samedi, mai 25, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 7

John Archibald Wheeler

Tout reste à écrire. Selon la physique cantique – voir l’expérience des fentes de Young[i], le fait d’observer un événement le cristallise en un résultat logique, rationnel, compréhensible alors que si l’on tourne la tête, le résultat ressemble alors à un catalogue de possibilités, tous les possibles, du plus au moins probables. De plus, le fait d’observer influencerait le déroulement de l’action, même si l’on commence par regarder ailleurs et que l’on jette un coup d’œil à l’événement vers la toute fin de sa réalisation. Du champ de possibles indéterminés, on passe au résultat logique. La sanctuarisation d’une période de l’histoire en Alpha, 1930-1948, aurait pour but de modifier l’histoire, s’ouvrir à d’autres perspectives, recomposer le scénario, donc tout reste à écrire, CQFD. On s’entend bien, l’expérience du choix retardé, à savoir on regarde ou pas après que l’événement se soit noué mais avant sa conclusion tout de même, on regarde (donc on influence) n’est prouvé qu’en mécanique cantique ! Appliquer le concept à l’histoire tiendrait de la science fiction même pour des physiciens et des philosophes vivant dans une version Alpha du monde, connaissant et ayant accès à une version Oméga de ce même monde sans passer par un mystérieux trou de ver mais du simple fait de leur conscience, quoique certains stakhanovistes en Alpha et en Oméga auraient déjà réussi à passer de l’autre côté tout d’une pièce, corps et esprit … Partant de là, des objets qui s’animent, des types qui vieillissent plus vite que ne tourne l’horloge ou rajeunissent, même, sont des phénomènes tout à fait admissibles. D’où la nécessité pour Stéphane de retrouver dans le passé en Alpha ou Oméga un dénommé Ulrich, modèle de non-héros d’un roman (ou d’une théorie philosophique selon où que l’on se trouve, Alpha ou Oméga) afin de lui poser quelques questions. Stéphane n’est ni plus, ni moins qu’un … Maigret New Age. Il ne peut fouiller à froid le passé en Alpha, voyager dans le temps ! ça se saurait. Il doit juste transiter d’Alpha en Oméga puis retour en Alpha soit dans l’instant contemporain, soit dans le passé d’Alpha. Pour l’avenir, il faudrait connaître une circonstance, un événement, un récit déjà noué ; ça ne peut être que de la prospection et ça pourrait changer le passé et, jusqu’à présent, personne n’a encore su transiter vingt ans plus tard par exemple, même dix, ou deux, ou six mois. Pour en revenir à 1930-1948, imaginons que ces 18 années représentent l’écran sensible (rapport à l’expérience des fente de Young). Considérons les actions des individus qui vécurent durant ces moins de deux décennies comme des particules élémentaires. Hitler aurait pu être peintre, mourir lors de la Première Guerre mondiale, suivre la même voie que son père et entrer dans l’administration autrichienne … ou devenir réalisateur à  Babelsberg et poursuivre sa carrière à Hollywood. Ou être un dictateur initiateur de la solution finale comme ce fut le cas. Interdire tout transit durant cette période, en faire une sorte d’absence, un blanc dans le continuum du récit de l’Histoire et vous pourrez réécrire le scénario, le conformer avec celui d’Oméga … L’Agence ne faisait guère d’efforts pour expliquer le tenants et les aboutissants des missions auprès de ses collaborateurs et les services impériaux qui l’ont remplacée sont tout aussi nébuleux. Stéphane n’est pas physicien. Lou’, l’un des chihuahuas, a beau lui réexpliquer pour la troisième fois l’expérience du choix retardé de Wheeler[ii], ça reste un peu confus. Stéphane ne parle peut-être pas suffisamment bien le chien … Il finit par aller se coucher, après avoir embrassé les chiens. Il se dit encore en se brossant les dents que, dans les romans noirs, il n’est pas rare que le héros, schizophrène, enquête sur lui-même. Il faudra qu’il investigue aussi de ce côté-là demain. Ça doit faire partie du catalogue des possibles.




