Le texte qui va suivre dans ce billet et les prochains a été écrit en 2017-2018. Sa rédaction s'est imposée à moi un matin, après m'être réveillé d'un rêve long et dense. Je n'imaginais absolument pas ce que pourrait être 2020 ni les années qui suivront.
Je suis un
homme dans la quarantaine, plutôt heureux avec lui-même, dans l’instant, exact.
Je m’apprête à rentrer chez moi. J’ai profité du beau pour sortir le chien, un
vallon en proche périphérie, une modeste rivière et la luxuriance d’une
végétation de sous-bois. J’en ai pour dix minutes avant de rentrer. J’ai une
main dans la poche. De l’autre, je tiens la laisse, le chien est détaché, il
court devant moi, il furète dans les grandes herbes. J’entends clairement le
flux de l’onde. Je porte un pantalon beige, des baskets de toile. Je n’ai pas
un très grand chien, 20 cm au garrot, 40 de long, un terrier couleur feu, de
grandes oreilles de fennecs. Je suis bien, je me sens bien, détendu, heureux en
dépit de … Un petit problème, du genre la tapisserie qui décolle …Je sens le
rythme, un groove qui me caresse l’intérieur, une façon d’être au monde. Pour
en revenir au problème … j’attache le chien, nous arrivons au début d’une rue,
j’attrape la moitié de mon reflet dans une glace, une épaule, bien dessinée
sous l’étoffe d’une chemise à carreaux, genre écossais, du bleu, du vert, un
filet rouge, je ne cherche pas plus loin, il y a peut-être un problème avec mon
reflet ; il y a un problème, c’est certain.
C’est fou
ce que j’étais bien au bord de la rivière, le soleil, le silence et cette bonne
odeur que je sens sur mes doigts, le parfum même du soleil. J’aurais dû rester
encore mais je devais rentrer. Pourquoi au fait ? J’appelle le chien, « Lou’ »,
il lève l’oreille, me rejoins, je l’attache, « C’est cool … » quoi
exactement ? Je connais le nom de mon chien ?! On se rapproche du
problème mais ça n’en est pas un, je le sens, au fond de moi, tête ou ventre,
je sais que je suis habitué, abonné à ce genre de truc, et j’ai passé un bel
après-midi. Le soleil se reflète sur les vitrines, un rien aveuglant, j’adore
ce type de « décors », il n’y a pas mieux pour commencer à se
raconter des histoires ; avec les quelques heures au bord de la rivière,
ça fait déjà une amorce, ou un prologue, pourquoi s’embarrasser avec un
problème ! Quel problème ? Lou’ trottine devant moi, durant 2-3
minutes, il a l’air de connaître le chemin, ça en fait un , au moins … d’où le
problème. Je sais que je ne souffre pas de trouble de la mémoire ou d’histoires
d’Alzheimer … Je n’arriverai toutefois pas à dire ce que je faisais exactement
au bord d’une rivière, cet aprèm’, et quelle rivière ? quelle ville ?
Lou’ me regarde ; je ne perçois pas le message de son regard. En fait, je
ne sais absolument pas ce que faisais avant la balade au bord de la rivière. Je
suis un homme dans la quarantaine qui n’ose subitement plus regarder ses mains
ou toucher son visage … Mes pas me guident, je suis dans une logique, je ne
suis ni inquiet, ni perdu … je ne sais pas qui je suis au juste. Il y a l’homme
de quarante ans, il y a quelqu’un d’autre encore. Je profite d’une vitrine pour
me regarder, franchement, et découvrir que je suis un gamin, de 16 ou 17 ans,
ou à peine plus. Lou’ revient vers moi, me gratte la jambe, s’arc-boute, c’est …
plaisant cette « jeunesse ». J’ai vraiment fait une belle promenade.
Je dois être un type dans la quarantaine et le corps d’un grand ado, pas de
quoi s’énerver. Je ne suis pas forcément pour de bon le quadra que je sentais
être, pas plus que le presqu’adulte qui avance en dansant avec son chien, un
truc que ces pieds-là savent faire. Je sais qu’il n’y a pas que de la joie et
de l’insouciance autour de moi. Ce n’est pas une « visite » d’agrément
que je suis venu faire, quelque chose de plus fondamental quoiqu’il faille se
méfier des grands mots, les jappements de Lou’ sont bien plus clairs. Il pense
qu’il est heureux … il pense : « Je suis heureux ». Je suis « un »
et le bonheur tient dans la réalité de cette lumière, ce soleil, ne pas se
laisser démultiplier dans les replis du récit. Je sais même … faire la roue. Je
suis génial comme gamin ! J’ai même dû apprendre quelques tours au chien.
Je ne suis pourtant pas forain. Je vais être en retard, presser le pas.
Finalement, j’avais raison, il n’y a pas de problème, pas en ce qui me concerne.
Au tournant de la rue, les constructions prennent de la hauteur, je laisse
derrière moi les bâtiments de deux étages et commerces au rez. Il y a des
affiches au bord du trottoir, des trucs de propagande hygiéniste, genre « brossez-vous
les dents » mais il est question de comprimés, je rappelle à nouveau Lou’
près de moi, plus envie de faire la roue mais je me sens toujours aussi bien.
Les cachetons placardés en format international, ce doit être un trip légal,
voire même obligatoire selon ce qui est écrit sur une pancarte, un bus, mes
pieds sont montés, des instructions, « ne pas resquiller, réservé aux somatés » et la petite pilule en
illustration. Je m’assois, toujours aussi « high », je dois être bien
chargé et voilà pourquoi je me prends pour un quadra alors que je suis ado.
Normalement, je ne devrais pas être capable d’élaborer une pensée rationnelle,
je sais que j’ai déjà consommé des psychotropes illégaux et ça ne m’a pas fait
cet effet. Il doit y avoir un troisième, quelque part entre le gamin et le
quadra. Moi peut-être ? « Moi, cet inconnu ? », la philo à
deux balles pour supermarché.
Le bus
poursuit sa course, Lou’ dresse l’oreille, mes jambes savent que je descends
sous peu. Je me tourne vers un type, échanger quelques mots, je ne sais pas
exactement qui il est … consciemment … je sais que je le connais, Lou’ lui
renifle la jambe, le regarde avec confiance. Ma bouche articule des banalités,
il me parle d’une course au « Leisure Center », y trouver un soma d’un arôme original. « Il faut
que j’en parle à la maison, peut-être que ma mère … » J’ai dit « ma
mère » ?! Se soumettre à l’arbitraire de l’autorité familiale, les
lubies maternelles, pitié. Je sais que je ne suis pas un type de quarante ans
ou plus et encore moins un ado. « Je » est, je suis. Mes pieds, mes
jambes, Lou’, le type et moi descendons du bus. Je salue le type qui poursuit tout
droit, je tourne dans une ruelle, pousse la porte d’un locatif standard, plutôt
propret, avec des plantes dans le hall, « pour faire joli ». Le chien
me précède dans l’escalier, j’entre dans un vrai petit appart’ familial
séjour-cuisine-salle à manger d’un seul tenant, ouvert, très propret, très « famille
heureuse », joli et à hurler de banalité. Si j’étais vraiment un gamin de
16 ans, je n’aurais pas le tiers du vocabulaire nécessaire, rendre cette
banalité. Je suis apparemment « l’homme de la maison », famille
monoparentale, banalité encore, un plus jeune frère … ou une sœur, beaucoup de
compréhension, de complicité et le panier du chien. Je suis peut-être un mec de
quarante ans à l’intérieur pour remplacer le père, absent ? mort ?
Peut-être. La contrainte omniprésente, doucereuse sous le moelleux de la
normalité. Il était l’heure de rentrer pour manger, tôt, 18h, ma … mère reprend
le travail plus tard. Elle ne doit pas être caissière dans une supérette de
nuit, non, quelque chose de plus sophistiqué et altruiste, je l’imagine bossant
dans un hôpital, elle n’est pas médecin, la décoration de l’appartement ne
serait pas d’un aussi mauvais goût gentillet. J’ai tout de même la place de
rebondir en sauts, atteindre l’extrémité de la pièce, la joie de Lou’ couché là
dans son panier. Mes pieds, mes jambes, mes bras, mon corps tout entier me
rappellent que je suis … danseur ! Je veux être danseur, le rire d’une
mère, le repas, vite ! Vivre, m’exprimer, et encore mieux, merci Changical. J’arrive à faire des trucs
déments dans ce petit séjour, je sens fougue, révolte, humiliation et espoir
remonter de mes membres vers la tête. Je m’entraîne, dur, pas d’académie
officielle, mes pieds savent où se trouve le gymnase, j’irait plus tard, dîner
d’abord, ma mère est pressée. Lou’ s’est lové au fond de son panier.
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