lundi, juin 10, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 8


Il aimerait bien être un type normal, à la limite banal, étendu dans son lit. Dehors défilent des fiacres ; le bruit métallique de leurs roues ferrées sur le pavé du boulevard. Dans la cuisine, une rumeur étouffée, la bonne gratte les cendres de la veille. Le majordome ouvre la porte du coude, le plateau du petit-déjeuner entre les mains. Il a lui-même préparé le café sur un réchaud à alcool. « Monsieur a-t-il bien dormi ? », puis le bruit sec des rideaux que l’on tire avec énergie sur leur tringle métallique. Dans une autre vie, Stéphane pourrait se souvenir d’un petit chef tamoul lui expliquant dans la cuisine graisseuse, évidemment, d’un célèbre fast-food, lui expliquant comme une révélation suprême l’utilisation d’un grill sur la tringle duquel coulisse il ne sait plus trop quoi, et le petit chef de son accent improbable parlant de « trine-guel ». Et Stéphane, dans cette autre vie, de se souvenir encore avoir repris le petit chef sur sa prononciation après avoir désespérément cherché un triangle. Le plus drôle, il retrouverait le petit chef, alors devenu chômeur, dans un cours de français pour allophone qu’il aurait dispensé dans une boîte à fric en forme d’école privée avec une clientèle dont les frais seraient couverts par un bureau de pauvres, aide sociale étatique. Par bonheur, il n’en est pas là. Il écoute le majordome lui donner des nouvelles de Madame, sa sœur, venue camper dans son pavillon de célibataire ; elle a fui la vie conjugale, l’ennui d’un mari prophétique qui a toujours raison. « Est-ce que Monsieur va bien ? » Stéphane papillote des yeux, deux secondes, le temps de se remettre, s’installer dans son rôle. Il se demande juste comme ça avec appréhension de qui le physicien Young était l’élève ? Stéphane se sait un bureau dans cette maison, une table de travail encombrée d’ouvrages scientifiques et plus encore de cette littérature dans les étagères qui courent le long d’une paroi. Le journal évoque la formation d’un comité en vue du jubilé de l’empereur, une grande fête à imaginer, à concevoir, placée sous  le signe de la paix. Quelques potins mondains le font sourire et le récit d’un vernissage sécessionniste dans une galerie de la Mariahilfstrasse l’interpelle. Il y fera un saut aujourd’hui. Sa « sœur » force la porte, il aurait aimé avoir un peu plus de temps, être en meilleure adéquation avec son rôle. Il se rappelle qu’il doit chercher des élèves de Thomas Young, pas ses maîtres, il n’en a vraisemblablement pas eu.

Agathe, sa « sœur », a manqué renverser sa tasse pleine de café en s’installant à côté de lui. Elle lui parle d’une histoire de testament, moins qu’une falsification … Il verra cela plus tard et dépose un baiser sur sa joue. Ulrich – il s’appelle bien Ulrich – reste encore quelques instants, couché, derrière son plateau, tout à fait conscient de ce qu’il doit faire aujourd’hui, émerveillé par cette connaissance, par le goût du monde en ce lieu, cette époque, jusqu’à la cuvette sur la table de toilette, son linge sur une chaise, une pendulette d’officier sur son chevet. Il sent que le papier peint n’est pas près de décoller. Il est impatient de se lever, découvrir dans le miroir s’il arbore une moustache même s’il lui  loisible de porter la main à son visage, main qu’il préfère employer à repousser ses draps alors qu’il prend appui sur l’autre afin de se lever.

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