jeudi, mai 29, 2014

Mon Livre sur les quais


Embouchure de la Morges, parc de l'Indépendance
Après le billet plein de couleurs d’André Ouerdnik, je n’aurais plus grand-chose à ajouter à la peinture si vivante de ces belles journées. Elles gardent pour moi les reflets d’un tableau familier et inédit. Mes lecteurs savent que je suis … Morgien, que je l’ai été jusqu’à passé vingt-cinq ans. Dans mes autofictions de jeunesse, je n’ai pas été tendre avec ma ville natale, lorsque, par exemple, dans « Appel d’Air »,  je l’affublais du sobriquet ironique de « New Versailles ». A l’époque, Morges semblait être sortie d’un scénario de Chabrol, avec ses vieilles élites finissantes, son industrie fleurissante, ses rues populaires aux façades affaissées, comme un air d’avant-guerre. J’habitais dans le logement familial, là où vit encore ma mère, avenue de la Vogéaz, un vilain préfabriqué flanqué d’un toit pyramidal ridicule, comme un chapeau trop petit sur une trop grosse tête plate. J’ai quitté Morges pour Lausanne, pour ce qu’elle était alors …

Mai 2013, avec Cyril, nous avons emménagé rue Louis de Savoie ; un étrange tricotage de déconvenues locatives et de hasards nous y a menés. Cela avait commencé par un songe, dont je me suis éveillé plein de confiance et de joie. Fin janvier, j’avais rêvé de cet étrange appartement dans lequel on entrait sous les combles, fait de trois ou quatre niveaux, d’une vue sur le lac et d’un sentiment de paix profonde, le bateau revenu au port. Description faite à Cyril, il me montre une annonce immobilière sur internet (la recherche d’appartements représente son sport favori). Effectivement, l’attique photographié sous des angles torturés pouvait ressembler à ce que j’avais vu en rêve. Après quelques atermoiements et autres hésitations, quelques délais et retard, une proposition de date d’entrée de bail quasi indécente, au 15 mai je suis redevenu Morgien. J’en étais parti pauvre, inquiet et amer ; j’y suis revenu accompagné et apaisé, et même reconnu pour mon travail d’auteur, l’invitation au Livre sur les quais.

Il faisait beau ces journées de septembre, il faisait doux sur les quais, juste sous mes fenêtres. J’ai pu mettre un visage sur la personne de plus de l’un de mes lecteurs. Et il y avait André, Olivier et Pierre ; il y avait Stéphane, Pierre-Yves et un autre Pierre ; il y avait Nuria aussi (nous avons grandi dans le même quartier). Il y avait la littérature, une plaisante indolence et le sentiment d’avoir retrouvé … ce dont je rêvais à quinze ans, quand je travaillais à quelque roman perdu face au lac, assis sur un banc, près du bassin d’Hercule, à l’entrée du Parc de l’Indépendance.

dimanche, mai 25, 2014

"Confession d'un repenti"

L’insatiable Lador nous confesse sa boulimie, sa voracité dans son dernier opus, « Confession d’un repenti », sorte de vaste inventaire d’un menu perpétuel et gargantuesque. Tout serait dit, entre deux mille-feuilles, un baba et autre cochonnerie sucrée. Je ne suis pas très dessert, pas très petite pièce chichiteuse à la mousse de je ne sais trop quoi vendu quasi le prix d’un plat du jour. Et l’ascétique Pierre-Yves se dévoile en avale-royaume, gobant (berk, berk, berk) des saladiers de … glace (j’ai aussi horreur de la glace), sans parler de quelque frometon baveux (je ne suis non plus pas très fromage qui fouette) qu’il a englouti auparavant et, sommet de l’horreur, il bâfre encore de la bonbonnaille (là, il faut que je prenne un motilium). Il faut vraiment que la confession fût puissante, talentueuse et brillante pour que je parvinsse à lire jusqu’à la dernière ligne.

