dimanche, juin 23, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 10

Masque mortuaire de Robert Musil

Un flux, puissant, électrique, tripal, le flux de la vie même, ce genre de mouvement que les moins de vingt ans croiraient réservé à leur sensibilité blasée, tête vide, cœur revenu de tout, usé avant d’avoir servi. Et, pourtant, Ulrich, bien avant lui, avant Stéphane ou qui il pouvait être, avant, un autre avant, il se comprend, Ulrich donc ressent ce flux. A l’époque, on devait dire « allant », ça va encore faire des histoires, assurément, comme tout ce qui est bon, lui fait du bien. Il a enfin cessé de rêver qu’il avait assassiné quelqu’un, un type, et l’embarras d’un corps, la putréfaction, etc. Ulrich repousse ses couvertures avant même que son valet n’entre le réveiller, ou sa sœur Agathe. Il a couché avec sa cousine, il a transgressé les interdits, les ordres, les tabous. Lou’ ne l’a pas regardé avec reproche, étonnement, et Jade avec … désir ?! De la sensibilité des petits chiens. Ulrich avisera à son retour, de l’autre côté, deux siècles après. Ça s’est tricoté comme ça, dans le fiacre, alors qu’ils se rendaient dans une fameuse galerie d’art à la Mariahilferstrasse, voir des Schiele. Une jeune femme les reçut en maîtresse de maison, le temps que le galeriste son père ne revienne de chez un client. Les insinuations de cette jeune personne, la cour qu’elle semblait faire à Diotime, une affaire de regards, et les sexes, les chairs offertes sur les toiles, à la limite de l’indécence, du porno, et une main, celle de Diotime qu’il effleure, accidentellement. Ils ont fait l’amour chez lui, dans ce lit même dont Ulrich vient de repousser les draps. On dit que Musil fréquente cette galerie. Ulrich sait encore que la fille du galeriste s’appelle Adelaïde et qu’elle mourra d’ici une quarantaine d’années à Genève, bien dix ans après Musil, venu de même terminer sa vie au bord du Léman. Ulrich, ou Stéphane, ou celui qu’il était auparavant ont lu un roman racontant la vie d’Adélaïde et celle de la fille de son beau-fils. « Trop de fiel », explicitait un éditeur en justification de son refus de publier, et pourtant il s’agit du chef-d’œuvre du type gazeux, allez savoir où il a bien pu attraper ce récit ?

Ulrich, au lendemain de sa relation sexuelle avec Diotime, l’heure bleue de tous les romans de gare, scénario éculé, se sent comme Martin Landau en mission … Ulrich tire les rideaux de ce geste sec qui fait claquer la tringle, un boulevard, Vienne, au-delà du parc de sa maison de plaisance. Il se lisse les moustaches. Il est remonté jusqu’à la mère de toutes les légendes, ce XIXème siècle qui perdure en ce début de XXème. A l’aise, vraiment bien dans son rôle, lui, l’inadapté de toujours est un enfant de l’Autriche K und K, fils de cette germanité multi-kulti sans schlappes ou tricots biscornus. Ici, il est normal de ne pas aimer les gens sans pour autant les détester. L’ironie légère est un signe d’éducation. Ulrich finit par passer une robe de chambre ; on connaît déjà, à Vienne, les miracles du chauffage central mais pas dans la maison de son … hôte ?! Il n’a pas l’impression de squatter ? posséder ? marabouter ? la vie, le corps d’un autre. Ne pas chercher. Il a sa petite idée, à moins que ce ne soit l’autre idée. Il verra « déjà bien » comme on dit. Il se souvient d’un oncle alcoolique, ceci expliquerait cela. De toute manière, il doit bientôt partir, il entend Lou’ aboyer de l’autre côté ; il est attendu. Il apprécie beaucoup les nouvelles méthodes de gestion du personnel de l’administration impériale, ça change de l’époque de l’Agence. Toutefois, il aimait bien voir de temps en temps un visage, une personne qui partage son « délire ». Ça le rassurait. Il a beau se savoir solide, c’était tout de même agréable de s’entendre régulièrement répéter que tout cela était … normal !

