samedi, janvier 21, 2017

"L'homme sans qualité", de Robert Musil, suite et fin.

Il faut savoir poser le point final, il faut savoir mettre un terme à sa lecture. 2000 pages, deux volumes, mal pratiques, un roman fleuve quoiqu’inachevé, « L’homme sans qualité » est une expérience, une expérimentation, une façon d’être lecteur. J’ai passé plus d’une année avec Ulrich, l’anti-héros de Musil, et sa sœur Agathe, la cousine Diotime, le vieux camarade et général Stumm von Bordwehr, le directeur de banque Léon Fischel, le comte Leinsdorf, le sous-secrétaire Tuzzi, etc. Un texte long offre quelques belles possibilités d’intimité avec les personnages, ils deviennent des familiers. Si vous rajoutez encore l’usure d’une action qui piétine, comme un jour après l’autre, ils vous énervent comme des familiers. L’immersion est à ce prix.

Je n’ai pas le culot de vous jeter un lapidaire « c’était bien » ou, pire, « chouette roman ». Cette désinvolture s’accorderait si bien au but recherché par l’auteur, une sorte de prise de conscience en creux où la subtilité de l’analyse se le dispute à la passivité. Quel est, aujourd’hui, l’intérêt de lire 2000 pages à propos d’un empire disparu ? L’Autriche-Hongrie n’est pas une nation dissoute suite au diktat de Versailles, c’est une métaphore des sociétés libérales parlementaires, des Etats trop nourris et trop ennuyés qui finissent par perdre le sens même de leur survie. Dans ce pays – la Cacanie, dans le texte – il est impossible d’appliquer tous les règlements et leurs directives sans que cela ne bloque le système. Du coup, chacun s’arrange pour que ça marche, et ça fonctionne !

Les exégètes, surtout français, ont voulu lire une critique, la mise à plat de l’absurde de la gloriole impériale et obsolète, sous-entendu « ces gens-là sont à l’Ouest », « hu, hu, cher ami, cher ami … ». Le principal traducteur de « L’homme sans qualité », Philippe Jaccottet, n’est du reste pas français, même s’il vit à Paris. Il est vaudois, de Moudon, au Nord du canton, dans la Broye, là où l’influence germanique affleure sous l’identité latine (l’histoire du canton est un mille-feuilles latin-germain). Jaccottet comprend de l’intérieur la multi-culturalité de l’Etat K und K, impérial et royal, de sa pieuse unité en dépit d’oppositions irréductibles entre ses peuples. Il a su rester fidèle à la légèreté ironique musilienne. Le texte n’est pas un réquisitoire philosophico-moralisateur mais un constat, amusé, tendre souvent, un témoignage rédigé à postériori sans nostalgie notable. La catastrophe est une épreuve inéluctable, qu’importe son origine. La question : comment conserver son indépendance au cours des épreuves. Comment garder un regard émerveillé et l’appétit d’un enfant face à la vie. Ulrich et Agathe sont deux grands orphelins qui tentent de trouver la recette miracle.

Il y a une mystique musilienne, le parcours de l’auteur, son irrésolution ou, plutôt, sa volonté funambulesque à être, sans étiquette, sans rien déranger, observer et se réjouir, avec l’autre. Ne surtout pas condamner. Comprendre. Comprendre pour aimer … cette vie, l’autre, la source de tout ennui. Il y a de grands instants, le lyrisme d’un épisode, le vent novateur de la Sécession Viennoise. Si je me réfère à mes notes de lectures, p. 689, ch. 52 (tome 2, éditions Points), « Souffle d’un jour d’été » : symbolisme, quintessence du roman. Il s’agit des variantes et ébauches des années 1938-1942 destinées à compléter la troisième partie du roman. Savoir donner, ne rien faire qu’apprendre, apprendre à sourire rien que pour le geste sans vouloir le reste … Là où le hasard de la programmation d’un canal télévisé populaire (dans le mauvais sens du terme) vous glisse les paroles d’un tube de Florent Pagny et résume les intentions d’un homme sans qualité. Je n’ai pas achevé exactement ma lecture, au diapason de l’inachèvement du texte. Ne pas rentrer dans les arguties académiques. J’ai posé un point final. Je reviendrai, certainement, sur les notes et variantes qui restent encore … le temps que revienne l’Empire, quel que soit le nom qui lui sera donné, retour à cette cordiale et joyeuse mésentente brouillonne, le ciment européen et le charme discret de la bourgeoisie pour tous, quand l’histoire viendra parachever le grand roman de Musil.



lundi, janvier 02, 2017

« Nourrir le rein », épilogue rédigé en fin d’après-midi du 30 décembre au Cercle



Dans les représentations de la médecine chinoise, le rein est le siège de la force vitale et de l’équilibre physique. Arrivé dans son milieu de vie ( entre 40 et 50 ans), le patient – particulièrement celui qui travaille du chapeau – se trouve pris d’une faiblesse du rein qui « produit la moelle et remplit le cerveau » (selon le commentaire d’une encyclopédie de médecine orientale en ligne). Une sexualité effrénée (et compensatoire) durant les décennies précédentes, le poids du monde, l’inquiétude, le dépit vous vide le rein de son yin aussi sûrement que les impôts vous gobent votre treizième salaire et vous vous retrouvez sur les plots ! L’un de mes éditeurs, le plus bouillant, le plus enthousiaste, le plus délicat a décidé, du reste, de poser les plaques … pour un temps, et se refaire. Je rêve de suspendre mon sacerdoce d’auteur de la même façon. J’ai bataillé pour un petit tas de convictions, une certaine vision des choses, durant plus de vingt ans d’autofictions et d’essai ; je confesse une fatigue certaine. J’ai revisité quasi toutes les versions officielles de l’univers socioculturel dans lequel je baigne. Je les ai toutes méticuleusement retournées au pire, recalibrées au mieux. Cela ne m’a apporté ni la fortune, la célébrité, la paix de l’esprit ou du cœur. Rien. Sauf le respect de mes pairs, c'est-à-dire tout. Mes « boucles », mes récits, mes textes, l’œuvre serviront peut-être à nourrir le rein de quelque lecteur fourbu, tant mieux. Si ce n’est pas encore le cas, cela viendra, bien après moi. Ce « Credo » vient conclure et compléter un cycle débuté par « Appel d’air » (titre  qui tient du yang), en passant par « La Dignité », « Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise », « Journal de la haine et autres douleurs » et « Escales ». Quasi une marche à suivre.


Je suis pile dans mon « milieu de vie », selon les critères médicaux chinois et je me sens la tuyauterie se débiner, comme un nœud endolori par en bas et la furieuse envie de ne pas bouger de ma couche, couette et couverture en fourrure polyester, le chien posé dessus ou dessous, son ronflement léger et la rediffusion de la saga « Angélique » à la télévision. L’oubli si ce n’est le bonheur. Est-il raisonnable d’avoir voulu réécrire le monde sans les outils de la philosophie ou de la sociologie officielles ?! Objectivement non, je m’y suis vidé le rein mais j’aurais eu des regrets à ne pas l’avoir fait. Sans Juda, pas de trahison, pas de crucifixion, pas de résurrection pascale, pas d’accomplissement des prophéties. Ma foi, il fallait bien que quelqu’un prenne le rôle de l’énervé de service.