Lador a-t-il forcé le trait ? Peut-être, comme souvent dans l’autofiction, et la bonne. L’auteur est contraint de prendre la pose et d’une manière stéréotypée. Quel âge a-t-il ? Celui de ses artères ! Il est donc encore dans la fleur de l’âge. Il estime toutefois être sorti de l’âge des excès. Et il les confesse tous ! Il les survole dans un catalogue exhaustif et pointu. Il a décidé d’être discret quant au sexe. Pierre-Yves Rabelais, Gargantua Lador, en parfait gentleman, aime trop les femmes pour les compter parmi les plats se succédant à sa table infinie. La sensualité n’appartient pas au registre boulimique, métaphore d’un monde contemporain auquel l’auteur a souscrit avant de le confesser. Il est des domaines dans lesquels PYL ne s’est pas laissé séduire par la tarentelle effrénée du temps comme il va. L’époque, du reste, ne jouit plus ! elle consomme, bâfre, s’empâte et finit par se faire vomir, anorexie. Entre le souci de son image, les soldes, le flot de l’information et la nécessité de savoir ce qu’il faut penser, l’époque n’a plus le temps de faire l’amour, et elle n’est pas celle que nous croyons.


« Confession d’un repenti » ne tient pas du regard rétrospectif jeté par un vieux sage désabusé sur la déroute des temps, du genre « avant c’était mieux ». Lador se contente de glisser un « avant c’était meilleur » et de s’interroger sur la production de masse et sur les effets de l’âge aussi. Il n’a pas vu son temps passer, il le mesure à ses capacités digestives. Touchant, précieux, écœurant, le livre nous raconte, mieux que Ramuz et Chessex ne l’ont jamais fait. Par « nous », j’entends les Vaudois et les Romands par extension. Lador est toujours dans la course sans n’avoir rien sacrifié aux modes. Il réalise l’équilibre subtil entre mémoire et expérience contemporaine. Lador mange un carac, explique ce qui l’a mené à le manger et évoque bien soixante ans de souvenir de carac. 

vendredi, mai 16, 2014

"Pas son Genre" - le film

Émilie Dequenne et Loïc Corbery, scène de "Pas son Genre"
Un intellectuel parisien, philosophe, auteur et enseignant, nommé pour une année dans un lycée de Arras : un véritable exil pour Clément qui ne se sent vivre que dans la capitale. C’est un homme mesuré, plein de doutes et de la froideur clinique qu’impose sa discipline, une distance scientifique entre soi et le monde. Dans le désert intellectuel que représente pour lui la province, il va faire une rencontre, inattendue, hors de tout schéma, Jennifer, coiffeuse dans un salon du centre-ville. Confrontation entre deux mondes. Tout serait dit et pourtant !

Lucas Belvaux n’a pas réalisé son film - tiré d'un roman éponyme de Philippe Vilain sur le modèle d’un catalogue de clichés, d’une confrontation Paris-province, intello-prolo, esprit libre-conformisme matrimonial. Il nous raconte un conte moderne, une patte très post-Nouvelle Vague et de beaux acteurs pour porter le récit. Émilie Dequenne campe une Jennifer, mère divorcée pleine de ressources, de vitalité et de bon sens. Elle crève littéralement l’écran ; sa joie innocente déborde et inonde le public jusqu’à un terrible regard, à croire qu’elle a appris durant les quelques mois de sa relation la distance scientifique de son amant. Il y a ses mots tendres et maladroits, sa sincérité, ses larmes et toute la peine que l’on craint de lui voir advenir. Loïc Corbery fait un beau salaud, ou presque, son personnage de Clément est toujours sur le fil, plein de suffisance ou d’une forme de retenue, impossible à dire chez cet homme qui vit à travers son œuvre et des vérités philosophiques fondamentales.

Jamais un mot, donc, à peine un regard, un étonnement quasi perpétuel et devant l’impétuosité de cette femme et face à son propre émerveillement. Clément s’interdit de juger, toutefois son éducation, son comportement social le trahissent. Scène de restaurant, le meilleur d’Arras, Jennifer a « mis le paquet », et laisse d’épaisses traces de rouge à lèvres sur son verre, sa serviette, la main de Clément qu’elle embrasse d’une manière un peu mièvre et théâtrale. Jennifer est comme ça, elle se donne tout entière et tout en confiance. Elle est heureuse et témoigne de ce bonheur.

