lundi, juillet 16, 2018

Zauberberg II, extrait

[…] Non, trois fois non, il n’ira pas à Berlin, il n’ira plus à Berlin. Le petit auteur romand pense pareil, parce que Nino l’a mis dans la confidence de ses hésitations. Le petit auteur lui a fait l’inventaire de tout ce qui avait disparu et pourquoi c’était mieux « avant », comme disent les vieux qu’ils ne sont pas encore, et tout se tient dans les limites du « encore ». C’est un charmant inventaire à la Prévert, dans lequel défilent d’humbles tea-rooms, des maisons de légende, des cafés-brocantes, des salles de cinéma, des bars à culs, des saunas gay, des soirées mythiques, des circonstances, des couchers de soleil depuis un pont, qui n’est pas un pont et ne s’appelait pas encore « Warschauer Brücke ». Il y a encore des WG à Friedrischshain, de folles amours, un prince charmant, des chagrins baroques, des courses dans le Kaiser’s du coin, le Palais de la République, des places, des rues … Rien, vraiment rien, le temps n’a rien respecté, surtout pas les espoirs d’un jeune auteur au talent littéraire en pleine formation. Objectivement, Nino ne pourrait pas se rendre à Berlin ; il paraît que le restaurant turc en-dessous de chez Shlomo, littéralement le stamm de ce dernier, ne va pas fort, désaffection populaire. Depuis le soutien massif de la diaspora turque à l’élection de Recep Tay-machin truc, on se méfie de ces cafés où les hommes parlent trop fort et semble prendre de haut la clientèle allemande et les touristes. Il paraît que Shlomo traverse la rue en babouches – rue devenue quasi piétonne, avec des espaces de jeux à mioches protégés par d’épais blocs de béton barbouillés de couleurs – il traverse donc pour se rendre dans un autre café turc, pile en face, décors kitsch de rigueur, musique kitsch, très bonne cuisine et une clientèle féminine exotique, maquillée à la manière de bagnoles volées et pas le moindre voile à l’horizon. Friedhelm et Ditmar ont quasi déménagé à Cologne ; Friedhelm s’apprête à intégrer l’alma mater de la Colonia Claudia Ara Agrippinensium et Ditmar a trouvé du travail dans une clinique du centre. Monsieur Robert et Eldrid pense laisser les rênes de l’Institut Benjamenta à « Présence suisse », à son faiseur de directeur et se retirer au Tessin. Magda et son second époux se sont fait construire une jolie maison en bois au bord de la plage, à Warnemünde. Nino n’a d’aucune manière participé à la légende, il a pris le train en marche. Il ne va pas se mettre à courir après un mirage. Il y aura encore des printemps magnifiques à Berlin, des étés paresseux, de romances merveilleuses et des grosses tantes anglophones qui aboient bruyamment à la fin de chaque phrase aussi. Tout ça se fera sans Nino et sans que l’intéressé n’en conçoive le moindre regret.