dimanche, mai 27, 2012

Dernier vol ... - 10

Champ d'avoines vertes, 1912,
par Félix Vallotton
Entre Champ d'avoines vertes de Vallotton (73x100, 1912), les Baigneurs de Hans Berger (175,5x231, 1922) et un Jardin de paysans de Cuno Amiet (50x64, 1902), il choisit ce dernier paysage nocturne, apaisé et flou au milieu duquel on distingue la croupe d'un cheval. Robert ne visite pas ce jardin, il le hante, voluptueusement, libéré de toute impression physique. Auparavant, il avait aimé chacune des œuvres précédemment citées, surtout les Avoines vertes qui se le disputaient aussi avec une Jeune fille sur fond rouge d'Albert Anker (110x76, 1867), un petit air de Magda jeune fille. S'il tourne la tête sur la droite, alors qu'il est assis sur une banquette de velours vieux rose, en face du sosie de Magda, il a la vue sur les jeunes baigneurs accrochés au milieu du mur latéral de la salle du fond, huit adolescents en pleine santé, offerts à l'eau et au soleil. On ne distingue pas leurs visages, ils se tiennent de dos ou sont trop éloignés. Le regard ne peut que s'attacher à leurs silhouettes filiformes, souplesse et vigueur. Magda n'a jamais rien su de son "portrait" par Anker, il eût fallu que Robert lui parlât du musée des Beaux Arts de Soleure et de la raison de ses visites dans cette ville. Depuis 2006, il n'a plus rien n'à y faire, il y revient tout de même, parfois, la force de l'habitude, une visite au musée, une visite à la cathédrale St-Ursen, à l'église des jésuites et un café dans le tea-room restaurant Suter. Cette fois-ci, ça le distrait de son regrettable séjour lémanique. Soleure a un petit air de Constance, d'Allemagne du Sud aisée, de pays de cocagne. Si la guerre n'avait pas eu lieu, certains quartiers périphériques de Berlin auraient pu ressembler à cela, du côté de Köpenick par exemple.


A présent, Robert est assis sur un petit canapé bas, deux places, cuir rouge, au fond de la salle, chez Suter, alias "Suteria". Le propriétaire, avec fatuité, a nommé ses établissements - il en a deux, le second se trouve à Olten - "Suteria" comme cafétéria, un nouveau genre de café ! Robert aime le lieu pour son style "vieil avant-gardiste", du design eighties', et le petit canapé quoiqu'un peu trop bas est confortable, il peut y enfoncer son mal-être, cette sorte de courbature au creux de lui qu'il a engourdie à grand renfort d'anti-inflammatoires très forts, de ceux que l'on n'obtient que sur prescription médicale en Allemagne mais que l'on finit par acheter sans, en Suisse, parce que l'on connaît le nom du produit, qu'on en a déjà consommé et le pharmacien de se fendre de son laïus néo-médical, et de vous accorder cette vente avec une magnanimité complice. De là à imaginer que le pays est une nation de dealers, Robert n'y pense pas. Il essaie de tromper des maux d'estomac, consécutifs à l'absorption à jeun des susmentionnés anti-inflammatoires et d'un café de trop, en se perdant dans la contemplation d'un lustre aux branches garnies de grosses perles de verre vertes.

mardi, mai 01, 2012

"Dernier vol au départ de Tegel" - 1

Afin de renouer avec la belle grande tradition littéraire de la publication romanesque en feuilleton, je vous offre le roman de ce printemps ! Trois fois par semaine, vous pourrez avancer dans la lecture de ce récit et, pourquoi pas, interagir avec le texte.

Salle du Café Einstein
Il est de ces cafés où il est permis d'aller jusqu'au fond de soi-même, de ces lieux où l'on peut basculer dans ses propres abîmes et le Café Einstein en fait partie. Cela tient certainement à la dignité du décor, de la chaise, de la table, de la banquette pratiques réhaussées de quelques boiseries discrètement  dorées. Les murs de ces lieux ont une histoire, sont plein d'histoires : les parois d'un bassin dans lequel on peut se laisser couler après l'avoir dûment rempli de ses pensées les plus sombres et les plus secrètes. On peut aussi y sourire et badiner en compagnie d'une jeune femme, ou bavarder à bâtons rompus avec des amis. Le café n'est ni trop bruyant, ni trop intime. Son rez-de-chaussée se divise en deux salles, un hall, une sorte d'alcôve et le personnel circule avec aisance et discrétion entre les convives. Pour en revenir aux pensées sombres, à cette sorte de Styx de l'inconscient tourmenté, leurs flots impétueux peuvent dévaler les pentes dépressives de la psyché d'un consommateur anodin sans risque qu'il ne bondisse subitement de sa chaise, se mette à vociférer, ne jette son verre à travers la salle, n'insulte la jeune femme qui l'accompagne ou hurle sur le personnel : le cadre du Café Einstein le réfrène et ce consommateur anodin peut in petto se dire sur le ton de la conversation les pires choses. Rien à voir avec la gentille salade existentialiste des pisse-froid des beaux quartiers; il s'agit plutôt de s'avouer sa fin prochaine, le sordide de la maladie, la douleur, les traitements si peu utiles auxquels on ne peut s'empêcher de se raccrocher. Au Café Einstein, on peut commander encore un verre de riesling en oubliant ce léger mal-être, une sorte de contracture au creux de soi. Tout en faisant la conversation, on dresse hâtivement des bilans, évoquer subrepticement quelques unes des grandes questions : Dieu, après la vie, le paradis, plus rien ? On se dit qu'on a encore le temps, qu'on n'est sûr de rien, qu'il ne faut pas céder à la panique, qu'on en a vu d'autres, qu'on en verra d'autres, qu'on ne se roule pas encore par terre mais que ça finira par arriver, avec d'affreuses angoisses et des fantômes, et des regrets.

La jeune fille remet un peu de gloss sur ses lèvres. Elle n'est pas si jeune mais son maintien souple, sa ligne, son allure lui donne un air de jeunesse. L'homme qui l'accompagne doit avoir le même âge. Il n'a pas l'air malade, pas encore, juste un rien fatigué, ce qui n'a rien d'étonnant vu l'heure et le voyage qu'il a dû faire. Un sac est posé près de lui, sous la table. L'homme papillote des yeux tout en répondant à son interlocutrice. A présent, il en est sûr, ils sont trois à la table : la femme, lui et son mal. Il cherche à le présenter ... mais ce petit trouvera bien à s'imposer. Et l'homme n'a, ce soir, pas le courage  de se laisser rassurer.