mardi, mars 24, 2015

L'ombre du sénateur Buddenbrook

Depuis peu, je suis membre du législatif communal, ma bonne ville de Morges. Le Conseil ne se réunit pas dans un noble parlement, plafond à caissons et stalles armoriées au chiffre des grandes familles patriciennes. Nous siégeons dans une vilaine salle – fort commode au demeurant – le foyer n°1 du théâtre de Beausobre. Nous ne sommes pas au sénat de Lübeck, nous ne présidons pas aux destinées commerciales d’une riche ville hanséatique, ni ne travaillons à l’unité de l’empire … toutefois il y a ce je ne sais quoi de dignité propre à la gestion de la chose publique. J’ai toujours une pensée pour le sénateur Buddenbrook, sa fierté à gouverner parmi ses pairs. Cela me rapproche de mon idéal « mannien », tout particulièrement lorsque je rentre à pied à la maison, traverser la place de l’Hôtel de Ville endormie, sentiment très « Mitteleuropa », nous pourrions être dans le Bade-Wurtemberg, ou même le Brandbourg, la Poméranie ? la Silésie ? un faubourg de Varsovie ! Toutes les bonnes villes se ressemblent dans leur sommeil.

Je n’y avais pas tant prêté attention mais la salle dans laquelle se réunit le Conseil Fédéral – sottement surnommée le « chalet » du fait de ses boiseries sombres – avec ses pupitres au décor néo-Renaissance, ses sièges profonds et son horloge encastrée au fronton d’une bibliothèque ressemble au bureau d’un négociant en grains, une entreprise honnête et intègre, du solide, aussi solide que les vertus wilhelminiennes. On fait des Etats et des démocraties de ce bois-là, on aurait pu en faire une Europe Unie avant l’heure sans l’affairisme boursicoteur et la compromission populiste. Notre exécutif fédéral devrait être sauf de ces travers ; il est élu par le parlement, là où  la volonté du peuple se voit renforcée par la conscience politique. Je m’interroge tout de même : la polarisation partisane gauche-droite profite-t-elle au pays ?


Le Conseil Communal n’est pas exempt de harangues vitriolées, de quelques passes d’arme et d’accrochages en aparté mais rien qui ne dure, rien qui n’empêche la bonne marche des affaires de la ville. Notre municipalité compte même un élu indépendant, c’est dire si la raison préside, ce bon sens qui trouverait encore à s’exprimer au « chalet », la collégialité des sept, je n’en suis pas convaincu, je n’en suis plus convaincu. On ne gère pas un pays à la façon d’un fond de pension ou d’une holding. Le sénateur Buddenbrook négligea ses affaires au profit de sa charge publique. Il mit une pointe de fatuité à siéger, la dignité de la charge mais la probité de l’homme. Dommage que l’ombre du sénateur ne passe de temps à autre sur les lambris foncés du « chalet ».

lundi, mars 16, 2015

"Barcelona !" de Grégoire Polet

Vous ne l’avez peut-être pas vu parmi la pléthore de nouveautés des avant-dernière et dernière rentrées littéraires ? un gros volume pourtant, du sérieux en jaquette Gallimard avec un titre accrocheur, pensez donc, l’une des capitales festives européennes : « Barcelona ! » Et l’auteur ? non plus ?! Pareil pour moi, le titre m’a interpelé et j’étais déjà la tête à Barcelone, l’une de nos stations balnéaires favorites, à nous autres romands, merci les trolleys volants (la compagnie orange à la ponctualité aussi relative qu’une ligne de trolleybus des TL, comparable à la susmentionnée entreprise de transport urbain sur le plan du confort et de l’amabilité de son personnel !!!). Mais voler vers Barcelone reste toujours un plaisir, une expérience à la fois anodine et merveilleuse, c’est un ailleurs très proche, qui est autre et se veut tout autre (on est dans une Espagne qui se réclame Catalogne).

Après chaque atterrissage, il faut traverser les nombreuses salles hypostyles de l’aéroport surdimensionnés et toujours cette question, je ne peux m’empêcher de me la poser à chacune de mes arrivées : mais qu’est-ce que je fous là ! On n’est ni à Berlin, Münich, Vienne ou Frankfort. Les Buddenbrook, c’est au bord de la mer baltique, pas en Méditerranée. J’attends mon bagage, de nouveaux couloirs et le large trottoir, la vue sur des montagnes dont je ne connais toujours pas le nom, un découpage aux courbes gracieuses comme le Jura, même orientation, même lumière de fin du jour que sur le Jura, et je reconnais la basilique de Tibidabo au sommet de l’un de ces monts. Il y a toujours un léger courant marin qui agite les palmiers du parking, comme un salut et je sens le parfum salé de l’air du large qu’oublie bien vite mon odorat, à peine quelques heures après mon atterrissage. Je sais alors que je suis dans l’un de mes chez-moi, et je comprends mon affection, ma proximité avec le « Barcelona ! » de Grégoire Polet.

