Autoportrait, Félix Vallotton, 1885 |
Le doute est permis, le doute devrait même être
obligatoire. Steeve traverse la bonne
ville prise de chantiérite aigüe, grues et palissades à chaque coin de rue. Il n’a
pas trop idée de la durée de la parenthèse. Il reconnaît des visages dans la
foule, des anonymes métronomiques ; Steeve ne les connaît pas mais les
rencontre avec autant de régularité qu’un trolleybus de la ligne 6 ou de la 8
en un lieu et un moment donnés. Serait-ce un motif d’ennuis ? de
dépression ? A ce tarif-là, la course des astres est le défilement des
saisons seraient des présages ?! Steve atteint son bureau, sur le
boulevard du bas. Il retrouve même fortuitement un badge d’accès dans sa poche
et les gestes, le parcours, appuyer sur le bon bouton dans l’ascenseur, le
prénom d’un tel, la routine d’un début de journée. Et personne ne semble
étonné, tant mieux, ni mensonge, ni explication. Steeve est simplement de
retour, dans sa vie, son vieux corps, derrière une rangée d’écrans, le poste de
commande, son bureau. Il supervise personnellement la mise en service de la
surveillance vidéo du nouveau musée des Beaux Arts. Il a en visuel la salle
dédiée à une gloire locale, un peintre d’ici monté à Paris où il y est devenu
quelqu’un, avant la Première et après, surtout. Il est mort avant la Seconde …
Le grand artiste porte le même patronyme que le type gazeux, les mêmes
initiales. Son autoportrait à 17 ans fixe Steeve avec insistance à travers l’écran
et lui dit de rester à sa place, il n’a pas envie de compagnie, il n’a besoin
de personne, peut-être d’un ami, discret, rien de plus. L’autoportrait dit
encore qu’il est de la même souche que le mec gazeux et, donc, de la même
souche qui lui, Steeve, et c’est tout ce qu’il avait à lui dire. Le reste ne
lui appartient pas. Lui aussi rêvait, et espérait, il a du reste peint un grand
nombre de couchers pour cette raison, la douceur de la fin du jour parce que le
reste dépasse ses forces et offusque sa nature mélancolique. Cela rappelle à Steeve
qu’il doit encore dire à Steve que le récit est non-linéaire. Chaque chapitre
contient le texte en son entier. Il suffit donc de déposer sa petit cuillère à
gauche ou à droite de la tasse pour réécrire l’histoire dès les premiers mots,
et il y a autant d’histoires que de possibilités de déposer sa cuillère dans la
sous-tasse, contre la tasse. Steeve détourne le regard, troublé, prêt à
basculer dans la spirale du sentiment d’un cauchemar sans fin mais, non,
finalement. Il se fait à l’idée d’une catastrophe imminente. A moins que sa
nouvelle culture n’offre une échappatoire originale et créative à la pauvre
narration à laquelle il est attaché, un tour de non-passe-passe en mode Musil.
Il est urgent de ne rien faire, juste glisser une parole ici ou là, pacifier
par une nouvelle « fiction » et laisser entrapercevoir les peut-être
merveilleux d’Oméga, réformer Alpha dans la foulée. Il pourrait se servir de la
puissance évocatrice du mec gazeux, l’auteur qu’il a squatté, ses mille
déceptions et le refuge qu’il a offert à Oméga à travers un petit tas de
manuscrits. Il y a aussi une méprise, le récit des origines, la possibilité d’aller
et venir, comme une porte ouverte, une porte malencontreusement laissée
ouverte. Steeve interroge encore l’autoportrait de FV, « débrouille-toi »
lui répond-il. Objectivement, une occurrence s’est ouverte, Friedhelm a pu
arranger deux ou trois choses et il est bloqué quelque part ; à moins que Steeve ne soit coincé dans une
narration ? « Et le Verbe se fit chair » mais l’inverse est imaginable,
un encodage de la chair, en faire une information, la dématérialiser, la
stocker, la répéter, la renouveler, etc. Ça rappelle à Steeve le fétichisme des anciens
Egyptiens pour leur image, le cartouche personnel, les portraits funèbres, la
possibilité de « tuer » les morts à travers leur souvenir. Steeve se
souvient aussi de la mémère, à Berlin, la reine des mendiants, une responsable
locale de l’Agence. Elle lui avait dit un truc à propos de Néfertiti, son
portrait. Il avait pris ça pour un délire mystique en son temps, ou une fausse
piste pour l’occuper. La vieille prétendait que « Berlin est une porte »,
« allez chercher du côté d’Akhenaton » en conclusion. Bof. Steeve
aurait encore préféré un délire à la Star bidule, avec sabres laser et
soucoupes volantes.
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