samedi, janvier 30, 2016

"Les deux vies de Louis Moray" de Stéphane Bovon

Après avoir exploré, défriché, déchiffré le monde d’après la « montée », Stéphane Bovon, en scénariste professionnel, a décidé de nous offrir un « prequel » à cette catastrophe fondatrice – l’élévation des eaux jusqu’à l’altitude symbolique de mille mètres. Le troisième tome de la suite « Gérimont » nous raconte la jeunesse du roi Louis Moray à Vevey, de nos jours. La fresque est truculente et notre bon Stéphane en profite pour nous narrer sa ville, les lieux emblématiques et, surtout, son microcosme politique. Laurent Ballif, Fabienne Despot, Jérôme Christen, Oskar Freysinger en guest star, et quelques autres encore, la peinture est enlevée, on rit à chaque ligne, pas même d’un rire méchant. Bovon est une crème d’homme, jamais véreux, méchant, énervé : un ami solide, ouvert, curieux, capable de toujours voir le meilleur chez autrui … Vous avez affaire à mon double inversé ! Là où je vous aurais glissé quelques vacheries à mots couverts, du sous-entendu en mine de rien vitriolé, notre auteur nous offre un regard bonhomme et perspicace.

Vous l’aurez compris, cette saga Gérimont est le prétexte idéal afin de se regarder avec distance, quasi la vérité d’un conte et Stéphane Bovon – dessinateur, auteur, éditeur, graphiste, performeur, comédien, dj, etc. – nous fait partager sa … sagesse. Sincèrement, et sans ironie, Stéphane est un puits (sans fond) de culture au service d’une philanthropie à la portée de tous. Il dévide une conception créative et sagace de l’histoire et du système politique helvétiques. Cela tombe si juste que je n’ai quasi rien à y redire, trois fois riens, du détail, une absence un peu marquée de l’Eglise catholique dans la réalité religieuse vaudoise contemporaine et le fait de désigner les Habsbourgs et leurs troupes « d’Autrichiens ». Habsbourg, le berceau de la famille impériale, est un village … argovien et, à l’époque du soulèvement d’Uri, Schwyz et bidule, la région avait les Habsbourgs, une famille du cru donc, pour seigneur. On ne parlait même pas encore d’empire autrichien mais de « Saint Empire romain germanique ». Du détail.


Le premier tome était un choc, le second permettait au lecteur de « creuser le sillon » ; il fallait marquer les esprits avec le troisième, le meilleur des trois à mon avis, un texte que vous pouvez lire indépendamment de ses deux prédécesseurs : la satire politique se suffit à elle-même. Il est du reste étonnant que l’on n’ait pas fait plus d’échos aux « Deux vies de Louis Moray » en cette année électorale !? Une municipale de Vevey m’en faisait la remarque, me confiant encore qu’elle avait tant ri. Bovon affecte un style « décontracté », un joli travail de discours direct-indirect libre et le reste dans une écriture fluide aux effets certains et discrets. Le texte est plaisamment référencé, bandes-dessinées, pop-rock, peinture, surtout peinture, tout l’éclectisme de l’auteur. C’est ici que l’on rappelle la présence d’une toile de Picasso première période au musée Jenisch, un bassin dans le cloître de la cathédrale de Barcelone. Le roman se termine sur cette toile du reste, et quelques mystères. Bovon a mené une intrigue façon « Lost », scénario sophistiqué et lyrique sur le ton d’Achille Talon. Une lecture nécessaire.

mardi, janvier 19, 2016

"Des Geôles" de Jean-Yves Dubath


Voici le roman subversif de 2015, loin devant les gribouillis de littérateurs agités, imbibés ou non, sous influence ou non, portés sur le sexe ou juste vantards : aucun d’eux n’arrivent à la cheville de Dubath avec son « Des Geôles ». La presse est quelque peu passée à côté, les libraires un rien moins et comment atteindre son lectorat lorsqu’on n’est pas invité à faire la roue sur des plateaux de télé locale, d’autant plus lorsque l’auteur jouit d’une syntaxe exigeante et use d’un riche vocabulaire.

Il est nécessaire de goûter le verbe walsérien de notre homme, sa sensibilité à fleur de plume, cette prise de risque maximale qui consiste à se livrer, sans faux semblant, à ses lecteurs, à travers des sortes de didascalies à l’intrigue. Il y a le Dr. Raoul Aeschlimann, le criminel Albert Wasser, Mlle Rietberg, assistante sociale à la prison de S. et Mlle Juliette, une perruche, compagne du détenu – à perpète’ – Wasser. On se trouve dans le huis clos d’une prison, du milieu carcéral, du carcan social, des Grisons. Le Dr. Aeschlimann tient de l’antihéros social comme aimait les décrire Robert Walser. Le bon Raoul est, soit, médecin, longue carrière, mais sans la blouse blanche du chercheur ou du chef de clinique arrivé. On pressent que la pratique personnelle de son art l’a mené à exercer en prison. Le bon Dr. se met en marge, volontairement, par dégoût modéré du système, de ses complaisances : le cœur d’un juste, d’un pur bat dans sa poitrine.

Dubath nous laisse entrapercevoir les raisons de l’incarcération de Wasser, crime sadique à caractère sexuel, du pain béni pour les psypsys à taulards, les sociologues, les je-ne-sais-trop-quoi-o-logues, du joli monde qui exerce avec assurance et de confortables salaires. Et si le patient leur échappe : bourrez-le de calmants.  Et on passe au suivant. Et dans la bonne humeur. Toute l’horreur du gentil système nous est montrée, démontrée, cette horreur est juchée sur des hauts talons qui claquent, Mlle Rietberg, la cruche de service, avec cette bonne parole réconfortante à la bouche, le goût de la soumission helvétique, la grandeur nationale : se faire nabot face à la montagne.