Il s’agit d’un roman choral, d’une succession de portraits qui se juxtaposent et s’entrecroisent. On y assiste à l’accession au pouvoir du président de la généralité de Catalogne, on y suit l’une de ses filles, ses questionnements moraux, les amies de cette dernière, le mariage de l’une, le succès professionnel de l’autre, un couple d’expat’ français qui peinent tout de même à comprendre l’entier de l’âme catalane, une serveuse célibataire de cinquante ans, un vieux libraire, un veuf guide touristique à ses heures, un journaliste sportif divorcé, un policier auteur d’un polar historique, un stagiaire journaliste ambitieux, un vieux professeur de littérature américain pigiste à ses heures, une galeriste, une peintre célébrée, un médecin-légiste, un petit voyou débrouille, des romaninchels, un médecin allemand qui exerce aux States, un sans-papier qui ramasse de la ferraille dans la rue, un navigateur aux longs cours, sa vieille mère, son vieux chien et tant d’autres sous-personnages, de silhouettes rencontrées çà et là, tout un monde sur près de cinq cents pages, le souffle de la ville, cette haleine un peu lourde et cette douceur, malgré tout, en dépit de tout, une caresse, et toujours le vent de la mer et l’ondoiement des palmiers.

Le style est sobre, plaisant, élégant jusqu’à se faire oublier. Polet est un peintre ; il n’a pas la froideur des intellectuels en bibliothèque. Il est plein de bienveillance pour ses personnages, pour les vies qu’il a su « attraper » autour de lui. Ne lisez pas « Barcelona ! » si vous êtes à la recherche d’un texte incisif et rageur, si vous êtes un blaireau de hipster anorexique ou une fashionista vénéneuse. Vous allez vous ennuyer ! De plus, notre auteur glisse mine de rien ses référents littéraires : Shakespeare par-ci, Musil par-là … Les quelques fois lorsqu’il est ironique, il réserve ses traits à l’engeance touristique qui noie la ville sous un flot continu de bidochons sans égard pour les lieux ni les habitants. Pour avoir rencontré, par un hasard fortuit, l’homme dans la meilleure librairie française de Barcelone (Jaimes), je peux vous assurer qu’il s’agit d’une nature sympathique et ouverte, en parfait accord avec son roman. Il vous sourit, rougit presque sous l’effet des compliments, témoigne d’une curiosité, d’une empathie, pour les auteurs qu’il aime, et l’espièglerie d’un bon gamin en sus. Son roman est si efficace, que l’on ne voit pas défiler les cinq cents pages ; après en avoir tourné la dernière, on se retrouve un peu seulet et l’on se surprend, le lendemain matin, sous la douche, à se demander si telle protagoniste va trouver à se reloger sur Barcelone, si le ferrailleur va épouser sa belle, si les médecines alternatives vont sauver tel autre, si le président de la généralité va continuer de surfer sur une vague indépendantiste ? Et, dans un premier mouvement, on ne s’interroge pas à propos de tous ces autres fictifs comme on évoquerait les personnages d’une série, dans l’attente de la prochaine saison, mais comme à de vraies personnes, des voisins, des connaissances, des people dont on pourrait prendre des nouvelles par le téléphone, la télé ou radio-couloir.

Cerise sur le gâteau, parmi les grands textes évoqués au fil de « Barcelona ! », « L’homme sans qualité » de Robert Musil, deux tomes plus qu’épais ; j’en ai acheté le premier chez Jaimes. Je n’avais plus rien à lire et j’ai trouvé amusant d’acheter un livre en français à Barcelone. J’ai donc poussé la porte de la meilleure librairie française de la place, ce qui m’a donné le plaisir de rencontrer Grégoire Polet puis le choc d’un roman essentiel totalement  «exotique » dans la capitale catalane. Quoique … Il existe une certaine langueur viennoise sur les larges « carrer » bordés de façades néo-classiques, modernistes ou Art Nouveau. Mauri (restaurant-pâtissier-confiseur-salon de thé) n’a pas le chic d’un Demel mais il y a un quelque chose. La Barcelone de Morand a du reste ce même quelque chose de Münich ou Berlin en pleine crise culturelle et sociale. Grégoire Polet vient donc d’ancrer définitivement Barcelone dans ma cosmogonie littéraro-géographique.


