Il y a
un certain confort à être … Stéphane, un type sans âge, sans physique, sans
attente particulière, un mec en roue libre en apparence et, pourtant, une
incroyable puissance de compréhension, là, parmi synapses et cellules grises,
plus fort que Poirot, quasi du niveau d’Einstein avec les menus talents de
Madame Soleil. Il a été un mec magnifique, athlétique, une crevure de looser,
un amant malheureux et romantique. Plein d’autres choses aussi. Selon les
injonctions du siècle. A fond dans tout, sur tous les fronts, dans une sorte de
guerre intime totale. Stéphane et son continuum biographique séquencé est
au-dessus de ça ; l’âge et son tour de taille actuel le disqualifient. Il
est « réformé » de la lutte pour le succès, la réussite, l’accomplissement
de soi, etc. Il a bien une mission, le fameux truc, peut-être un toc
psychotique. Heureusement qu’il y a les absences et le chocolat au
lait-noisettes entières sinon il ne tiendrait pas. Revenu de tout. Y compris de
la question en spirale, le fameux où-cours-je-où-vais-je-dans-quel-état-j’erre ?
Il y a aussi la solitude du Créateur. Il a été Dieu, seul, flottant dans le
néant de la non-matière et de la non-existence. Était-ce un rêve ou un transit ?
une possession ? Comparativement, l’ennui d’un troupeau de moutons au pré,
sous le ciel couvert d’une froide après-midi d’avril tient de la bénédiction.
Stéphane sourit pour lui-même, intérieurement, il lui revient une anecdote, un
mot qui circulait dans le Reich, peu avant l’armistice de 45, « Profitons
de la guerre, la paix sera terrible ». Il espère arriver à l’appartement
avant la pluie, il veut sortir les chiens au sec, une courte promenade sur des
quais mignonnets et écœurants. Stéphane se surprend par ses regrets automnaux
en plein printemps. Il a le souvenir de lui-même presque alangui sur un canapé,
le jeu des voilages dans la lumière, des oiseaux, des voix au loin, la rumeur
de la rue. Étonnamment, il se sentait bien, il était lui, tout entier dans l’instant.
Ça devait aire
un joli sujet de toile, une scène à la manière d’Adolf von Menzel ou de Hammershøi avec la lumière d’un Giovanni Giacometti, le père de … Il
préfère la référence à Menzel parce que la chambre était décorée de tapis, d’un
court bouquet de fleurs, un Biedermeier, la jolie référence bourgeoise
Mitteleuropa à nouveau. Était-il en Oméga ? en Alpha ? Berlin ?
Prague ? Vienne ? Barcelone ? Budapest ? Il était lui, quand
il connaissait encore son vrai nom, quand il avait une vie, si miteuse
fût-elle. Il est urgent d’attendre, ne pas fuir n’importe où dans le désordre.
Il va sortir les chiens, faire des courses puis tenter de retourner dans la
peau d’Ulrich. Un trou de souris chronologique suffira, un trou de ver, un
battement de paupière, l’absence de Stéphane se verra à peine … absolument pas.
Des types comme lui, on en trouve treize à la douzaine et « si t’as pas
une Rolex à cinquante ans … » et si tu n’as plus vingt-cinq ans ou que tu
n’es pas un prix Nobel de chimie (rigolote ou pas la chimie) ou un leader
politique (de gauche, c’est plus sympathique) … Bref, des mecs moyens avec son genre de physique sont
transparents. Sincèrement, Stéphane a perlaboré le profil de l’homme sans
qualité, l’abandon de toute forme de séduction et l’accueil du déni de soi,
dans ses formes les plus subtiles parce qu’il est apparemment un « caucasien
blanc » trop nourri, sur le déclin, un homme en plus, pas même transgenre
ni quoi que ce soit d’exotique, c’est pathétique. Il est le mec de trop, c’est
ce qu’on lui ferait comprendre s’il n’était pas au-delà de la mesquinerie à la
mode, le « trend mainstream ». L’un des petits chiens pose sa patte
sur sa cuisse. Stéphane sourit imperceptiblement. « On va se diriger par
là où c’est vrai ? » Il pense à par là où l’on trouve des intérieurs
bien tenus, le goût pour des choses bêtement jolies, un vase en faïence de
Delft avec un petit bouquet de marguerites, et de la jolie vaisselle.
