dimanche, décembre 30, 2012

Dernier Vol ... - 70

Eglise Sankt Matthias sur la Winterfeldplatz, Berlin
Magda et son second époux sont partis pour un long voyage, une sorte de lune de miel tardive. Ils en parlaient depuis la vente de leur affreuse maison. Ils ont laissé leur appartement de la Schönhäuser Allee à Friedhelm ; il y vit avec Ditmar. Friedhelm étudie l’histoire, le français et la sociologie à la Humboldt Universität. Il fait aussi du théâtre, des spectacles expérimentaux dans un cabaret de Nollendorf. Il se produit avec Ditmar, un numéro dont le magazine gay Siegesaüle a fait une excellente critique.

Eldride s’est découvert des talents d’organisatrice qu’elle ne se connaissait pas. Elle enchaîne les galas, les soirées et autres activités néo-festives afin de financer la publication de la revue de l’Institut, publication de plus en plus épaisse, luxueuse et fréquente. Et Robert regarde passer le temps à travers les rideaux ventre-de-biche de son bureau. Pour lui, son dernier vol au départ de Tegel, c’était hier et sa fréquentation amoureuse de Paris avant-hier. Il vit une autre forme de temps, plus long, plus sage, plus détaché. Il voit passer les saisons parmi les frondaisons qui encadrent la silhouette sombre, énigmatique de Sankt Matthias. Il fait le tour de cette église, de la Winterfeldplatz tous les soirs, peu avant de se coucher. Il écoute le chuchotis des feuilles, offre une caresse aux chiens qui viennent la lui réclamer, des habitués de la promenade nocturne. Robert n’a pas déménagé, Eldride campe avec lui. Elle aimerait bien trouver quelque chose de moins commun mais n’en a pas le temps. Les chroniqueurs et journalistes des pages culturelles de la presse quotidienne et magazine défilent régulièrement dans la cuisine design de Robert, le Spiegel en a même publié quelques clichés, sous le titre « Ce à quoi ressemble la cuisine littéraire ». Et tous s’émerveillent devant ce « manifeste du design domestique », cet « exercice de rigueur et d’élégance allemande ».

Robert regarde aussi les saisons lorsque, tous les deux mois, il va à Dresde, contrôler le bon déroulement des projets immobiliers du second époux de Magda. Il y passe la nuit et flâne par les rues, attentif à la moindre manifestation du sortilège. Il descend à l’Hôtel du Monde, dans la Louisenstrasse, ses cafés, ses terrasses, son atmosphère toujours très conviviale, très sud même, quoique la nuit s’arrête sur le coup des vingt-trois heures, à part au « Times Square Dresden », un café-théâtre signalé par les nombreux néons de sa façade.

lundi, novembre 19, 2012

Dernier Vol ... - 56


Foule habituelle sur la Bahnhofstrasse

Etonnement, les deux femmes ont la même taille, et pas mal de goûts en commun. Lorsque Robert est passé chercher Eldride, il a trouvé Friedhelm avec un sac, devant la porte. Magda a décidé d’emmener Eldride acheter sa robe de mariée, un petit périple de quelques jours ; elle a sommé son second mari de régler au plus vite ses affaires à Dresde, qu’il y reste le temps de son voyage, son fils est chez Robert et elle part en Suisse avec Eldride. Oui, en Suisse, histoire de montrer à la prochaine Mme Leuba au milieu de quelle catastrophe a grandi Robert, parmi quelle perfection constipante, quel bien-être pathogène, quel somptueux cataclysme social. Elles ont pris un avion pour Zurich où elles ont atterri sous le jour bas d’une après-midi pluvieuse. Durant le vol, Magda a forcé Eldride à commencer la lecture de « Mars », de Fritz Zorn, le récit d’un vrai cancer cette fois-ci. Eldride a timidement demandé si elle pouvait poser le livre jusqu’au soir. Dès sa descente d’avion, elle s’est sentie agressée par la foule dense et chic noyant tous les espaces publics, une horde aux gestes mesurés, parlant trop fort dans un étrange sabir guttural. Et partout cette amabilité aussi douce que le miel qui poisse le manche du couteau, sur la table du petit-déjeuner, et bientôt macule l’anse de la tasse, la cuillère, le couvercle du sucrier, etc. Ça donne envie de pleurer à Eldride. Magda de la rassurer, Robert n’a pas grandi à Zürich comme elle le sait certainement … Non ? Ah ! Robert n’est pas très bavard. Il a grandi dans la partie francophone, le canton de Vaud, cette région que l’industrieuse Suisse centrale et alémanique couvre d’un regard tantôt bienveillant tantôt méprisant, on aurait la même réaction pour un petit-fils séduisant dont on réprouverait toutefois l’homosexualité. Enfin, on n’y peut rien, c’est une question de nature … Tant que ça reste discret. Tant que cette Suisse-là ne prétend pas être LA Suisse mais reste à sa place de dominion latin de la « Schweizerische Eidgenossenschaft ».

Paradoxalement, il se dégage une grande douceur de ce paysage social à la fois triste et opulent, le puissant parfum du regret, des notes capiteuses, épicées, orientales. Les deux femmes sont descendues dans un hôtel très correct, même cossu, une rue calme, près de la gare. Pour des raisons pratiques, elles n’ont pris qu’une valise, elles font la même taille, Magda prêtera des vêtements à Eldride, un jeu de vieilles petites filles avec toute la gravité que cela sous-entend. Magda paie pour tout ce dont Eldride aurait besoin, et la robe de mariée. En échange, Eldride a dû se faire passer pour la thérapeute de Magda, téléphoner au directeur de l’établissement où elle travaille, lui signifier que son enseignante est en décompensation, choc émotionnel, rien de trop grave, elle en est aphone, elle reviendra en début de semaine prochaine. Dans l’enseignement public allemand, on n’est pas à ça près …

samedi, septembre 29, 2012

Dernier Vol ... - 39

En Allemagne, on croit en la médecine, des soins pour tous afin de soigner des maux clairement identifiables, et on ne va pas mélanger les genres, donner dans les spéculations psycho-socio-philosophico-médicales. Le jeu consiste à étirer l’une ou l’autre étiquette jusqu’à recouvrir les symptômes que présentent le patient. Dans la clinique d’Alt Tegel, on a tout d’abord reçu fraîchement le trio improbable Ditmar-Robert-Eldride. Le jeune couté-tatoué donnait des instructions, la diva faisait mine de s’évanouir à chaque minute entre ses vocalises et le patient restait absent, silencieux, détaché. On les a crus sous l’emprise d’un psychotrope. Derrière une banque design, une réceptionniste au sourire tatoué lui-aussi s’est fendue d’un laïus propre à faire déguerpir avec douceur mais fermeté ce trio d’hurluberlus : « antécédents médicaux avérés … analyses ordonnées par le  médecin de famille … surcoups probables … refus de la caisse maladie … caution de 3000.- , non, pardon, 5000.- € ». Sourire compris. Robert a tendu une carte bleue et glissé un « je vous en prie ». La demoiselle de la réception a pris le petit rectangle de plastique, réfléchissant déjà à sa prochaine bonne excuse afin d’éconduire ces trois cas relevant assurément de la psychiatrie. Alors qu’elle antiphonait le cantique de la liste d’attente, des délais légaux, etc., elle en laissa tomber son sourire quand son petit sabot numérique gloussa de contentement en recrachant un récépissé : le débit était abouti ! Tout est allé très vite. On a parqué ce patient accompagné dans une chambre claire oû on leur a proposé du thé, du café, du jus de fruit, des biscuits vitaminés, une assistance psychologique pour Eldride, un programme de sevrage pour Ditmar, des implants capillaires, une pédicure, un détartrage avec soin blanchissant et deux ou trois autres babioles wellnesso-esthético-médicalisante. Robert a  dit oui à une grande tasse de thé vu le nombre de tubes d’urine qu’il avait à remplir.