Trois fois rien, un incident ridicule, et ils avaient déjà traversé une crise, trois fois riens mais suffisamment pour que Jennifer comprenne … Ce film me parle, parle de l’incongruité de l’amour, au-delà de toute logique intellectuelle, au-delà de la logique intellectualisante des gens de lettres. Travailler de la plume et du « chapeau » n’exonère pas du viscéral ; l’auteur y sacrifie pour son hygiène, son orgueil, son bon plaisir, le frisson de la passion, son écologie mentale. Il assume la chose comme une mare, un biotope un peu vaseux qu’il entretient au fond du jardin, près des dépendances, loin de sa vie officielle. Les amours ancillaires n’en restent pas moins … l’amour et Clément l’apprendra.

vendredi, mai 09, 2014

Marsden Hartley : 1913-1915, un artiste américain à Berlin

Berlin Ante War, 1914, Marsden Hartley
La Neue Nationalgalerie présente jusqu’au 29 juin prochain une courte rétrospective de l’artiste américain Marsden Hartley, plus d’une trentaine de toiles de sa période allemande. L’artiste connut un parcours peu commun. Né en 1877 de parents ouvriers du textile, Marsden est le cadet de neuf enfants. Il grandit dans le Maine. Orphelin de mère à huit ans, il fut en partie élevé par l’une de ses sœurs après le remariage de son père à Cleveland. Marsden rejoignit son père et sa belle-mère en 1893 après avoir quitté l’école et travaillé dans une fabrique de chaussures. A Cleveland, il occupa une place de « pommeau » dans un bureau et prit des cours de dessin hebdomadaires. En 1898, il reçut une bourse et commença des études à la Cleveland School of Art. Dès lors, son talent ne fit que s’affirmer, la reconnaissance publique allant de pair avec l’obtention de nouvelles bourses

New York, Alfred Steglitz, Paris, Gertrude Stein, Berlin ! ou comment par le hasard de lieux et de rencontres un jeune homme américain tomba littéralement amoureux à et de la ville. Nous sommes en 1913. Il y a le bel officier prussien Carl von Freyburg ; Marsden le connut à Paris et le retrouva « dans son jus ». Il faut imaginer cette Berlin brillante, cosmopolite, étonnamment tolérante, comme tout le reste du pays, chose paradoxale depuis l’étranger, du fait de l’image militariste qui colle aujourd’hui encore à l’Empire allemand ! Mais que la vie est agréable entre la promenade au parc, le long des grands boulevards commerçants, sur l’une ou l’autre ligne du métro aérien, dans les nombreux cafés de la Potsdamer Platz. Marsden ne témoigne pas d’une germanophilie de carton-pâte mais développe une véritable mystique pour ce pays, ce peuple, cette culture dont il intègre les codes qu’il va rendre à travers ses compositions artistiques. Il avait déjà été frotté de germanité aux Etats-Unis où les immigrants allemands animaient la vie culturelle de la côte Est. Marsden appréciait déjà avant son périple européen tous les artistes de la Sécession.

Le déclenchement de la guerre ne fit pas fuir notre homme. Pas tout de suite. De plus, l’officier Carl von Freyburg, dont il était amoureux, perdit la vie au combat le 7 octobre 1914 près d’Arras. Marsden se mit alors à peindre des motifs militaires. Ni le décès de son père  fin 1914 aussi, ni celui de sa belle-mère en mai 1915 ne parvinrent à le rappeler sur le Nouveau Continent. Il était pourtant très attaché à cette femme ; il prit même pour prénom son nom de jeune fille. Hartley se prénommait Edmund et non Marsden. Fin 1915, il finit par rentrer aux Etats-Unis. Il retourna à Berlin dès 1921 et séjourna encore à de très nombreuses reprises en Allemagne, jusqu’à son décès en 1943.

La patte de Hartley, dans ses œuvres allemandes, est singulière et remarquable. Il développe un langage schématique, à la limite du naïf, dans une palette primaire. Il se tient de même à la limite du non-figuratif et de l’expressionisme, le tout relevé par quelques motifs amérindiens. Il confronte et rapproche ainsi des univers distant de milliers d’année lumière dans une vision personnelle et syncrétique. Le plus étonnant provient d’une sorte de « cousinage » sauvage entre l’œuvre de Hartley et celle … de la vaudoise Aloïse Corbaz, patiente psychiatrique reconnue de son vivant pour sa pratique de l’Art Brut. Aloïse vécut à Berlin de 1911 jusqu’à la veille de la première guerre mondiale. Elle travaillait à la cour, en tant que bonne d’enfants du chapelain de l’empereur. Elle sera placée en institution psychiatrique quelques années après son retour d’Allemagne du fait d’un comportement parfois inadapté mais, surtout, de ses convictions pacifistes qu’elle clamait en public, et de son amour pour Guillaume II. Marsden et Aloïse partagent le même goût pour les couleurs primaires et la même germanophilie, le même enthousiasme pour cette vaste Allemagne moderne et cultivée. Peut-être Aloïse eut-elle l’occasion de voir des œuvres de Marsden ? Hypothèse peu probable. De par sa fonction, Aloïse ne fréquentait pas les milieux artistiques et sortait rarement seule à Berlin. Les concordances demeurent. Sont-elles le résultat de l’atmosphère allemande de cette époque ?

