste. Dieu aime la beauté, comme le diable, mais il l’aime sans apprêts, sans mise-en-scène. Le Christ était beau, je le sais. Robin se détourne après m’avoir offert à nouveau un sourire. C’est  tellement cliché : le curé et une jeune mec, tellement facile à mésinterpréter, et les potes de Robin de lui crier « alors ? t’as fini de jouer à Batman … » Rires. Un peu facile mais je souris aussi. Personne ne le voit ; je file à grands pas et laisse la villa Sarasin derrière moi. Je m’esquive par le parc, je vais slalomer à travers les rues calmes du Petit-Saconnex, la jolie banlieue mixte  et, miracle, heureuse. J’espère revoir Robin à la messe. Peut-être sera-t-il frappé par les mêmes choses que moi, le rapport au disciple préféré, le plus jeune, le plus colérique, le plus beau. « Femme, cet homme sera désormais ton fils » ; « … désormais cette femme sera ta mère » ; « … je ne suis pas digne de te recevoir mais dis seulement une parole et je serai guéri … ». Ça saute aux yeux pourtant ! Il y a encore ces histoires de sang, de filiation mystérieuse, de communauté de garçons, et Marie-Madeleine, et Lazare qu’Il aimait.  Ce n’est pourtant pas ce que l’on croit. Je sais qu’Il attend, sous le dôme de la chapelle, sous la rosace en étoile, Il attend des garçons comme Robin, de beaux garçons capables de convertir les foules, des garçons capables de séduire les femmes et de comprendre leur désir, des mères qui transmettront leur amour du Christ à leurs enfants. Je n’aurai pas dû prendre cette bière, c’est là que je me dis que je ne suis pas seul, l’autre type plus vieux, émerveillé et inquiet … éveillé et inquiet serait plus juste. Ce n’est pas Toi, Seigneur, ce n’est pas l’autre, c’est un homme qui vient bien avant moi, un homme qui a besoin de moi ! Ses prières sont venues jusqu’à moi ?! Il y a la légèreté d’une après-midi d’été autour de lui, et de la musique, Chopin … Schönberg voire Debussy. Il n’est pas très éloigné du gamin de seize ans, le danseur que j’ai trouvé en moi à mon éveil … Hé, voilà exactement le genre de choses qui plairaient à la presse poubelle : «  Le prêtre s’est réveillé avec un gamin de seize an en lui ! » Je suis un Deus joculator, un saltimbanque, un dominicain et je viens à toi mon Aimé, je vais m’arrêter un instant sur ce banc, quelques minutes, derrière Ta maison, le parc où parfois, dans la pénombre, si près de Toi, s’étreignent de jeunes couples, quelques soupirs étouffés, froissement de vêtements. Je n’aurais vraiment pas dû prendre cette bière, certainement un mauvais coup des gamins, je n’étais pas visé mais Robin, il m’a passé son verre, il n’y avait pas encore touché, MDMA, ou un truc du genre. Je vais commencer par dormir un peu, juste cinq …

lundi, février 08, 2021

Anonymous - Chapitre 2

 