mercredi, août 29, 2012

Dernier Vol ... - 33

Dresde : après le bombardement britannique,
les bombes étaient de type "incendiaire",
même les pierres brûlaient.
Au cours du dîner, chez Hasir, le fameux restaurant turc de la Maassenstrasse où il a ses habitudes, Robert était prêt à s’ouvrir à propos de ses problèmes de santé, de ses craintes mais il s’est mis à raconter l’histoire de son arrivée à Berlin, les raisons de sa présence dans cette ville, cette histoire familiale traversée de secrets, de sang et, vraisemblablement, de larmes. Magda connaissait vaguement la filiation étrange qui liait son ex-mari aux von Bukow. Elle ne savait toutefois pas que cet héritage était, en partie, usurpé. Friedhelm von Bukow, fils d’un capitaine d’industrie, avait su développer le patrimoine familial. Sa fille aînée, Tonie, envoyée en Suisse comme jeune fille au pair, s’y maria et ne revint jamais en Allemagne. Elle avait un frère, Albrecht, déclaré décédé avec son père lors du bombardement de Dresde. Ce n’était pas le cas. Friedhelm trouva effectivement la mort à Dresde mais son fils survécut. Il fit partie des derniers officiers SS à défendre Berlin. Friedhelm, dans sa grande clairvoyance, savait l’Allemagne nazie perdue. Il avait quelques amitiés utiles au sein du clergé catholique saxon et préparait la fuite de son fils via un réseau de monastères vers la Suisse, puis Rome, l’Espagne, l’Amérique du Sud. Le bombardement allié, voulu par les Anglais en pure vengeance sur la Florence du Nord, sur ce poste avancé de la foi catholique, sur cette ville délicate et précieuse, surprit Friedhelm. Albrecht était sur le point de le rejoindre. Il survécut donc, se cacha, comme prévu, sous l’habit religieux et traversa toute l’Allemagne de cloîtres en sacristies jusqu’à atteindre la frontière suisse. Albrecht n’était ni bête, ni inculte. Il raconta toute son histoire à un père abbé jésuite qui vit en lui des qualités nécessaires à tous les membres de la Compagnie de Jésus. On s’informa discrètement auprès des autorités d’occupation quant à la situation des von Bukow père et fils pour le compte d’un cousin novice chez les jésuites. Après de molles recherches, les Russes se contentèrent de faire savoir que les deux hommes étaient considérés comme décédés et que leurs biens seraient employés à la reconstruction d’un Etat socialiste, n’en déplaise à ce vague cousin dont la demande d’information n’était certainement motivée que par l’espoir d’un héritage. Albrecht von Bukow devint frère Augustus et ne quitta plus Soleure. Son père abbé le dissuada même d’entrer en contact avec Tonie, sa sœur, ni avec personne de son ancienne vie. Il était mort pour les hommes et né au service de Dieu.

vendredi, juillet 20, 2012

Dernier Vol ... - 22

Voici le dernier chapitre avant le dimanche 29 juillet. Le feuilleton prend une semaine de vacances, son auteur sera à Palerme, trouver le soleil après la pluie berlinoise. Profitez de cette semaine pour relire les chapitres que vous auriez manqués.



En 88, on avait encore le grand Guillaume Ier puis son successeur de quelques mois, Frédéric III. Friedhelm von Bukow est né en 1889 au milieu des flonflons de l’empire allemand et des brillants débuts du règne de Guillaume II. L’époque était à l’enthousiasme. Le père de Friedhelm avait pour seul bien un certain crédit et une particule qu’une branche aînée et junker des « von Bukow »  lui contestait. Il avait fait de bonnes affaires aux portes de Bâle, à Lörrach exactement, où il fournissait de manière exclusive la pharmacie Löwe en denrées coloniales à caractère médical. Bien mal lui en a pris de se lancer dans les colorants textiles ; l’industrie chimique naissante de la Bâle voisine lui fit des tracasseries de brevet. Il quitta donc les abords du Rhin pour retourner dans son Brandebourg natal où il fit miroiter ses vagues succès d’industriel, força la porte et la bourse de quelques financiers et devint promoteur immobilier à Berlin. Friedhelm hérita du sens des affaires paternel avec juste ce qu’il fallait de réserve afin que l’on ne lui fît plus grief de sa particule incertaine. Il devint chef de famille à vingt-et-un ans, suite à la mort de son père. A l’époque, on ne parlait pas encore de cancer. A vingt-cinq ans, Friedhelm partit à la guerre avec un joli casque à pointe et beaucoup de réserves quant à l’avenir de la Nation. Le hasard voulut qu’il côtoya sur le front autant de spartakistes que de futurs nationaux socialistes. Son sens de l’organisation, son industrie le rendirent populaire et sympathique. Démobilisé, il traversa tous les événements de la République de Weimar au putsch légal de 33 sans encombre et ne cessa de faire croître la fortune familiale.