Un "cahier" d'Aloïse Corbaz
Marsden et Aloïse témoignent avant tout de leur empathie pour un pays réglementairement haïssable depuis août 1914. Les soldats allemands tombés au front ne méritent pas moins les pleurs des leurs que les soldats britanniques, russes ou français. L’Allemagne n’a pas moins été « embrigadée » dans l’improbable équipée de la guerre que la France, l’Autriche-Hongrie ou la Turquie. Marsden et Aloïse furent des spectateurs neutres dont l’affection pour l’Allemagne n’était pas troublée par les vapeurs narcotiques du chauvinisme.


lundi, mai 05, 2014

"Le dernier des Weynfeldt" de Martin Sute

Femme devant une salamandre, Félix Vallotton, 1900
Fringe, le goût du mystère, la voie vers d’autres possibilités et un chouia de physique quantique ? Les Yeux jaunes des Crocodiles  ou le genre légèrement post-mauriacien de Catherine Pancol – le film éponyme est projeté en ce moment dans les salles romandes ? Excellents sujets dont je vous entretiendrai bientôt mais un troisième les surpasse, Le dernier des Weynfeldt de Thomas Suter.
Les circonstances de la rencontre sont idéales : j’ai acheté ce texte d’occasion, lors de mon dernier séjour berlinois, dans l’une de mes librairies favorites, la Bücherhalle sur la Hauptstrasse, avec son petit rayon de littérature française et en français. Le livre m’a interpellé par sa couverture, La Salamandre, Félix Vallotton, une femme nue de dos devant une … salamandre, l’un de ces poêles mi-bricolos mi-modernistes que l’on encastrait dans les cheminées au début du XXème.
Le roman s’ouvre par une scène dramatique, une action au débotté, une femme tente de se suicider en se jetant par la fenêtre, le balcon, un appartement cossu. Bref flashback, scène suivante, très urbaine, feutrée, chic, un bar, un homme, son ennui et sa rencontre avec une aventurière occasionnelle en fin de carrière. L’homme est courtier en art ; il travaille pour s’occuper auprès d’une très grande maison de vente. Il fait partie de cette caste vénérable des millionnaires discrets, bien nés, encore mieux élevés. L’intrigue, les aléas de la vie des personnages, la finalité du texte importent peu. Martin Suter raconte discrètement sa ville, un certain milieu, typiquement zurichois. Le lecteur est introduit aux us et coutumes d’une race en voie de disparition : éducation, pondération, culture, sobriété, constance. Suter soupèse le poids du temps, étudie la viscosité de son écoulement, fait montre d’un petit genre post-mannien.
Il y aura bien quelques rebondissements, un vague retournement, rien de très théâtral, juste ce qu’il faut pour déguiser un manifeste en roman de gare de qualité supérieure. Zürich tient le premier rôle, tout en retenue ; les différents personnages l’animent d’une vie aimable, un peu surannée, douce-amère à la façon d’un cocktail exclusif. Dans ce roman, les pauvres vont au restaurant ou partent à Majorque, prévoient de passer quelques mois aux îles Marquise. On escroque, on trompe, on méprise, on tire de la coke mais toujours d’une manière très civile, très policée. Jamais d’éclats, ou l’on prend ça pour un dérangement passager, un coup de sang vite oublié.
Suter raconte cette ville ou le triomphe de la fausse simplicité mâtinée d’une assurance bonhomme devant les contradictions de la vie. J’y retrouve la Zürich dont je me suis discrètement épris à vingt ans. Ce ne sont pas les mêmes points de chute mais j’y reconnais ce que j’ai pu vivre chez Sprüngli, Teuscher, à l’Odéon, au Karl der Grosse, au Café Schober, au Jardin Chinois, au Museum Bellerive, et en d’autres lieux plus ou moins publics. J’y reconnais les prémices de ma germanophilie.