mercredi, août 21, 2019
vendredi, août 16, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 14
Il ne
peut que confesser son impuissance. Il regarde le profil racé, « florentin »
voudrait-il dire quand bien même il ne sait trop ce qu’il entend, peut-être la
réminiscence du portrait de l’un ou l’autre Médicis … Quoiqu’il en soit,
Stéphane admire le profil florentin d’un jeune homme. Ce dernier est accompagné
par deux femmes apprêtées, trop maquillées, des chaussures aux talons trop
hauts pour assister simplement à la messe. L’une des deux femmes doit être la
mère de l’autre ainsi que du jeune homme. Son âge se décrypte plus dans son
attitude qu’il ne se lit sur son visage. Stéphane ne s’étonne pas. Il est dans
la « grande ville », là où tout a commencé. Il se tient dans les
premiers rangs de la nef d’une vilaine basilique, une mosaïque Art Déco très
tardif parmi laquelle l’enfant Jésus a quasi les traits d’un dictateur
allemand, la célèbre moustache en moins. Stéphane a dû rentrer de Munich à son
insu. La messe en procédure de réveil, il a dû faire un transit. Il est revenu
il ne sait trop comment de l’atelier de Kálmán. La jeune paysanne a dû le
pousser dans le couloir, le maître n’allait pas tarder, comme s’il n’était pas
au courant ! Il est, à présent, question de foi, la mystérieuse aide que
reçoit Oméga. Le prêtre débite une homélie grandiloquente et idiote à propos de
l’incendie réputé accidentel d’une célèbre cathédrale. Stéphane avait un peu
oublié l’affaire. S’il se résume (à savoir, s’il s’adresse à lui-même un résumé
des derniers événements et, parallèlement, du fait de cette expression boiteuse
d’une syntaxe discutable, s’il condense toute sa personne dans l’instant
présent et l’action qui l’occupe), il doit trouver des fauteurs de troubles
venus d’Oméga, des suppôts de ce pouvoir qui, là-bas, ont mené à cette autre
guerre des Balkans, la volatilisation d’un bon tiers de l’Europe. Quelque soit
le camp, il est nécessaire de conformer Alpha et Oméga en vue de la grande
Conjonction. Du côté lumineux de la force (Stéphane glousse intérieurement, il
s’imagine avec un sabre laser face à un type asthmatique une essoreuse à salade
sur la tête lui jetant dans un souffle « Je suis ton père »), bref,
du côté habsbourgeois, impérial, lumineux de la force, on veut remonter dans le
temps, éviter la dernière grosse catastrophe puis la précédente, et la
précédente, etc. Stéphane admire pour lui-même le quasi contresens de l’expression
« … puis la précédente … », ce qui précède doit être résolu après, on
touche quasi au registre de « … Dieu qui s’est fait homme… » Si
Stéphane cherchait une preuve du bienfondé de sa démarche, bingo, il aurait à l’instant
mis un doigt rhétorique dessus. Il se souvient des cartons de bananes remplis
des livres de feu son oncle alcoolique. N’y avait-il pas quelques
bandes-dessinées ? cinq-six albums d’ « Achille Talon », un
exercice de maïeutique jouissif, du sophisme de compète ! A présent, il
est clair que Stéphane doit travailler en agent infiltré, plus aucun contact. S’il
venait à poser des questions sur l’Agence, on lui dirait qu’elle n’a jamais
existé, qu’il yoyotte, ça se terminerait par un internement forcé. Les
complotistes pas frais sous le chapeau sont très à la mode cette saison.
mercredi, août 14, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 13
On lui a
envoyé quelqu’un, de discret, très discret, à peine un agent, peut-être un
collaborateur externe, un type qui lui a parlé des cloches de Münich sur la
terrasse de toit d’un hôtel-restaurant-sauna gay. Il faisait beau, une vue
magnifique, une forêt de toits du genre de ce dont Stéphane rêve régulièrement,
lorsque ses songes planent sur l’Oméga d’avant sa guerre des Balkans, la
disparition d’un bon tiers de l’Europe, la mer qui remonte jusqu’à … Münich !
Le type insistait un peu, évoquant le loft de luxe qu’occupe le couple gérant
et propriétaire de tout l’établissement, un couple de garçons, évidemment. Le
loft se situe dans une affreuse tour de verre voisine, les logements les plus
chers de toute la ville. Et le type de vanter encore les aménagements du sauna …
Stéphane a laissé son interlocuteur dans le jeune soir alors qu’il recevait les
images de l’incendie d’une cathédrale, un accident selon la version officielle,
c’est ça, et la marmotte met le chocolat dans le papier d’alu. Il a un bout d’indice,
il investiguera demain, de toute manière son billet de retour porte la date du
17, il aura bien six heures pour compiler les renseignements, un rapport qu’il
adressera comme il peut à qui il faut.
