[…] Non, trois fois non, il n’ira pas à Berlin, il n’ira
plus à Berlin. Le petit auteur romand pense pareil, parce que Nino l’a mis dans
la confidence de ses hésitations. Le petit auteur lui a fait l’inventaire de tout
ce qui avait disparu et pourquoi c’était mieux « avant », comme
disent les vieux qu’ils ne sont pas encore, et tout se tient dans les limites
du « encore ». C’est un charmant inventaire à la Prévert, dans lequel
défilent d’humbles tea-rooms, des maisons de légende, des cafés-brocantes, des
salles de cinéma, des bars à culs, des saunas gay, des soirées mythiques, des
circonstances, des couchers de soleil depuis un pont, qui n’est pas un pont et
ne s’appelait pas encore « Warschauer Brücke ». Il y a encore des WG
à Friedrischshain, de folles amours, un prince charmant, des chagrins baroques,
des courses dans le Kaiser’s du coin, le Palais de la République, des places,
des rues … Rien, vraiment rien, le temps n’a rien respecté, surtout pas les
espoirs d’un jeune auteur au talent littéraire en pleine formation.
Objectivement, Nino ne pourrait pas se rendre à Berlin ; il paraît que le
restaurant turc en-dessous de chez Shlomo, littéralement le stamm de ce
dernier, ne va pas fort, désaffection populaire. Depuis le soutien massif de la
diaspora turque à l’élection de Recep Tay-machin truc, on se méfie de ces cafés
où les hommes parlent trop fort et semble prendre de haut la clientèle
allemande et les touristes. Il paraît que Shlomo traverse la rue en babouches –
rue devenue quasi piétonne, avec des espaces de jeux à mioches protégés par d’épais
blocs de béton barbouillés de couleurs – il traverse donc pour se rendre dans
un autre café turc, pile en face, décors kitsch de rigueur, musique kitsch,
très bonne cuisine et une clientèle féminine exotique, maquillée à la manière
de bagnoles volées et pas le moindre voile à l’horizon. Friedhelm et Ditmar ont
quasi déménagé à Cologne ; Friedhelm s’apprête à intégrer l’alma mater de
la Colonia Claudia Ara Agrippinensium et Ditmar a trouvé du travail dans une
clinique du centre. Monsieur Robert et Eldrid pense laisser les rênes de l’Institut
Benjamenta à « Présence suisse », à son faiseur de directeur et se
retirer au Tessin. Magda et son second époux se sont fait construire une jolie
maison en bois au bord de la plage, à Warnemünde. Nino n’a d’aucune manière
participé à la légende, il a pris le train en marche. Il ne va pas se mettre à
courir après un mirage. Il y aura encore des printemps magnifiques à Berlin,
des étés paresseux, de romances merveilleuses et des grosses tantes anglophones
qui aboient bruyamment à la fin de chaque phrase aussi. Tout ça se fera sans
Nino et sans que l’intéressé n’en conçoive le moindre regret.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire