J’ai peut-être pris un coup ? A faire le con comme ça, j’ai sauté et me suis ramassé. Je me suis tapé la tête et suis devenu partiellement amnésique ? Je demande à Anubis, le chien, Lou’. Il me regarde de coin. Je vais garder ça pour moi. Ma mère a encore insisté, à table, et m’a tendu un comprimé, ne pas oublier de le prendre, Changical, le soma. Ça me dit quelque chose ce mot ?! J’ai déjà entendu ça quelque part. Je recommence à danser, des pas contraints, quelques figures esquissées, tout est pourtant si clair sous les mots, évident. Lou’ danse avec moi. La fenêtre est ouverte, la rue calme, « étonnement », pourquoi voudrais-je dire « étonnement » ? Ça ressemble à l’une de ces belles soirées comme dans les films … oui, les films, des vieux trucs où l’on chante, on danse, des « musicals ». Je ne veux pas, ne dois pas sortir, pas maintenant. Je le sais comme le reste, un petit frère, un frère du moins. Je débarrasse la table, chaque chose trouve sa place, naturellement. Je remplis le lave-vaisselle et tourne les talons vers ma chambre, comme le font tous les gamins de seize ans. Je partage ma chambre avec mon frère, un grand frère finalement, par l’âge, la taille peut-être mais je sais que, avec maman, on s’inquiète beaucoup … Je ne me rappelle pas ce que j’ai mangé, j’ai des problèmes de mémoires ? mon problème d’amnésie traumatique ? Je n’ai pas beaucoup mangé, il n’y avait pas grand’chose sur la table ; il y a quelque chose de contraint, partout, autour. Pour mon frère, soit, c’est un petit frère lorsque je suis le mec de 40 ans. Il occupe le lit de droite, une affiche à la tête du lit, de la propagande politique, un truc du genre « Travail, Patrie, Famille » ou « franc, fort, fier, fidèle », ça se voit dans les drapeaux, le regard droit des jeunes gens, les uniformes. C’est un projet séduisant et simpliste mais moi je veux danser, même le ventre vide. Lou’ est monté tout naturellement sur mon lit, au-dessus, un poster aussi, Barichnikov attrapé lors d’un bond phénoménal. Danser n’est pas interdit ; la prouesse physique reste appréciée mais … il y a un mais, le monde est trop triste pour accepter la jubilation, la libération des corps, le dépassement physique. J’attends le retour de mon frère parce qu’il doit me conduire à mon cours, une petite association, un hangar en banlieue, une salle de danse improvisée, le système D semble être devenu la règle, à part pour tout ce qui touche le parti unique. En banlieue, il y a aussi le centre Changical, un lieu de réunion et de divertissement pour les membres du parti, les aspirants et tous ceux qui pourraient douter, qui ont peine à s’adapter. Mon frère sait conduire et il utilise la voiture que notre père a laissée. Est-il mort ou nous a-t-il abandonnés ? Mystère. Son évocation est le tabou familial ultime. Ne pas faire de peine à notre mère. Je sais que j’ai compris des choses … crois les avoir comprises mais quoi ? En préparant mon sac, je sens passer une inquiétude fugace, un truc que je n’ai pas réussi à attraper. Ç’a à voir avec le sac ou approchant. Je ne sais pas quoi, rien d’irrémédiable, je reste préoccupé. Et mon frère est un sale con ? Je vais monter dans « sa » voiture, je dors à côté de lui, je fais tout à la maison, je lui obéis pourquoi ? contre quoi ? Les questions ne mènent à rien, je vais attendre qu’il soit devant moi, je verrai bien. Je ne veux pas l’inquiéter, lui non plus, rapport à mon problème de cervelet, et le mec de quarante ans qui attend derrière la cloison, à peine une couche de méninges entre ma conscience et lui.
La
véritable aventure n’est pas là, elle se tient dans … les heures, leur
plénitude, leur succession, quelles que soient les circonstances. Même ici, à
seize ans ou plus, ça tient à des riens, le jeu de la lumière dans le séjour,
le bruit de la porte d’entrée, des clefs que l’on dépose sur un meuble. Mon
frère se tient debout, Lou’ court vers lui mais ce ne sont que des détails, la
vie banale, la vérité est ailleurs, c’est une affaire de temps et d’équilibre,
c’est le regard clair et quelque chose de plus que …, la physionomie de mon
frère, un mec de trois-quatre ans mon aîné, stable sur ses jambes que je sais
puissantes, infatigables, et ce quelque chose de sûr qu’il affecte, une pose
mais je ne lui en veux pas, jamais. C’est peut-être le soma qui me rend aussi
« présent au monde ». Je sais que c’est une impression que je porte
sur moi, comme un parfum, à chaque fois que je sors du cinéma. Mon frère
m’attrape par l’épaule, « grouille » ; la main est aussi
puissante que les jambes. Il n’y a rien chez lui que je voudrais ignorer. Et
pourtant … Nous ne parlons pas dans la voiture. J’ai un sac à mes pieds, je
l’ai rempli sans trop savoir, mes mains en savent autant que mes pieds, et le
reste de ce corps aussi. On ne roule pas longtemps ; Jimmy, mon frère, me
dit qu’il hésite à les rejoindre, à devenir membre des jeunesses du parti. Il
ne me demande pas mon avis, il en parle comme s’il voulait me convaincre. Je
voudrais, à l’instant, être l’homme de quarante ans que je ne suis pas, je
voudrais être il y a quelques heures de cela, dans la forêt avec le chien. Je
n’ai rien perdu du bien-être de cet instant, c’est une affaire de plénitude
mais que sait-on de la « plénitude » à 16 ans. Je sais que ça
m’arrive en fin de répétition, quand je projette dans une pirouette fouettée ou
un grand jeté ma sueur avec mes membres et que l’espace semble m’obéir. Cela
dure le temps d’un saut. Dans la forêt, c’était plus long, plus diffus, plus
« sensuel » peut-être. Encore un effet du soma, faire oublier les
difficultés de la pénurie générale, « une tenue impeccable : la meilleure réponse aux restrictions » proclame une
« publicité » collée à même le mur d’un hangar derrière moi, et c’est
vrai, tout est propret, quasi pas de poubelles. « Je passe te chercher
après ton entraînement » m’a lancé mon frère, le hangar est un studio de
danse, je salue mécaniquement des garçons, des filles alors que j’entre dans le
bâtiment. Une lumière rosée se répand derrière le complexe de divertissement,
un multiplexe Changical ,
une enseigne en néons de couleur, une enseigne d’une police de caractère rétro.
J’observe la vue depuis une fenêtre du vestiaire, j’observe comme si je ne
voyais pas vraiment, j’observe comme si on me racontait la vue. « Je ne
suis pas moi ?! » à peine susurré, et la crainte d’avoir été entendu.
Ce soir, on répète « Come, gentle night », une création du directeur
de notre troupe. On pourra peut-être le jouer à côté, à l’occasion de la grande
soirée des « Mérites du sport ». Arthus, le directeur, dit que ça ne vaut
pas la scène d’un opéra. Il semble gêné de ces quelques mots, il enchaîne sur
mon solo, je vis ! je suis le vent dans les hautes herbes, je suis
l’émotion qui éclate en petites bulles dans la gorge, je suis un interprète de
seize ans et je vaux les danseurs de vingt, vingt-cinq ans qui m’entourent sur
scène. Arthus sourit mais il est à la fois triste ; je pourrais être lui
quand j’ai quarante ans, quand je suis l’autre, celui qui fait de moi un gamin
génial et je termine mon solo, j’ai mal, un truc dedans qui me fait me plier en
deux plus encore que l’essoufflement. J’ai envie de trucs bizarres, alcool fort
et fumée, et j’ai déjà entendu ça ailleurs : soma. Ça me rappelle … ? et je bute
sur un souvenir effacé, il y a aussi la promenade en voiture, je descends sur
une place, de la circulation, un grand magasin d’alimentation asiatique, en
gros et détail, trois étages … Je suis sûr que c’est cette merde que l’on est
obligé de prendre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire