Narcìs Puget Viñas, autoportrait. |
Parfois,
elle ouvre les yeux et bat des paupières. Elle est aussi capable de suivre le
mouvement du doigt qu’un chef de clinique lui met sous le nez. Steeve est
arrivé après la toilette, dans son joli costume de « men in black »,
et ça le fait, surtout avec les lunettes noires et un bouquet de roses. Légèrement
« too much » pense-t-il. Il est resté un instant à la regarder dormir
paisiblement. Elle n’est pas particulièrement pâle. Elle a l’air plutôt … en
forme, à peine amaigrie. Steeve finit par lui faire la lecture, un article
climatosceptique reçu via un réseau social. En fait, l’académie des sciences
impériales (en Oméga) a émis l’hypothèse dans un rapport destiné à l’Agence que
les modifications climatiques dues à la grande volatilisation seraient peut-être
à l’origine du réchauffement en Alpha. Steeve glisse son smarphone dans sa
poche et raconte deux ou trois des trucs bizarres qui lui sont arrivés
dernièrement. Il s’attarde un peu sur son séjour viennois, Musil, Schiele,
Ulrich et Dio… non, pas un mot sur Diotime ni sur Bonadea. Et, oh oui ! il
a rendu Oméga caduc, à cause d’un transit prohibé. A ce chapitre, il eut
préféré revenir sur la tentative d’assassinat de Mirim, le cousin Agron, morale
clanique, cinq ans déjà ! Cinq ans de coma pour sa « belle ».
Steeve aurait voulu la faire « migrer » mais il faut être conscient
pour nidifier dans un scaphandre. Steeve aimerait retrouver des habitudes, un
rythme, le charme de l’ennui plutôt que les grandes orgues de la tragédie et la
souillure du surnaturel. On ne l’imagine pas vraiment ainsi mais les mondes
parallèles, la métempsychose, les petits martiens, les trous de ver et tout le
bataclan sont parfaitement répugnants. Incongru comme de l’ail dans une
pâtisserie et répugnant comme une couche pleine au milieu d’un étal de
boulangerie ! Il était finalement plutôt heureux dans la peau d’un vigile
amoureux d’une belle alba’, un peu raté, un peu trafficoteur, un peu con-con.
On n’imagine pas le confort à être banal. Commun. Transparent. Steeve caresse
un peu la main de Mirim. Il est fini le temps béni quand on pouvait le
confondre avec la tapisserie. A peine le temps de faire les courses dans une
supérette qu’on l’envoie dans une île des Baléares, vérifier l’installation
vidéo d’un musée d’art local. Steeve remarque pour lui, au passage, qu’il a
pris du grade dans ses proto-activités de vigile : il est attaché à la
surveillance vidéo de lieux d’expositions. Finies les soirées teuf déguisés en
néo-flics ou, même, costume noir cintré. Il se retrouve, face à la mer, ineffable,
un hôtel de moyenne catégorie, et vaguement un moment par-ci, par-là, durant
les heures d’ouverture du musée Puget, vérifier l’angle et le bon
fonctionnement des caméras. Ça sent la mission prétexte et l’autoportrait du maître s’est adressé à
lui, un message de Friedhelm, la connexion directe reste difficile mais il est
toujours possible depuis Oméga de passer par les balises. Narcìs Puget Viñas n’a jamais
cultivé une pensée politique, il a surtout voulu travailler pour l’Espagne à
travers sa peinture. Son fils, Puget Riquer, est resté de même en dehors de la
critique antifranquiste.
-
Même
le caudillo savait qu’il y avait autre chose, qui nous dépassait tous … On m’a
dit de vous dire de ne pas vous inquiéter. Maintenant que les balises sont en
voie d’être toutes raccordées … on vous expliquera les détails, j’ai peur de
m’embrouiller. Et, dernière chose, vous êtes attendu à Berlin, allez-y
directement, vous changerez de vol à Barcelone, les billets vous attendent à la
réception de votre hôtel.
Steeve fixe
les traits du vieillard, mise-en-scène classique de l’artiste alors que sa
peinture est bien plus novatrice par la forme, les tons employés, la patte
néo-impressionniste. Steeve passe rapidement d’une toile à l’autre, des rires
s’en échappent, une clameur de foule, les pas ferrés d’une mule, une litanie
façon « récitation du rosaire ». Toute la bonne vie ibizienne s’offre
à lui, irréelle et intemporelle à la fois, à des années lumière du tohubohu
festif coké extasié de la « saison ». Nous sommes l’ancien monde glisse une femme dans son costume
traditionnel, la jupe sombre ourlée de blanc, le bustier et le tablier
richement brodé, la cape à capuche en cas de pluie. Nous portons des valeurs immuables souffle-t-elle encore. Et Puget
Viñas de surenchérir : Pourquoi
croyez-vous que mon œuvre parle aux transitaires ? Oméga, comme vous le
nommez, est LE MODÈLE abouti. Puis le silence, un léger grésillement dans
l’oreille droite, Steeve assure au directeur que le musée est parfaitement
surveillé, les caméras couvrent tout l’espace d’exposition, les images sont
stockées dans un cloud sécurisé où toutes ces toiles doivent s’interpeler dans
la plus grande confusion, recomposer le monde et l’histoire dans une
instantanéité surnaturelle, les lois sibyllines de la physique cantique … Il ne
sait pas trop combien de musées, de galeries, de collections privées sont ainsi
reliées, interconnexion de toutes ces balises, du portrait historique au
paysage surréaliste, de la scène de genre à la fresque allégorique, des peintures
pariétales animalières de Lascaux à l’expressionisme non-figuratif. De la
puissance de l’image, de la représentation « artificielle » en
matrice du réel et non en expression de celui-ci. D’un jour à l’autre, les
œuvres « fliquées » ne doivent pas se ressembler, elles doivent insensiblement
changer d’aspect. Sur la base d’une modélisation mathématique de ces
micro-changements, il serait possible d’extrapoler un algorithme permettant de
définir … l’air du temps ? l’avenir ? Steeve n’en sait trop rien. Il
rentre à l’hôtel, remplit sa valise en vrac et passe le reste de la soirée
enroulé dans un plaid, sur la terrasse, face à la mer, bercé par de la musique
lounge.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire