Masque mortuaire de Robert Musil |
Un flux,
puissant, électrique, tripal, le flux de la vie même, ce genre de mouvement que
les moins de vingt ans croiraient réservé à leur sensibilité blasée, tête vide,
cœur revenu de tout, usé avant d’avoir servi. Et, pourtant, Ulrich, bien avant
lui, avant Stéphane ou qui il pouvait être, avant, un autre avant, il se
comprend, Ulrich donc ressent ce flux. A l’époque, on devait dire
« allant », ça va encore faire des histoires, assurément, comme tout
ce qui est bon, lui fait du bien. Il a enfin cessé de rêver qu’il avait
assassiné quelqu’un, un type, et l’embarras d’un corps, la putréfaction, etc.
Ulrich repousse ses couvertures avant même que son valet n’entre le réveiller,
ou sa sœur Agathe. Il a couché avec sa cousine, il a transgressé les interdits,
les ordres, les tabous. Lou’ ne l’a pas regardé avec reproche, étonnement, et
Jade avec … désir ?! De la sensibilité des petits chiens. Ulrich avisera à
son retour, de l’autre côté, deux siècles après. Ça s’est tricoté comme ça, dans le
fiacre, alors qu’ils se rendaient dans une fameuse galerie d’art à la
Mariahilferstrasse, voir des Schiele. Une jeune femme les reçut en maîtresse de
maison, le temps que le galeriste son père ne revienne de chez un client. Les
insinuations de cette jeune personne, la cour qu’elle semblait faire à Diotime,
une affaire de regards, et les sexes, les chairs offertes sur les toiles, à la
limite de l’indécence, du porno, et une main, celle de Diotime qu’il effleure,
accidentellement. Ils ont fait l’amour chez lui, dans ce lit même dont Ulrich
vient de repousser les draps. On dit que Musil fréquente cette galerie. Ulrich
sait encore que la fille du galeriste s’appelle Adelaïde et qu’elle mourra
d’ici une quarantaine d’années à Genève, bien dix ans après Musil, venu de même
terminer sa vie au bord du Léman. Ulrich, ou Stéphane, ou celui qu’il était
auparavant ont lu un roman racontant la vie d’Adélaïde et celle de la fille de
son beau-fils. « Trop de fiel », explicitait un éditeur en
justification de son refus de publier, et pourtant il s’agit du chef-d’œuvre du
type gazeux, allez savoir où il a bien pu attraper ce récit ?
Ulrich, au
lendemain de sa relation sexuelle avec Diotime, l’heure bleue de tous les
romans de gare, scénario éculé, se sent comme Martin Landau en mission … Ulrich
tire les rideaux de ce geste sec qui fait claquer la tringle, un boulevard,
Vienne, au-delà du parc de sa maison de plaisance. Il se lisse les moustaches.
Il est remonté jusqu’à la mère de toutes les légendes, ce XIXème siècle qui
perdure en ce début de XXème. A l’aise, vraiment bien dans son rôle, lui,
l’inadapté de toujours est un enfant de l’Autriche K und K, fils de cette
germanité multi-kulti sans schlappes ou tricots biscornus. Ici, il est normal
de ne pas aimer les gens sans pour autant les détester. L’ironie légère est un
signe d’éducation. Ulrich finit par passer une robe de chambre ; on
connaît déjà, à Vienne, les miracles du chauffage central mais pas dans la
maison de son … hôte ?! Il n’a pas l’impression de squatter ?
posséder ? marabouter ? la vie, le corps d’un autre. Ne pas chercher.
Il a sa petite idée, à moins que ce ne soit l’autre idée. Il verra « déjà
bien » comme on dit. Il se souvient d’un oncle alcoolique, ceci
expliquerait cela. De toute manière, il doit bientôt partir, il entend Lou’
aboyer de l’autre côté ; il est attendu. Il apprécie beaucoup les
nouvelles méthodes de gestion du personnel de l’administration impériale, ça
change de l’époque de l’Agence. Toutefois, il aimait bien voir de temps en
temps un visage, une personne qui partage son « délire ». Ça le rassurait. Il a beau se savoir
solide, c’était tout de même agréable de s’entendre régulièrement répéter que
tout cela était … normal !
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