J’ai peut-être pris un coup ? A faire le con comme ça, j’ai sauté et me suis ramassé. Je me suis tapé la tête et suis devenu partiellement amnésique ? Je demande à Anubis, le chien, Lou’. Il me regarde de coin. Je vais garder ça pour moi. Ma mère a encore insisté, à table, et m’a tendu un comprimé, ne pas oublier de le prendre, Changical, le soma. Ça me dit quelque chose ce mot ?! J’ai déjà entendu ça quelque part. Je recommence à danser, des pas contraints, quelques figures esquissées, tout est pourtant si clair sous les mots, évident. Lou’ danse avec moi. La fenêtre est ouverte, la rue calme, « étonnement », pourquoi voudrais-je dire « étonnement » ?  Ça ressemble à l’une de ces belles soirées comme dans les films … oui, les films, des vieux trucs où l’on chante, on danse, des « musicals ». Je ne veux pas, ne dois pas sortir, pas maintenant. Je le sais comme le reste, un petit frère, un frère du moins. Je débarrasse la table, chaque chose trouve sa place, naturellement. Je remplis le lave-vaisselle et tourne les talons vers ma chambre, comme le font tous les gamins de seize ans. Je partage ma chambre avec mon frère, un grand frère finalement, par l’âge, la taille peut-être mais je sais que, avec maman, on s’inquiète beaucoup … Je ne me rappelle pas ce que j’ai mangé, j’ai des problèmes de mémoires ? mon problème d’amnésie traumatique ? Je n’ai pas beaucoup  mangé, il n’y avait pas grand’chose sur la table ; il y a quelque chose de contraint, partout, autour. Pour mon frère, soit, c’est un petit frère lorsque je suis le mec de 40 ans. Il occupe le lit de droite, une affiche à la tête du lit, de la propagande politique, un truc du genre « Travail, Patrie, Famille » ou « franc, fort, fier, fidèle », ça se voit dans les drapeaux, le regard droit des jeunes gens, les uniformes. C’est un projet séduisant et simpliste mais moi je veux danser, même le ventre vide. Lou’ est monté tout naturellement sur mon lit, au-dessus, un poster aussi, Barichnikov attrapé lors d’un bond phénoménal. Danser n’est pas interdit ; la prouesse physique reste appréciée mais … il y a un mais, le monde est trop triste pour accepter la jubilation, la libération des corps, le dépassement physique. J’attends le retour de mon frère parce qu’il doit me conduire à mon cours, une petite association, un hangar en banlieue, une salle de danse improvisée, le système D semble être devenu la règle, à part pour tout ce qui touche le parti unique. En banlieue, il y a aussi le centre Changical, un lieu de réunion et de divertissement pour les membres du parti, les aspirants et tous ceux qui pourraient douter, qui ont peine à s’adapter. Mon frère sait conduire et il utilise la voiture que notre père a laissée. Est-il mort ou nous a-t-il abandonnés ? Mystère. Son évocation est le tabou familial ultime. Ne pas faire de peine à notre mère. Je sais que j’ai compris des choses … crois les avoir comprises mais quoi ? En préparant mon sac, je sens passer une inquiétude fugace, un truc que je n’ai pas réussi à attraper. Ç’a à voir avec le sac ou approchant. Je ne sais pas quoi, rien d’irrémédiable, je reste préoccupé. Et mon frère est un sale con ? Je vais monter dans « sa » voiture, je dors à côté de lui, je fais tout à la maison, je lui obéis pourquoi ? contre quoi ? Les questions ne mènent à rien, je vais attendre qu’il soit devant moi, je verrai bien. Je ne veux pas l’inquiéter, lui non plus, rapport à mon problème de cervelet, et le mec de quarante ans qui attend derrière la cloison, à peine une couche de méninges entre ma conscience et lui.

 