mercredi, juin 27, 2012

Dernier Vol ... - 17

Martigny, place Centrale
La  visite s’est faite avec cordialité, Robert débarquant au milieu d’une cuisine pleine de voisins, d’enfants, de cousins, de proches et parents de la belle-famille, d’amis aussi, tout ce monde défilant en flux continu autour d’une longue table toujours dressée de verres, de vin blanc local, de café, de viande séchée et de biscuits. Les partants avertissent ceux qui ne seraient pas au courant de la venue inopinée de Robert le Berlinois. Josiane, sa mère, trône aimablement comme une madone laïque, à croire qu’elle a toujours fait partie de cette famille. Elle en connaît les moindres anecdotes, entretient les petits riens d’une piété familiale, d’une tribu ; elle avait épousé un clan avec feu  Bernard Z***. Elle a, comme son fils, « fui » la Suisse à sa manière car le Valais c’est autre chose. Au-delà des différences de mentalité, d’une pratique religieuse resserrée autour d’un petit évêché, il s’agit presque d’une différence de « race ». Il suffit de marcher entre les vieilles maisons de pierre du centre historique de Martigny, quasi au pied de la montagne pour se sentir dépaysé et chercher d’instinct la frontière. Sans vous reconnaître – ou vous méconnaître – physiquement, l’autochtone valaisan sait qu’il a affaire à un non-Valaisan. Si vous faites un peu la conversation viendra la question du jeu  des alliances et de la parenté, l’obtention d’une « valaisanité » d’adoption par le biais d’un cousin, d’un beau-frère ou d’une mère, dans le cas de Robert. S’il venait à évoquer ne serait-ce qu’à mi-mot son « mal », il ne se passerait pas un quart d’heure avant qu’il ne se retrouve dans une voiture, direction l’hôpital de Sion où, par l’intervention d’alliés d’amis de connaissances de parents de Pierre, Jacques ou Jean qui vous doit un service, il rencontrerait au plus vite le meilleur oncologue de la place et il serait hors de question qu’il ne rentre sans que la moitié du canton ne soit rassurée quant à son état de santé. Et il y a tant de bonne humeur autour de lui, il ne geint pas, ne se plaint pas, n’a pas  l’air plus ou moins malade que lors de sa dernière visite, et c’est un froid, le Robert, un posé qu’on a jamais vu ivre, il n’est pas pareil même s’il fait partie de la famille, on ne le comprend pas très bien, peut-être que dans le Haut-Valais ils le décoderaient mieux. De son côté, Robert a fait mine de vouloir partir en fin d’après-midi, c’était une feinte afin de faire passer son départ effectif peu avant le dernier train. Il est hors de question qu’il accepte qu’on le ramène en voiture. Soit, la statistique le proclame, les Valaisans sont les meilleurs conducteurs de Suisse mais Robert a peur en voiture avec un chauffeur légèrement ivre.

vendredi, juin 08, 2012

Dernier Vol ... - 12

Mille excuses à tous mes lecteurs, je n'ai pas eu le temps de placer un nouvel épisode de votre roman de l'été, la faute à la fin de l'année scolaire et à projection de la Walkyrie, une production du Met diffusée dans une salle de Lausanne hier soir !


Le jardin chinois, à Zürich

Fritz Zorn n’a certainement pas connu le jardin chinois ; ça ne l’aurait pas empêché de mourir d’un cancer mais ça lui aurait peut-être apporté une certaine paix. Robert a eu envie de revoir ce lieu. Après plus de deux heures de train, quelques trams, et un plat de nouilles sautées, rapport au risque de brûlures d’estomac en cas d’ingestion à jeun de son super-anti-inflammatoire, il a pris place sur une sorte de trône incrusté de nacre, le regard flottant sur les frondaisons avec le détachement d’un mandarin. Des touristes abrutis – forcément – traînent dans les allées. Dommage qu’il ne pleuve pas. Ils regardent chaque élément, chaque bosquet, chaque sculpture à la façon d’acheteur potentiel dans une maison témoin. Les enfants ne sont pas les pires. Dans leur vacuité culturelle, ils tentent de se raccrocher à ce qu’ils connaissent, demandant si les franges des pompons des lanternes du pavillon du thé sont en spaghetti ? En fait, le jardin chinois ne se visite pas, il se vit. Quel que soit son avenir, Robert aura – au moins – appris cela. Il l’a appris à Berlin ; il n’aurait pas pu l’apprendre à Paris.