[i] Les fentes de Young (ou interférences de Young) désignent en physique une expérience qui consiste à faire interférer deux faisceaux de lumière issus d'une même source, en les faisant passer par deux petits trous percés dans un plan opaque. Cette expérience fut réalisée pour la première fois par Thomas Young en 1801 et permit de comprendre le comportement et la nature de la lumière. Sur un écran disposé en face des fentes de Young, on observe un motif de diffraction qui est une zone où s'alternent des franges sombres et illuminées.
Cette expérience permet alors de mettre en évidence la nature ondulatoire de la lumière. Elle a été également réalisée avec de la matière, comme les électronsneutronsatomesmolécules, avec lesquels on observe aussi des interférences. Cela illustre la dualité onde-particule : les interférences montrent que la matière présente un comportement ondulatoire, mais la façon dont ils sont détectés (impact sur un écran) montre leur comportement particulaire ( définition tirée de l’article Wikipédia consacré aux fentes de Young).

[ii] L 'expérience retardée de choix Wheeler est un ensemble d’expériences coneptuelles conçu par John Archibald Wheeler basé sur une refonte de l 'expérience de la double fente, qui ont été réalisées concrètement en 1978 et en 1984.

lundi, mai 06, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 6


Il n’arrive même plus à se raconter des trucs, une petite broderie maison à des fins existentielles, répondre à deux ou trois questions lancinantes, du genre qui n’appellent aucune réponse à moins de faire un gros, un très, très gros effort d’imagination ou d’atteindre un niveau de biture digne de la Pologne, de la Russie et des Balkans réunis. Stéphane devait retrouver un auteur à Berlin Oméga, un auteur … un philosophe, un prophète ! Un certain Muzil, avatar du Musil en Alpha afin de débusquer Ulrich son héros, Viennois de la Sécession, le fameux « homme sans qualité ». Du coup, Stéphane vit avec les deux volumes du roman éponyme, 5000 pages en édition de poche, tout à fait le genre de chose à laquelle il n’aurait rien pigé du temps de son sommeil. Et puisqu’il y a de la friture sur la ligne, comme un léger brouillage au niveau du transit, et plus encore lorsque l’on triangule, Stéphane a dû se rendre à Berlin Alpha comme le dernier des blaireaux débarqués dans la capitale allemande en lowcost. Désigner la situation de floue tient du truisme ! En haut lieu, on ne sait pas trop si Ulrich a existé en Alpha ou Oméga ? Musil ou Muzil l’aurait rencontré, connu, pratiqué d’une manière ou d’une autre et fait de lui un sujet d’étude philosophique pour Muzil, un « simple » personnage de roman pour Musil. Ulrich serait passé de Muzil à Musil ou l’inverse par la liaison inconsciente directe que chacun entretien avec son double. Ulrich serait, peut-être, un avatar de Stéphane ?! Même si ça ne marche pas comme ça, pas à travers une si grande distance temporelle à moins que ce ne soit à mettre sur le compte des distorsions dues à la grande conjonction ou la barrière de Wheeler ? un trou de ver inopportun ? Stéphane s’en cogne, même s’il investigue sur le sujet. Il veut juste vivre des choses, ressentir sur sa peau, sous sa langue, dans ses membres et son esprit le contentement de la bonne vie et de tout ce qui va avec. Il est persuadé que cela participe de la mission, sa mission, son destin biologique car chacun a son utilité, ne serait-ce que cinq minutes alors que l’on vous emprunte à votre insu un peu de votre bande passante.

Ce soir, il est rendu … Il a fait des choses avec son corps, il en a tiré du bien-être, de la joie, du contentement. Il a rencontré un membre de la légation impériale, enfin il croit avoir parlé à un type de la légation, échanger sur les dossiers en cours, se tenir au fait de l’actualité en Oméga où il ne transite plus, ne pendule plus comme du temps quand il était Steeve ou Steve, ou Wesley mais il ne s’en rappelle plus. Il y retourne, parfois, comme dans le passé, à temps perdu, au cours d’épisodes de sommeil profond et ça lui reste par fragments dans sa phase paradoxale. Ça se met à fourmiller avec la musique, de la pop des eighties’, du jazz ou du classique mi-dix-neuvième. Stéphane a l’impression de se dégourdir les circonvolutions du cervelet, il croit comprendre des choses, leur évidence mais pas un mot ne vient. Il tourne des pages mais des pages blanches et finis par s’endormir quelque part au début du tome 2 de L’Homme sans qualité.