La véritable aventure n’est pas là, elle se tient dans … les heures, leur plénitude, leur succession, quelles que soient les circonstances. Même ici, à seize ans ou plus, ça tient à des riens, le jeu de la lumière dans le séjour, le bruit de la porte d’entrée, des clefs que l’on dépose sur un meuble. Mon frère se tient debout, Lou’ court vers lui mais ce ne sont que des détails, la vie banale, la vérité est ailleurs, c’est une affaire de temps et d’équilibre, c’est le regard clair et quelque chose de plus que …, la physionomie de mon frère, un mec de trois-quatre ans mon aîné, stable sur ses jambes que je sais puissantes, infatigables, et ce quelque chose de sûr qu’il affecte, une pose mais je ne lui en veux pas, jamais. C’est peut-être le soma qui me rend aussi « présent au monde ». Je sais que c’est une impression que je porte sur moi, comme un parfum, à chaque fois que je sors du cinéma. Mon frère m’attrape par l’épaule, « grouille » ; la main est aussi puissante que les jambes. Il n’y a rien chez lui que je voudrais ignorer. Et pourtant … Nous ne parlons pas dans la voiture. J’ai un sac à mes pieds, je l’ai rempli sans trop savoir, mes mains en savent autant que mes pieds, et le reste de ce corps aussi. On ne roule pas longtemps ; Jimmy, mon frère, me dit qu’il hésite à les rejoindre, à devenir membre des jeunesses du parti. Il ne me demande pas mon avis, il en parle comme s’il voulait me convaincre. Je voudrais, à l’instant, être l’homme de quarante ans que je ne suis pas, je voudrais être il y a quelques heures de cela, dans la forêt avec le chien. Je n’ai rien perdu du bien-être de cet instant, c’est une affaire de plénitude mais que sait-on de la « plénitude » à 16 ans. Je sais que ça m’arrive en fin de répétition, quand je projette dans une pirouette fouettée ou un grand jeté ma sueur avec mes membres et que l’espace semble m’obéir. Cela dure le temps d’un saut. Dans la forêt, c’était plus long, plus diffus, plus « sensuel » peut-être. Encore un effet du soma, faire oublier les difficultés de la pénurie générale, « une tenue impeccable : la meilleure  réponse aux restrictions » proclame une « publicité » collée à même le mur d’un hangar derrière moi, et c’est vrai, tout est propret, quasi pas de poubelles. « Je passe te chercher après ton entraînement » m’a lancé mon frère, le hangar est un studio de danse, je salue mécaniquement des garçons, des filles alors que j’entre dans le bâtiment. Une lumière rosée se répand derrière le complexe de divertissement, un multiplexe Changical , une enseigne en néons de couleur, une enseigne d’une police de caractère rétro. J’observe la vue depuis une fenêtre du vestiaire, j’observe comme si je ne voyais pas vraiment, j’observe comme si on me racontait la vue. « Je ne suis pas moi ?! » à peine susurré, et la crainte d’avoir été entendu. Ce soir, on répète « Come, gentle night », une création du directeur de notre troupe. On pourra peut-être le jouer à côté, à l’occasion de la grande soirée des « Mérites du sport ». Arthus, le directeur, dit que ça ne vaut pas la scène d’un opéra. Il semble gêné de ces quelques mots, il enchaîne sur mon solo, je vis ! je suis le vent dans les hautes herbes, je suis l’émotion qui éclate en petites bulles dans la gorge, je suis un interprète de seize ans et je vaux les danseurs de vingt, vingt-cinq ans qui m’entourent sur scène. Arthus sourit mais il est à la fois triste ; je pourrais être lui quand j’ai quarante ans, quand je suis l’autre, celui qui fait de moi un gamin génial et je termine mon solo, j’ai mal, un truc dedans qui me fait me plier en deux plus encore que l’essoufflement. J’ai envie de trucs bizarres, alcool fort et fumée, et j’ai déjà entendu ça ailleurs : soma. Ça me rappelle … ? et je bute sur un souvenir effacé, il y a aussi la promenade en voiture, je descends sur une place, de la circulation, un grand magasin d’alimentation asiatique, en gros et détail, trois étages … Je suis sûr que c’est cette merde que l’on est obligé de prendre.

samedi, janvier 30, 2021

Anonymous - Chapitre 1


Le texte qui va suivre dans ce billet et les prochains a été écrit en 2017-2018. Sa rédaction s'est imposée à moi un matin, après m'être réveillé d'un rêve long et dense. Je n'imaginais absolument pas ce que pourrait être 2020 ni les années qui suivront.