mardi, mars 03, 2015

Barcelone versus Berlin, et Morges aussi

« J’ai deux amours » chantait la Baker, j’en ai deux aussi, en matière de séjour il s’entend ; pour le reste, j’ai Cy. Les habitués connaissent peut-être l’un des plus anciens billets de ce blog, une série de photographies de Barcelone, pas même un commentaire, juste des ombres qui s’allongent sur une plage, le soleil bas d’un début décembre, la mer et cette atmosphère légère de villégiature hors saison, un cadeau inespéré qui me marqua profondément. C’était mon second séjour dans la capitale catalane, le premier remontait à mes années de gymnase, c’était avant les jeux olympiques. Il y eut un troisième, un quatrième séjour, un cinquième peut-être et ce dernier, ces quelques jours de février, les premiers dividendes d’un été à venir. J’ai retrouvé cette douceur propre au sud, comme une langueur gracquienne dans le paysage, les palmiers aux mouvements paresseux, et les badauds, les touristes mêlés à ceux qui vont ou sortent du travail par les grands boulevards rectilignes de l’Eixample. J’ai retrouvé « Mauri » le restaurant tea-room au coin du carrer de Provenca et de la rambla de Catalunya, et les rayons plutôt chic d’El Corte Inglès, son vaisseau spatial atterrit plaça de Catalunya. Effet du franc fort, je suis allé au ballet, et au concert : William Forsythe au Liceu et du Mendelssohn, du Schubert, du Schumann au Palau de la Música catalana. Le ballet était prenant, graphique, enthousiasmant mais le concert, un choc ! Tant le lieu que le programme m’ont subjugué, j’ai même inscrit ce lieu sur ma liste des merveilles du monde (j’en tiens cinq désormais). Imaginez une précieuse dentelle de vitraux, de balustrades de verre, d’albâtre ciselé, de fleurs en céramique stylisées, de coursives en faïence, et tout un décor fantastique s’échappant de la scène. Je n’ai toutefois pas eu le temps de rendre visite aux archanges romans du musée national d’art catalan ni revoir, une fois de plus, les postimpressionnistes barcelonais, Rusinol ou Casas.
 
 
Il faudrait aussi évoquer la bonne rencontre de Grégoire Polet, un auteur francophone installé à Barcelone depuis … suffisamment longtemps pour comprendre la ville et en faire partie. Il est du reste l’auteur de « Barcelona », beau roman choral dont je reparlerai dans un prochain billet. J’avais acheté ce gros volume à Paris, mise-en-jambe à mon séjour. La rencontre s’est tout naturellement faite … dans une librairie française, Jaimes, carrer de Valencia, à côté de chez Navarro, le plus grand fleuriste d’Europe dit-on, comme on dit que Payot Lausanne est la plus grande librairie d’Europe. J’étais allé chez Jaimes pour deux raisons, y trouver une méthode de catalan pour francophone et y faire connaître mon dernier roman, « Canicule parano » ; il m’arrive parfois de jouer les vrp de mon œuvre. Alors que je disais tout le bien que je pensais du  « Barcelona » de Polet à la libraire, l’homme – un habitué des lieux – est entré à ce moment-là.
 
Et Berlin dans tout ça ? car je rentre de Berlin (le second amour, toujours rapport à mes résidences européennes), ma petite ourse adorée et pataude, quasi mon port d’attache ; j’entretiens avec elle une relation  dont la durée a déjà dépassé de quelques années celle que j’ai eu avec Lausanne. J’ai fait un saut dans mon chez-moi allemand pour ne pas perdre l’aller d’un aller-retour acheté en vue d’un festival suisse en Pologne, festival malheureusement reporté, une petite manifestation à laquelle j’avais été invité. Raison boiteuse, mauvais prétexte, il m’a fallu réserver et payer un nouveau retour, et par Bâle. Dans le fond, je suis allé à Berlin pour exactement 46 heures par esprit d’équité, ne pas rendre ma petite ourse jalouse, car je prête des sentiments aux villes. C’était bref mais plaisant, quoique fatigant et plein de tracas, un avion de la compagnie des trolleys volants est resté cloué au sol lors du départ, une histoire de filtre hydraulique bouché, il a fallu attendre un appareil de remplacement, quatre heures de retard. A Berlin, j’ai tout de même eu le temps de prendre un petit-déjeuner avec Libussa, de boire un verre de vin rouge chez Jacques, d’assister à la messe dominicale anticipée de 18h à Sankt Hedwig et de dîner avec Christine et Jeff, le restaurant indien de « Canicule parano », près de la Winterfeldstrasse. J’ai passé la case shopping, je ne disposais que d’un bagage en cabine.
 
Et Morges dans tout ça ? car je suis un élu de la « Coquette », petit nom qui décrit bien le petit genre de ma bonne ville, ancienne résidence des comtes et ducs de Savoie. Ces perpétuelles pérégrinations berlino-barcelonaises risquent de donner de moi l’image d’un conseiller communal bien inconstant, toujours absent, entre deux valises, deux romans, deux publications ; quelle place reste-t-il à l’intérêt de la chose publique ? Je n’ai jamais mieux su percevoir les qualités et les quelques défauts de mon terroir que depuis que je prends un peu de champs, observer à plus de mille kilomètres et comparer avec ce qui se fait ici ou là, Morges vaut bien – toute proportion gardée – la comparaison avec de grandes capitales, elle possède déjà des salons de thé dignes de grandes capitales !