A la
Lenbachhaus, il est effectivement entré dans une toile, plusieurs même, un
festival. Ça a commencé par une famille d’hallucinés, une véritable
coco-hero-family, un bad trip collectif, le peintre, sa femme, les deux
fillettes, la toile a été réalisée d’après une photo. Ils se tenaient là, les 4, à fixer
Stéphane, inquiets et soulagés. Ce n’est pas évident d’être témoins contre son
gré. On est avant 14, l’empire rayonne dans sa plus verte nouveauté, une sorte
d’explosion vitale qui balaie tout sur son passage et réveille de vieux démons :
cupidité, jalousie, orgueil. La vieille garde - France, Grande-Bretagne - l’a en travers de la gorge. Ces mangeurs de choucroute, ces rustauds qui, au Nord, dînent au thé !
tout ce petit monde additionné, fédéré, organisé en une nation qui lutte contre
la vivisection en plein dix-neuvième,
qui ne reprend jamais sa parole une fois donnée, qui promulgue des lois contre
l’antisémitisme, qui aime les fleurs et la porcelaine à en pleurer, qui regarde
ailleurs quand les garçons s’emboîtent comme des petites cuillères, cette
nation, ce peuple va les panner, les renvoyer à leur obscurantisme, leur
affairisme. Il s’est passé quelque chose entre un souverain pusillanime et
mesuré et l’autre, cabossé, volontaire et mal-aimé. Dans l’équation de l’incident
originel, on trouve Willhelm der Zweite, Franz-Josef et l’autre, l’Autrichien
devenu allemand, subitement inspiré façon
Jeanne d’Arc sans la vertu et la foi assortie. La famille reste sidérée,
le trip permet de supporter la vision, les bombardements, les bombes au
phosphore de ces ordures d’alliés et les meurtres innommables de l’autre. Bref,
Stéphane est sorti de la toile sans trop être avancé. Il a replongé dans la
maison russe de Gabriele Münter, en 1931 ; elle l’attendait à la fenêtre.
L’orage menaçait, il s’est pressé, il était sur un chemin de terre, a traversé
le jardin. Elle l’a reçu avec du thé. Elle lui a parlé des fleurs, du temps,
qui se couvre, de mille riens de sa vie. La maison n’est pas russe, pas
géographiquement, ils sont dans les parages, à Murnau. Kandinsky l’a trahie
pour faire des barbouillis multicolores en France après un mariage russe.
Gabriele a conservé le talent et rencontré un autre homme. Plus tard, pendant
la guerre, la seconde, elle va cacher les œuvres des « Cavaliers bleus »,
elle savait que c’était important, qu’il s’agissait de « points d’ancrage »,
des moments parfaits que Kandinsky et elle-même, et quelques autres ont saisi
dans leur richesse, leur ampleur, leur … onctuosité. Ça permettra de rapprocher, d’apondre
deux séquences, entretenir un continuum. Elle n’en sait pas plus. Elle est
heureuse lorsqu’elle peut servir une tasse de thé russe, se rappeler de cet
autre bonheur même si elle est très heureuse avec son époux historien de l’art.
Stéphane a encore visité un atelier, la pose du petit modèle en Dirndl, on est
chez Kálman, un peintre à la mode dans les années 40. Le maître est sorti ?!
La petite récite ce que Kálman lui a dit de dire, les louanges d’un monde
propre, en santé, l’honneur retrouvé, la nécessité de s’imposer, conquérir sa
place. Stéphane écoute le laïus jusqu’à son terme, une récitation bien apprise
quoique laborieuse. « Mais, toi, est-tu heureuse ? » lui demande
Stéphane. La petite, tout d’une traite dit que le maître l’avait avertie, elle
devrait répondre à des questions, sincèrement. Alors, oui, elle est heureuse,
en tout cas plus que lorsqu’elle était enfant mais elle serait vraiment
heureuse si son fiancé pouvait rentrer vitre de la guerre. Et il y a encore ce
que raconte le parti sur le curé. Dans les jeunesses, ils veulent toujours lui
faire rater la messe. Elle ne se détournera jamais de l’Eglise.
Inscription à :
Articles (Atom)