Je suis un homme dans la quarantaine, plutôt heureux avec lui-même, dans l’instant, exact. Je m’apprête à rentrer chez moi. J’ai profité du beau pour sortir le chien, un vallon en proche périphérie, une modeste rivière et la luxuriance d’une végétation de sous-bois. J’en ai pour dix minutes avant de rentrer. J’ai une main dans la poche. De l’autre, je tiens la laisse, le chien est détaché, il court devant moi, il furète dans les grandes herbes. J’entends clairement le flux de l’onde. Je porte un pantalon beige, des baskets de toile. Je n’ai pas un très grand chien, 20 cm au garrot, 40 de long, un terrier couleur feu, de grandes oreilles de fennecs. Je suis bien, je me sens bien, détendu, heureux en dépit de … Un petit problème, du genre la tapisserie qui décolle …Je sens le rythme, un groove qui me caresse l’intérieur, une façon d’être au monde. Pour en revenir au problème … j’attache le chien, nous arrivons au début d’une rue, j’attrape la moitié de mon reflet dans une glace, une épaule, bien dessinée sous l’étoffe d’une chemise à carreaux, genre écossais, du bleu, du vert, un filet rouge, je ne cherche pas plus loin, il y a peut-être un problème avec mon reflet ; il y a un problème, c’est certain.

 C’est fou ce que j’étais bien au bord de la rivière, le soleil, le silence et cette bonne odeur que je sens sur mes doigts, le parfum même du soleil. J’aurais dû rester encore mais je devais rentrer. Pourquoi au fait ? J’appelle le chien, « Lou’ », il lève l’oreille, me rejoins, je l’attache, « C’est cool … » quoi exactement ? Je connais le nom de mon chien ?! On se rapproche du problème mais ça n’en est pas un, je le sens, au fond de moi, tête ou ventre, je sais que je suis habitué, abonné à ce genre de truc, et j’ai passé un bel après-midi. Le soleil se reflète sur les vitrines, un rien aveuglant, j’adore ce type de « décors », il n’y a pas mieux pour commencer à se raconter des histoires ; avec les quelques heures au bord de la rivière, ça fait déjà une amorce, ou un prologue, pourquoi s’embarrasser avec un problème ! Quel problème ? Lou’ trottine devant moi, durant 2-3 minutes, il a l’air de connaître le chemin, ça en fait un , au moins … d’où le problème. Je sais que je ne souffre pas de trouble de la mémoire ou d’histoires d’Alzheimer … Je n’arriverai toutefois pas à dire ce que je faisais exactement au bord d’une rivière, cet aprèm’, et quelle rivière ? quelle ville ? Lou’ me regarde ; je ne perçois pas le message de son regard. En fait, je ne sais absolument pas ce que faisais avant la balade au bord de la rivière. Je suis un homme dans la quarantaine qui n’ose subitement plus regarder ses mains ou toucher son visage … Mes pas me guident, je suis dans une logique, je ne suis ni inquiet, ni perdu … je ne sais pas qui je suis au juste. Il y a l’homme de quarante ans, il y a quelqu’un d’autre encore. Je profite d’une vitrine pour me regarder, franchement, et découvrir que je suis un gamin, de 16 ou 17 ans, ou à peine plus. Lou’ revient vers moi, me gratte la jambe, s’arc-boute, c’est … plaisant cette « jeunesse ». J’ai vraiment fait une belle promenade. Je dois être un type dans la quarantaine et le corps d’un grand ado, pas de quoi s’énerver. Je ne suis pas forcément pour de bon le quadra que je sentais être, pas plus que le presqu’adulte qui avance en dansant avec son chien, un truc que ces pieds-là savent faire. Je sais qu’il n’y a pas que de la joie et de l’insouciance autour de moi. Ce n’est pas une « visite » d’agrément que je suis venu faire, quelque chose de plus fondamental quoiqu’il faille se méfier des grands mots, les jappements de Lou’ sont bien plus clairs. Il pense qu’il est heureux … il pense : « Je suis heureux ». Je suis « un » et le bonheur tient dans la réalité de cette lumière, ce soleil, ne pas se laisser démultiplier dans les replis du récit. Je sais même … faire la roue. Je suis génial comme gamin ! J’ai même dû apprendre quelques tours au chien. Je ne suis pourtant pas forain. Je vais être en retard, presser le pas. Finalement, j’avais raison, il n’y a pas de problème, pas en ce qui me concerne. Au tournant de la rue, les constructions prennent de la hauteur, je laisse derrière moi les bâtiments de deux étages et commerces au rez. Il y a des affiches au bord du trottoir, des trucs de propagande hygiéniste, genre « brossez-vous les dents » mais il est question de comprimés, je rappelle à nouveau Lou’ près de moi, plus envie de faire la roue mais je me sens toujours aussi bien. Les cachetons placardés en format international, ce doit être un trip légal, voire même obligatoire selon ce qui est écrit sur une pancarte, un bus, mes pieds sont montés, des instructions, « ne pas resquiller, réservé aux somatés » et la petite pilule en illustration. Je m’assois, toujours aussi « high », je dois être bien chargé et voilà pourquoi je me prends pour un quadra alors que je suis ado. Normalement, je ne devrais pas être capable d’élaborer une pensée rationnelle, je sais que j’ai déjà consommé des psychotropes illégaux et ça ne m’a pas fait cet effet. Il doit y avoir un troisième, quelque part entre le gamin et le quadra. Moi peut-être ? « Moi, cet inconnu ? », la philo à deux balles pour supermarché.

