De un, c’est un ami, de deux un excellent auteur, de trois
le livre m’avait gracieusement été offert en service de presse par l’éditrice
en personne, un beau volume rose passé - fraise écrasée dont la couverture
présente un portrait énigmatique, un masque ? un visage ? Le titre,
le nom de l’auteur en Glasket, une
police un rien sécessionniste, élégante, novatrice et inquiétante à la manière
d’un progrès que l’on ne maîtrise pas complètement et que l’on méprise un peu
de ce fait. Cela fait plusieurs mois que je me consacre à la lecture sans fin
de « L’Homme sans qualité » du prophétique Musil, pourquoi aurais-je
envie de passer à autre chose ? Mes amitiés littéraires romandes et une
certaine mauvaise conscience m’ont incité à laisser Vienne à ses viennoiseries
pour me tourner vers le plus mitteleuropa des auteurs romands, le très docte et
surprenant André Ourednik, un génie slave nous a été donné, un talent multidisciplinaire
dans une grande tradition habsbourgeoise et multikulti … Et le très talentueux
Monsieur Ourednik est une personnalité fascinante, intrigante et "sans faux-col",
tout à l’image de son texte
Le roman commence dans un genre réaliste-naturaliste
post-houellebecquien. Un homme, jeune encore, avatar de l’auteur ?
peut-être, et une mission aux confins de l’Europe. Le Dr. Joachim Brik, notre
héros, est géographe et sa mission consiste à scanner – à l’aide d’un scanner
particulier, le second personnage principal du roman – des cartes anciennes
détenues par le boyard Kraïenski, vieux noble dacénien vénéré par une
population ahurie, touchante et postsoviétique … Très rapidement, le texte
décolle des préoccupations néo-spleeniteuses du non-héros standard occidental
pour entrer dans le ton de la littérature ineffable, de ces récits hors le
temps, les lieux, hors champs. On retrouve tout l’esprit slave d’Ourednik (il m’a
confié que son patronyme voulait dire bureaucrate en tchèque), esprit qui se
déploie avec des reflets kafkaïens, maráïens (pour Sandór Máraï) mâtiné d’un
lyrisme géographique gracquien. L’auteur nous emmène soit aux confins de l’Europe,
dans un pays imaginaire légèrement arriéré, orthodoxe et failli, la Dacénie,
mais il nous entraîne surtout aux limites culturelles objectives de notre
européanité, au-delà de l’influence romaine, aux limites de notre Saint-Empire,
là où la civilisation russo-byzantine tient encore tant bien que mal un
avant-poste, le comptoir de pionniers vers un ailleurs à conquérir, le flou d’un
territoire mouvant et revêche.
Le légo européen s’est emboîté du Sud au Nord, puis d’Ouest
en Est et l’on est passé de Rome à l’empire, empire chrétien, morcèlement,
recomposition, déploiement, nouveau morcèlement, puis redéploiement, à l’Est,
la glorieuse couronne des Césars habsbourgeois, l’Europe unie sans la perfide
Albion sur un mode strudel-knödel-bortsch ; un empire multiconfessionnel, multiculturel
et polyglotte paradoxalement régénéré par le génie politique bonapartiste. Avec
sa Dacénie métaphorique, André nous raconte un peu la Tchéquie, la Hongrie, la
Pologne, la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, et pourquoi pas la Serbie, le
Monténégro, la Bulgarie ? Cette Europe exotique immémoriale semble quasi
anachronique dans le bazar mondialisé. Et cela se terminera d’une manière
incroyable, et légendaire pour le boyard et le projet du Dr. Brik, là où le
conte nous explique les limites objectives du découpage spatial d’un
territoire, d’une terre, l’arbitraire si fragile d’une frontière tracée sur une carte.
« Les cartes du boyard Kraïenski », un premier
roman à l’écriture fluide, volontairement saccadée par moments, avant de s’envoler
en une ou deux grandes belles phrases déliées d’un équilibre périlleux, morceau
de bravoure ! Premier roman ? Oui mais je peux me tromper. Notre
auteur s’est récemment fait remarquer avec son « Wikitractatus », une
expérimentation poético-encyclopédique, une forme à la limite du romanesque. Et,
pour revenir aux « Cartes du boyard … », André Ourednik montre le
même goût du détail, un trait qui n’est pas pour me déplaire et qui rendra réel
le château de Kraïenski au lecteur. Il y a surtout la couleur particulière de
ce style, une nuance que je rapproche de l’œuvre polonaise de Kieślowski, des tons fanés
ou travaillés de sorte à ce qu’ils paraissent adoucis, assourdis « en
clair », vaporeux, un effet au service d’un texte à goûter comme une fable
fantastique contemporaine.
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