Il
aimerait bien être un type normal, à la limite banal, étendu dans son lit.
Dehors défilent des fiacres ; le bruit métallique de leurs roues ferrées
sur le pavé du boulevard. Dans la cuisine, une rumeur étouffée, la bonne gratte
les cendres de la veille. Le majordome ouvre la porte du coude, le plateau du
petit-déjeuner entre les mains. Il a lui-même préparé le café sur un réchaud à
alcool. « Monsieur a-t-il bien dormi ? », puis le bruit sec des
rideaux que l’on tire avec énergie sur leur tringle métallique. Dans une autre
vie, Stéphane pourrait se souvenir d’un petit chef tamoul lui expliquant dans
la cuisine graisseuse, évidemment, d’un célèbre fast-food, lui expliquant comme
une révélation suprême l’utilisation d’un grill sur la tringle duquel coulisse
il ne sait plus trop quoi, et le petit chef de son accent improbable parlant de
« trine-guel ». Et Stéphane, dans cette autre vie, de se souvenir
encore avoir repris le petit chef sur sa prononciation après avoir
désespérément cherché un triangle. Le plus drôle, il retrouverait le petit
chef, alors devenu chômeur, dans un cours de français pour allophone qu’il
aurait dispensé dans une boîte à fric en forme d’école privée avec une
clientèle dont les frais seraient couverts par un bureau de pauvres, aide
sociale étatique. Par bonheur, il n’en est pas là. Il écoute le majordome lui
donner des nouvelles de Madame, sa sœur, venue camper dans son pavillon de
célibataire ; elle a fui la vie conjugale, l’ennui d’un mari prophétique
qui a toujours raison. « Est-ce que Monsieur va bien ? »
Stéphane papillote des yeux, deux secondes, le temps de se remettre, s’installer
dans son rôle. Il se demande juste comme ça avec appréhension de qui le
physicien Young était l’élève ? Stéphane se sait un bureau dans cette
maison, une table de travail encombrée d’ouvrages scientifiques et plus encore
de cette littérature dans les étagères qui courent le long d’une paroi. Le
journal évoque la formation d’un comité en vue du jubilé de l’empereur, une
grande fête à imaginer, à concevoir, placée sous le signe de la paix. Quelques potins mondains
le font sourire et le récit d’un vernissage sécessionniste dans une galerie de
la Mariahilfstrasse l’interpelle. Il y fera un saut aujourd’hui. Sa « sœur »
force la porte, il aurait aimé avoir un peu plus de temps, être en meilleure
adéquation avec son rôle. Il se rappelle qu’il doit chercher des élèves de
Thomas Young, pas ses maîtres, il n’en a vraisemblablement pas eu.
Agathe,
sa « sœur », a manqué renverser sa tasse pleine de café en s’installant
à côté de lui. Elle lui parle d’une histoire de testament, moins qu’une
falsification … Il verra cela plus tard et dépose un baiser sur sa joue. Ulrich
– il s’appelle bien Ulrich – reste encore quelques instants, couché, derrière
son plateau, tout à fait conscient de ce qu’il doit faire aujourd’hui,
émerveillé par cette connaissance, par le goût du monde en ce lieu, cette
époque, jusqu’à la cuvette sur la table de toilette, son linge sur une chaise,
une pendulette d’officier sur son chevet. Il sent que le papier peint n’est pas
près de décoller. Il est impatient de se lever, découvrir dans le miroir s’il arbore une moustache même s’il lui
loisible de porter la main à son visage, main qu’il préfère employer à
repousser ses draps alors qu’il prend appui sur l’autre afin de se lever.
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