Où que l’on porte le regard, la vue compose un tableau raffiné. Une balustrade de pierre travaillée, un bassin double, un pont, une pierraille, une cascade, une pagode, un belvédère, des pierres dressées, des arbres savamment taillés, autant d’éléments symboliquement chargés dont il ne connaît pas le sens exact. Robert – en dépit de son nom – n’est pas une encyclopédie. Aujourd’hui le léger clapotis qu’il perçoit à l’extrémité du bassin lui parle, et de lui. Il se décide à quitter le siège sur lequel il s’était accroupi, déplie ses jambes et glisse presque avec un geste coquet ses pieds dans ses chaussures qu’il avait laissées sous une table basse. Il arpente d’un pas lent et mesuré le jardin clôturé, faisant de nombreuses stations sur le pont, près de la cascade, dans le belvédère, le long de la balustrade de pierres sculptée, au milieu du mini canyon qui traverse la pierraille, dans la pagode et près des pierres dressées, des bosquets odorants, et sous les plus grands arbres savamment taillés. Avant de sortir du jardin, il achète encore une carte postale ; il en envoie une au beau-fils de son ex-épouse à chacun de ses voyages. Deux femmes essaient de quémander une entrée gratuite sur la foi d’une carte journalière des Chemins de Fer Fédéraux mais le sésame n’est pas valable ! Elles gloussent, se rengorgent, récriminent et tournent les talons plutôt que de payer une entrée qui vaut moins cher qu’un café dans n’importe quel établissement de Zürich. Sur la large pelouse séparant le jardin chinois du lac s’étale une foule adolescente et poseuse, des jeunes gens s’enlaçant dans l’amitié et la confusion, des buveurs de bière et des enthousiastes tenant absolument à faire partager leurs non-goûts musicaux. Une patrouille de police semble aux aguets dans un coin. Robert préfère reprendre par des rues parallèles aux quais le long desquelles s’alignent de petits bâtiments d’habitation et ce jusqu’aux abords de la place de l’opéra. Il ne croise que quelques tea-rooms de quartier et de rares épiceries, rien qui n’attire le chaland. Tout le reste de la ville est plein comme un œuf ; les badauds débordent de partout, tous plus élégants les uns que les autres, à croire qu’ils ont été engagés sur casting et que l’on tourne un clip de promotion touristique. Personne ne regarde personne, et tout le monde prend cet air faussement détaché, si propre à la Suisse et particulièrement marqué à Zürich.

dimanche, mai 27, 2012

Dernier vol ... - 10

Champ d'avoines vertes, 1912,
par Félix Vallotton
Entre Champ d'avoines vertes de Vallotton (73x100, 1912), les Baigneurs de Hans Berger (175,5x231, 1922) et un Jardin de paysans de Cuno Amiet (50x64, 1902), il choisit ce dernier paysage nocturne, apaisé et flou au milieu duquel on distingue la croupe d'un cheval. Robert ne visite pas ce jardin, il le hante, voluptueusement, libéré de toute impression physique. Auparavant, il avait aimé chacune des œuvres précédemment citées, surtout les Avoines vertes qui se le disputaient aussi avec une Jeune fille sur fond rouge d'Albert Anker (110x76, 1867), un petit air de Magda jeune fille. S'il tourne la tête sur la droite, alors qu'il est assis sur une banquette de velours vieux rose, en face du sosie de Magda, il a la vue sur les jeunes baigneurs accrochés au milieu du mur latéral de la salle du fond, huit adolescents en pleine santé, offerts à l'eau et au soleil. On ne distingue pas leurs visages, ils se tiennent de dos ou sont trop éloignés. Le regard ne peut que s'attacher à leurs silhouettes filiformes, souplesse et vigueur. Magda n'a jamais rien su de son "portrait" par Anker, il eût fallu que Robert lui parlât du musée des Beaux Arts de Soleure et de la raison de ses visites dans cette ville. Depuis 2006, il n'a plus rien n'à y faire, il y revient tout de même, parfois, la force de l'habitude, une visite au musée, une visite à la cathédrale St-Ursen, à l'église des jésuites et un café dans le tea-room restaurant Suter. Cette fois-ci, ça le distrait de son regrettable séjour lémanique. Soleure a un petit air de Constance, d'Allemagne du Sud aisée, de pays de cocagne. Si la guerre n'avait pas eu lieu, certains quartiers périphériques de Berlin auraient pu ressembler à cela, du côté de Köpenick par exemple.


A présent, Robert est assis sur un petit canapé bas, deux places, cuir rouge, au fond de la salle, chez Suter, alias "Suteria". Le propriétaire, avec fatuité, a nommé ses établissements - il en a deux, le second se trouve à Olten - "Suteria" comme cafétéria, un nouveau genre de café ! Robert aime le lieu pour son style "vieil avant-gardiste", du design eighties', et le petit canapé quoiqu'un peu trop bas est confortable, il peut y enfoncer son mal-être, cette sorte de courbature au creux de lui qu'il a engourdie à grand renfort d'anti-inflammatoires très forts, de ceux que l'on n'obtient que sur prescription médicale en Allemagne mais que l'on finit par acheter sans, en Suisse, parce que l'on connaît le nom du produit, qu'on en a déjà consommé et le pharmacien de se fendre de son laïus néo-médical, et de vous accorder cette vente avec une magnanimité complice. De là à imaginer que le pays est une nation de dealers, Robert n'y pense pas. Il essaie de tromper des maux d'estomac, consécutifs à l'absorption à jeun des susmentionnés anti-inflammatoires et d'un café de trop, en se perdant dans la contemplation d'un lustre aux branches garnies de grosses perles de verre vertes.

mardi, mai 01, 2012

"Dernier vol au départ de Tegel" - 1

Afin de renouer avec la belle grande tradition littéraire de la publication romanesque en feuilleton, je vous offre le roman de ce printemps ! Trois fois par semaine, vous pourrez avancer dans la lecture de ce récit et, pourquoi pas, interagir avec le texte.

Salle du Café Einstein
Il est de ces cafés où il est permis d'aller jusqu'au fond de soi-même, de ces lieux où l'on peut basculer dans ses propres abîmes et le Café Einstein en fait partie. Cela tient certainement à la dignité du décor, de la chaise, de la table, de la banquette pratiques réhaussées de quelques boiseries discrètement  dorées. Les murs de ces lieux ont une histoire, sont plein d'histoires : les parois d'un bassin dans lequel on peut se laisser couler après l'avoir dûment rempli de ses pensées les plus sombres et les plus secrètes. On peut aussi y sourire et badiner en compagnie d'une jeune femme, ou bavarder à bâtons rompus avec des amis. Le café n'est ni trop bruyant, ni trop intime. Son rez-de-chaussée se divise en deux salles, un hall, une sorte d'alcôve et le personnel circule avec aisance et discrétion entre les convives. Pour en revenir aux pensées sombres, à cette sorte de Styx de l'inconscient tourmenté, leurs flots impétueux peuvent dévaler les pentes dépressives de la psyché d'un consommateur anodin sans risque qu'il ne bondisse subitement de sa chaise, se mette à vociférer, ne jette son verre à travers la salle, n'insulte la jeune femme qui l'accompagne ou hurle sur le personnel : le cadre du Café Einstein le réfrène et ce consommateur anodin peut in petto se dire sur le ton de la conversation les pires choses. Rien à voir avec la gentille salade existentialiste des pisse-froid des beaux quartiers; il s'agit plutôt de s'avouer sa fin prochaine, le sordide de la maladie, la douleur, les traitements si peu utiles auxquels on ne peut s'empêcher de se raccrocher. Au Café Einstein, on peut commander encore un verre de riesling en oubliant ce léger mal-être, une sorte de contracture au creux de soi. Tout en faisant la conversation, on dresse hâtivement des bilans, évoquer subrepticement quelques unes des grandes questions : Dieu, après la vie, le paradis, plus rien ? On se dit qu'on a encore le temps, qu'on n'est sûr de rien, qu'il ne faut pas céder à la panique, qu'on en a vu d'autres, qu'on en verra d'autres, qu'on ne se roule pas encore par terre mais que ça finira par arriver, avec d'affreuses angoisses et des fantômes, et des regrets.

La jeune fille remet un peu de gloss sur ses lèvres. Elle n'est pas si jeune mais son maintien souple, sa ligne, son allure lui donne un air de jeunesse. L'homme qui l'accompagne doit avoir le même âge. Il n'a pas l'air malade, pas encore, juste un rien fatigué, ce qui n'a rien d'étonnant vu l'heure et le voyage qu'il a dû faire. Un sac est posé près de lui, sous la table. L'homme papillote des yeux tout en répondant à son interlocutrice. A présent, il en est sûr, ils sont trois à la table : la femme, lui et son mal. Il cherche à le présenter ... mais ce petit trouvera bien à s'imposer. Et l'homme n'a, ce soir, pas le courage  de se laisser rassurer.

lundi, mars 19, 2012

"Le Volcan" et autre forme d'exil



C'est un texte qui commence de manière anodine, comme un roman à lire dans le train, avec une poignée de personnages un peu trop colorés, l'auteur aura voulu accrocher ses lecteurs. Passé les cinquante premières pages se dessine une fresque, terrible, composée d'individus brisés ou révoltés, en fuite en tous les cas. Klaus Mann - le fils de ... - raconte ainsi son exil par suite de l'arrivée des nazis au pouvoir. Il publiera son roman en 1939 mais il laisse entrevoir l'ampleur de la catastrophe à venir. Ce n'est pas qu'une collection de caractères, d'activistes antifascistes mais plutôt la peinture d'une époque, la lâcheté polititque des alliés, les petites compromissions de ceux qui ne se sentent pas concernés et quelques beaux moments imprégnés d'une foi que je ne connaissais pas au fils aîné du grand Thomas. Dès ce roman, Klaus ne pourra plus jamais revenir de son exil, exil intérieur, perte d'une certaine innocence, et personne ni avant, ni pendant, ni après la guerre pour rendre hommage à sa clairvoyance politique et à son appel à la résistance.


C'est une lecture que j'ai mollement entamée il y a un mois de cela et qui me subjugue à présent par sa profonde humanité, par l'empathie de son auteur pour les drames humains de la relégation, quelle que soit la guerre ou l'époque. Il y a des signes avant-coureurs, une sorte de malaise indicible. Avant même que ne commencent les combats, les victimes ont déjà sombré, subjuguées par le néant et le desespoir. Cela fait plus d'une année que, nuit après nuit, je rêve que je passe d'un hôtel à l'autre, de ville en ville, encore bien plus paumé qu'Ulysse en pleine odyssée, "Le Volcan" m'a donc interpellé.


L'exil, au sens large, représente ce moment quand l'on est forcé de quitter ce qui semblait aller de soi : habitudes, certitudes, projet en cours, lieu de vie, etc. Que l'on soit coupé de l'un ou l'autre de ces éléments, et l'ont en souffre. Les conséquences sont à court terme moins dramatiques mais la douleur est réelle. C'est ici que le lecteur peut se sentir directement concerné par "Le Volcan" et l'éventail des réactions des bannis dont il est question. A lire impérativement.

lundi, février 13, 2012

Le désert de l'amour

Ce soir, j'ai vu une très belle adaptation télévisée d'un roman de Mauriac, "Le Désert de l'amour". Emmanuelle Béart, Catherine Mouchet, Didier Bezace - des comédiens rompus aux exigences du théâtre - ont prêté leur talent à l'un des classiques de Mauriac. Je suis "tombé" sur ce film par hasard alors qu'il avait déjà débuté. Dès les premières minutes, j'ai toutefois reconnu la patte du maître : le rythme du récit, la pudeur des sentiments, les louvoiements du coeur face à la chair et le triomphe calme de l'esprit, de la vertu. J'ai tout de suite retrouvé un certain genre "fin de règne" de la bonne bourgeoisie bordelaise dans un dix-neuvième siècle qui joue les prolongations.


Le scénario ? Bête à mourir. L'amour et ses regrets, le parfum d'une jeunesse qui s'en est allée et l'incommunicabilité entre les époux, leurs attentes décalées. On est loin du baratin de la littérature qui "marche", que dis-je, qui court, galope, saute les haies et violente les règles de la grammaire. J'aurais toujours un amour indéfectible pour Mauriac et ses drames d'un autre siècle, pour sa retenue, sa pudeur et sa dignité. Et la politesse du déguisement romanesque ... Pour sûr, ça nous fait des vacances. Rien de vulgaire, pas même les "bas instincts", traités sans pathos, sous l'aspect cru de la douleur qu'ils suscitent. Et quelle syntaxe !


Avec le temps, le jeu des masques, les exigences sociales, impossible de dire le fond de sa pensée. On se tourne alors vers les caractères mauriaciens et leurs silences interdits. On est un peu moins seul et on se dit que les petits romans si lents du grand François durent encore et, parfois, permettent la réalisation d'un beau téléfilm.

samedi, janvier 28, 2012

Election au Conseil d'Etat du 11 mars prochain



Non, je ne suis pas militant socialiste, je n'ai du reste pas de couleur politique particulière; je préfère souvent les élus à leur parti. Non, le Conseil d'Etat n'a pas démérité. J'ai, soit, plus d'inclination pour certains de ses membres mais tous mériteraient d'être reconduits dans leurs charges. J'ai une pensée particulière pour feu le conseiller d'Etat Jean-Claude Mermoud, mort dans l'exercice de ses fonctions. N'oublions pas que la politique est un métier difficile qui ne ménage pas son homme (ni sa femme), toujours sur la brèche, souvent en butte à la critique.


Aujourd'hui, je prends la parole pour soutenir la candidature de Nuria Gorrite au Conseil d'Etat vaudois, une candidate socialiste, actuellement syndique de Morges et bien d'autres choses. J'invite tous les citoyens vaudois sensés à faire de même. Nuria est une femme qui a grandi dans le même quartier que moi, Préllionnaz (littéralement le Pré de la Lionne !), un quartier populaire et mixte, quelques villas familiales dans le haut, du clapier à lapins concentrationnaire au milieu, le domaine catholique de La Longeraie à l'ouest, la belle propriété des de Goumöens à l'est, là où l'on s'est mis à rêver de construire notre grand Musée Cantonal des Beaux-Arts, mais je m'égare, c'est une autre histoire. Bref, Nuria n'est pas de ces politiciennes de gauche née et grandie dans une banlieue à dentistes. On se croisait, parfois, dans la navette du BAM, une sorte de mini autobus improbable, une ligne desservie deux fois l'heure ! Et, déjà, à l'époque, Nuria avait la fibre politique, et une opinion, motivée. Elle avait treize ou quatorze ans, moi aussi. Il m'est arrivé de débattre avec elle. Nous n'étions pas d'accord. Je crois qu'elle avait raison. Elle avait des arguments plus fouillés, une vision déjà, une ligne politique et pas simplement des revendications. J'ai quitté Morges, elle y est restée et en est devenue la syndique. Je n'ai pas coupé toute relation avec ma ville natale, chaque semaine, je passe dîner chez ma mère (qui vit encore à Préllionnaz) et j'ai pu observer les heureuses transformations de la ville sous l'influence de sa syndique. Que tous ceux qui douteraient des compétences et des capacités de la candidate Gorrite se penche sur le bilan de la municipalité de Morges.


Tout comme Ada Marra, Nuria Gorrite est une "secundo", fille de l'un de ces travailleurs étrangers que l'on regardait encore un peu de biais quand j'étais enfant. Nuria aurait pu rester prisonnière d'un discours revendicatif mais elle est au-dessus de ça. Tant son parcours personnel que professionnel témoigne de sa pugnacité et de son intégrité morale. La candidate Gorrite n'avancera jamais une promesse qu'elle ne saurait tenir une fois élue ! Et, ce qui ne gâche rien, c'est une femme élégante ... Non, je n'ai pas dit élégante façon tailleur passe-partout un peu strict centre gauche ou droit. Notre candidate est de cette élégance qui prend des risques et qui pétille. Toujours pomponnée, impeccable (les armes de la droite), elle part à la bataille et ressort du combat fraîche comme un gardon, le broching parfait, à croire qu'elle est juste allée prendre le thé.


Évidemment, je ne vous avance pas là des arguments très politiques, c'est un engouement viscéral dont je vous fais part mais fiez-vous au flair de l'auteur, à la sensibilité de l'artiste, relever les petits signes de rien qui, pourtant, en disent très long. Un seul mot d'ordre, votez Nuria Gorrite ! De plus, ce qui ne gâche rien, ses deux colistiers Anne-Catherine Lyon et Pierre-Yves Maillard sont aussi d'excellents candidats.

mercredi, janvier 04, 2012

Lire "Le patient du Dr. Hirschfeld" à Berlin



Rien de mieux que d'évoquer le dernier roman de Nicolas Verdan, "Le Patient du Dr. Hirschfeld" dans la capitale allemande. Le recit se déroule parallèlement sur deux époques, dans deux villes : la Berlin de la montée du nazisme et le Tel Aviv de la construction israélienne. Le héros, Karl Fein, l'un des patients du Dr., célèbre sexologue allemand des années trente, est à la fois juif et homosexuel, double raison d'être persécuté ... Nicolas Verdan n'a pas commis un roman de plus à propos de l'horreur nazie mais un plaidoyer à la tolérance, à l'ouverture d'esprit et à la compassion. Au fil du texte, les gentils ne sont pas si gentils, les méchants ont leurs raisons et Karl Fein semble rester la victime perpétuelle du système, quel qu'il soit.


Accessoirement, Verdan nous promène dans la Berlin éternelle des cabarets et de la vie urbaine, dans l'espoir des matins nouveaux du jeune Israël, dans l'exotisme de l'Argentine germanisante. Étonnement, les régions et les époques s'imbriquent les unes dans les autres sans se "contredire" et finissent par former une mosaïque complexe et touchante au long d'un récit à valeur historique, relevé de multiples rebondissements. Il y a du suspens au coin de chaque chapitre, et milles anecdotes plaisantes : devinez quel dignitaire nazi - et je ne parle pas du général Röhm - sortait travesti faire la tournée des boîtes berlinoises et était connu sous le sobriquet de "schwarze Maria" ?


Nicolas Verdan, avec ce brillant roman, aux éditions Campiche, témoigne de l'intérêt croissant de la Suisse romande pour la culture allemande et, particulièrement, pour la lointaine Berlin. Ses milles drames, ses possibilités gigantesques, sa nonchalance et son petit genre canaille mais bon fond nous changent du propre en ordre stérile de notre bout de pays et ses atermoiements, toujours à balancer entre germanium et latinium. Pour mémoire, les éditions Zoé ont étonné le monde littéraire français avec la publication de la traduction du Matthias Zschokke, "Maurice à la poule" qui se déroule intégralement à Berlin. Zoé, Campiche, et après ? à qui le tour ?