samedi, juin 15, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 9


Il a une cousine, charmante, fleurie, une grande dame qui promène deux petits chiens, deux chihuahuas, une véritable excentricité pour la Vienne du début XXème. Ulrich les fixe, l’air bête ou, plutôt, « comme une poule devant un opinel » ! Le mâle, robe feu, lui fait un clin d’œil et la femelle, bringée, se dresse sur ses pattes arrières, fait mine de relever ses pattes avant, attitude, son numéro de danseuse … Il est en mission, oui, il est au courant. Pas besoin de lui envoyer des agents de contrôle canins. Que pourrait-il faire ? s’enfuir ? façon scientifique transfuge en pleine guerre froide ? On ne peut « nidifier » dans une autre époque, pas dans ce sens, pas seul. Et pourquoi fuirait-il dans l’Autriche KuK, si proche de la guerre, de sa fin ? A moins qu’il ne réussisse, changer l’histoire, conformer Alpha au récit d’Oméga. Sa cousine le trouve … ailleurs ? préoccupé ? amoureux ! Si seulement, lui répond-il, et de poursuivre avec le détachement de l’homme blasé, revenu de tout, de l’homme accompli dans un siècle entre-deux, bourgeois par la structure, l’ordre social rigide et à la fois plein d’entrain, affamé de science, de nouveauté. Il y a quelque chose de dissonant à se faire servir par une bonne coiffée d’un ruché alors que l’on devise des perspectives qu’ouvrent les aéroplanes, la possibilité de se rendre en moins d’un jour à Saint-Pétersbourg, Paris et, même, pourquoi pas New York bientôt ! Diotime, ainsi qu’il surnomme sa belle cousine, fait quelques mines pour la forme puis se laisse aller à la compagnie de cet homme, ce parent que ses chiens semblent tant apprécier. Objectivement, Ulrich tente de la séduire, ça fait partie du scénario et elle ne compte pas céder, elle est une femme mariée, ils sont cousins et il a très mauvaise réputation, il est un enfant, un séducteur, un poète … pourquoi ne lui dit-elle pas oui, ici, sur le canapé, pourquoi pas ? Elle s’est promis à un autre, un homme établi et poète aussi, à la fois, mais un homme reconnu, « un prophète des temps modernes », un homme d’une telle importance qu’il ne serait question de honte pour le mari délaissé. Il y aurait même une certaine gloire pour celui dont la femme fait chavirer le cœur d’un homme si parfait, si confit d’avenir, si adapté aux vicissitudes du temps. Mais Dioitime n’arrive pas à détourner la tête, ne plus regarder son séduisant cousin. Ulrich, la main perdue dans la fourrure de l’un ou l’autre petit chien, la femelle, son poil est plus dense, « Jade », lui souffle-t-il, et Diotime de s’émerveiller que son cousin connaisse  le nom de l’animal, sa femme de chambre le lui aura dit. Ils formeraient un si beau couple dans ce palais ; ils pourraient être la coqueluche de Vienne, jusqu’à la sœur d’Ulrich, une femme fantasque et libre, on raconte qu’elle veut divorcer ! Diotime ressent ce sang révolté, le sang qu’elle partage avec Ulrich, un sang de « bonne naissance » qui l’a autorisée à faire un bon mariage. Elle entend ce sang battre à ses tempes et des envies de sauter sur son cousin, qu’il cesse d’offrir de négligentes caresses à l’un de ses chiens, une drôle de lubie ces animaux. Parfois, dans la solitude de son boudoir, elle se sent « possédée » par ces deux petits chiens. Elle n’arrive pas même à se souvenir des circonstances qui l’on amenée à les adopter. Elle n’ose pas s’en ouvrir à son mari ou ses gens, elle a peur de paraître idiote. Elle prend congé de son cousin, le sang, ses tempes, une migraine, cela lui arrive parfois. Ulrich s’incline avec raideur sur la main qu’elle lui tend, prend congé, une dernière caresse à chaque chien.

lundi, juin 10, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 8


Il aimerait bien être un type normal, à la limite banal, étendu dans son lit. Dehors défilent des fiacres ; le bruit métallique de leurs roues ferrées sur le pavé du boulevard. Dans la cuisine, une rumeur étouffée, la bonne gratte les cendres de la veille. Le majordome ouvre la porte du coude, le plateau du petit-déjeuner entre les mains. Il a lui-même préparé le café sur un réchaud à alcool. « Monsieur a-t-il bien dormi ? », puis le bruit sec des rideaux que l’on tire avec énergie sur leur tringle métallique. Dans une autre vie, Stéphane pourrait se souvenir d’un petit chef tamoul lui expliquant dans la cuisine graisseuse, évidemment, d’un célèbre fast-food, lui expliquant comme une révélation suprême l’utilisation d’un grill sur la tringle duquel coulisse il ne sait plus trop quoi, et le petit chef de son accent improbable parlant de « trine-guel ». Et Stéphane, dans cette autre vie, de se souvenir encore avoir repris le petit chef sur sa prononciation après avoir désespérément cherché un triangle. Le plus drôle, il retrouverait le petit chef, alors devenu chômeur, dans un cours de français pour allophone qu’il aurait dispensé dans une boîte à fric en forme d’école privée avec une clientèle dont les frais seraient couverts par un bureau de pauvres, aide sociale étatique. Par bonheur, il n’en est pas là. Il écoute le majordome lui donner des nouvelles de Madame, sa sœur, venue camper dans son pavillon de célibataire ; elle a fui la vie conjugale, l’ennui d’un mari prophétique qui a toujours raison. « Est-ce que Monsieur va bien ? » Stéphane papillote des yeux, deux secondes, le temps de se remettre, s’installer dans son rôle. Il se demande juste comme ça avec appréhension de qui le physicien Young était l’élève ? Stéphane se sait un bureau dans cette maison, une table de travail encombrée d’ouvrages scientifiques et plus encore de cette littérature dans les étagères qui courent le long d’une paroi. Le journal évoque la formation d’un comité en vue du jubilé de l’empereur, une grande fête à imaginer, à concevoir, placée sous  le signe de la paix. Quelques potins mondains le font sourire et le récit d’un vernissage sécessionniste dans une galerie de la Mariahilfstrasse l’interpelle. Il y fera un saut aujourd’hui. Sa « sœur » force la porte, il aurait aimé avoir un peu plus de temps, être en meilleure adéquation avec son rôle. Il se rappelle qu’il doit chercher des élèves de Thomas Young, pas ses maîtres, il n’en a vraisemblablement pas eu.

Agathe, sa « sœur », a manqué renverser sa tasse pleine de café en s’installant à côté de lui. Elle lui parle d’une histoire de testament, moins qu’une falsification … Il verra cela plus tard et dépose un baiser sur sa joue. Ulrich – il s’appelle bien Ulrich – reste encore quelques instants, couché, derrière son plateau, tout à fait conscient de ce qu’il doit faire aujourd’hui, émerveillé par cette connaissance, par le goût du monde en ce lieu, cette époque, jusqu’à la cuvette sur la table de toilette, son linge sur une chaise, une pendulette d’officier sur son chevet. Il sent que le papier peint n’est pas près de décoller. Il est impatient de se lever, découvrir dans le miroir s’il arbore une moustache même s’il lui  loisible de porter la main à son visage, main qu’il préfère employer à repousser ses draps alors qu’il prend appui sur l’autre afin de se lever.