 Le bus poursuit sa course, Lou’ dresse l’oreille, mes jambes savent que je descends sous peu. Je me tourne vers un type, échanger quelques mots, je ne sais pas exactement qui il est … consciemment … je sais que je le connais, Lou’ lui renifle la jambe, le regarde avec confiance. Ma bouche articule des banalités, il me parle d’une course au « Leisure Center », y trouver un soma d’un arôme original. « Il faut que j’en parle à la maison, peut-être que ma mère … » J’ai dit « ma mère » ?! Se soumettre à l’arbitraire de l’autorité familiale, les lubies maternelles, pitié. Je sais que je ne suis pas un type de quarante ans ou plus et encore moins un ado. « Je » est, je suis. Mes pieds, mes jambes, Lou’, le type et moi descendons du bus. Je salue le type qui poursuit tout droit, je tourne dans une ruelle, pousse la porte d’un locatif standard, plutôt propret, avec des plantes dans le hall, « pour faire joli ». Le chien me précède dans l’escalier, j’entre dans un vrai petit appart’ familial séjour-cuisine-salle à manger d’un seul tenant, ouvert, très propret, très « famille heureuse », joli et à hurler de banalité. Si j’étais vraiment un gamin de 16 ans, je n’aurais pas le tiers du vocabulaire nécessaire, rendre cette banalité. Je suis apparemment « l’homme de la maison », famille monoparentale, banalité encore, un plus jeune frère … ou une sœur, beaucoup de compréhension, de complicité et le panier du chien. Je suis peut-être un mec de quarante ans à l’intérieur pour remplacer le père, absent ? mort ? Peut-être. La contrainte omniprésente, doucereuse sous le moelleux de la normalité. Il était l’heure de rentrer pour manger, tôt, 18h, ma … mère reprend le travail plus tard. Elle ne doit pas être caissière dans une supérette de nuit, non, quelque chose de plus sophistiqué et altruiste, je l’imagine bossant dans un hôpital, elle n’est pas médecin, la décoration de l’appartement ne serait pas d’un aussi mauvais goût gentillet. J’ai tout de même la place de rebondir en sauts, atteindre l’extrémité de la pièce, la joie de Lou’ couché là dans son panier. Mes pieds, mes jambes, mes bras, mon corps tout entier me rappellent que je suis … danseur ! Je veux être danseur, le rire d’une mère, le repas, vite ! Vivre, m’exprimer, et encore mieux, merci Changical. J’arrive à faire des trucs déments dans ce petit séjour, je sens fougue, révolte, humiliation et espoir remonter de mes membres vers la tête. Je m’entraîne, dur, pas d’académie officielle, mes pieds savent où se trouve le gymnase, j’irait plus tard, dîner d’abord, ma mère est pressée. Lou’ s’est lové au fond de son panier.