Le texte réserve quelques voltes-faces spectaculaires, du grand art ! Le bonheur des petits riens, l’expérience de l’auteur, sa belle personnalité, son bon sens et son esprit critique. Surtout son esprit critique, rien de frontal, grossier, téléphoné … du gentiment corrosif.

dimanche, janvier 10, 2016

"Le Royaume" d'Emmanuel Carrère, suite et fin

L'auteur en dédicace
Lire « Le Royaume », jouir de la promesse du printemps par une fin de journée, janvier par exemple, le couchant, une heure dont les merles chantent la douceur, et croire que l’hiver ne sera plus … Oui, croire, suivre sans raison cette intime conviction qui vous fait vous émerveiller au chant délicat et mélancolique « des oiseaux du ciel ». « Le Royaume » est un texte brillant, drôle, alerte, d’un style subtil et aimable à la fois, pas d’effets gratuits, une parole sincère, tout simplement, et la coulisse du récit offerte aux lecteurs avec cette même simplicité. J’ai terminé la lecture de ce pavé dont la taille représente le seul défaut, et je ne parle pas du nombre de pages, du temps qu’il faut consacrer à sa lecture, juste de la taille de l’objet, un peu encombrant et mal commode à manipuler, surtout dans les dernières pages.

J’ai donc terminé ce voyage auprès de saint Luc, l’irascible saint Paul, saint Marc, ou plutôt saint Jean-Marc de son vrai prénom. Et saint Jacques le majeur, saint Pierre, le colérique saint Jean et le Pommadé … Celui qui est « frotté d’huile », oint … le Messie. Voilà exactement le genre d’anecdote que glisse Emmanuel Carrère dans son récit. Il avait, avec d’autres auteurs, participé en son temps à une version réactualisée de la Bible, dépoussiérer une phraséologie trop pompeuse encombrée de termes usés, d’où le « Pommadé » glissé par le comique de la troupe.

Je l’avais déjà signalé dans ma critique à mi-parcours, « Le Royaume » est le meilleur ouvrage d’histoire biblique qu’il m’ait été donné de lire … quoique je ne sois pas un grand lecteur de ce genre documentaire. Emmanuel (littéralement Dieu est avec nous, je sais, je l’ai déjà glissé dans le premier volet de ma critique), Emmanuel donc, en parallèle des aventures et mésaventures du doux et, apparemment pusillanime Luc, nous refait le récit de la rédaction des évangiles et du reste du canon du Nouveau Testament. Les textes les plus anciens sont vraisemblablement l’évangile selon saint Marc (Jean-Marc) et les écrits pauliniens. Jean-Marc serait le fils de la femme qui reçut Jésus et les apôtres pour leur dernier repas, la sainte Cène. Jean-Marc parle le grec comme « un chauffeur de taxi pakistanais à Londres parle anglais », dixit Carrère. Marc s’exprime à l’aide d’un verbe sec, sans fioriture. Dans son évangile, le Christ se montre révolutionnaire et carré, voire péremptoire. De leur côté, les lettres pauliniennes ne font pas grand cas de la personnalité du Christ ; le dernier apôtre n’a en tête que l’organisation des jeunes communautés chrétiennes et l’ouverture de cette foi aux gentils … aux goïs, aux non-circoncis à qui le ciel est tout de même promis en dépit de leur prépuce. Puis viendrait l’évangile selon saint Luc, médecin de culture grecque, frotté de judaïsme, ayant fortuitement rencontré Paul en tournée dans sa Macédoine natale. Il le suivit, de Jérusalem à Rome, ce qui lui permit de rencontrer ceux qui avaient connu le Christ et conservaient son souvenir, son enseignement à travers une sorte de recension de ses paraboles, de ses coups de gueule aussi. Cette source fantôme (appelée source Q par la théologie) est présente chez Luc mais absente chez Jean-Marc. Quant à l’évangile selon saint Jean, il résulterait effectivement de l’enseignement du « disciple préféré », paroles recueillies dans son grand âge par un autre Jean, un grec d’un genre plutôt platonicien qui rendit ce témoigne de manière très intellectuelle. Et  Mathieu ? le dernier évangile, le plus sobre, le plus consensuel, construit autour de la source Q, une sorte de récit à l’usage des communautés orientales. Mathieu serait plus une marque qu’un individu authentique.


Et Carrère en vient à évoquer la guerre judéo-romaine, la Rome de Caligula, de Néron, de Vespasien ; il n’oublie pas de convoquer l’historien incontournable et contemporain de ce premier siècle : Flavius-Josèphe, poser le décor. « Le Royaume » peut se lire à la manière d’un roman historique, on est quasi dans le docu-fiction « Rome », avec le making-off en parallèle. Carrère fait carton plein : l’esprit, l’humour, la culture, le don de conteur, il a tout, cet auteur, tout sauf … la foi ! Il aimerait y croire mais ne trouve aucune preuve, rien de concluant. Il s’astreint à un « lavage de pieds », chercher un dernier petit bout de foi jusque là. Il n’a pas l’air de souffrir de cet état, il ne cesse de s’interroger à son propos, comme de mes amis hétéros qui finissent par coucher avec un homme afin d’éloigner d’eux l’hypothèse de méconnaître leur homosexualité ! Je reste coi. Et si notre auteur n’a pas retrouvé cette foi qu’il a pratiquée avec ferveur durant trois, ans avant de s’en détourner comme d’une lubie, son roman, le fruit de sept ans de recherche, nourrit copieusement l’inculture philosophique et théologique de croyants dans mon genre.