mardi, mai 31, 2016

"Mémoires de Hongrie" de Sándor Márai

Le texte s’ouvre sur l’une de ces scènes de confortable vie K und K, un dîner, Buda, la ville, le pays sous la coupe nazie mais l’intelligentsia n’est pas dupe ; en 44, l’issue de la guerre ne fait aucun doute. Et quel avenir pour la Hongrie ? Vaisselle de Meissen, vin du Balaton, cuisine frugale mais toutefois bourgeoise et, chic du chic, un chandelier de cristal français ! Toutes les opinions circulent autour de la table, la bonne assure un service discret, plusieurs des onze convives ne survivront pas à la fin de la guerre.

Sándor (à prononcer Chandor, je le tiens de Libussa, une amie berlinoise dont la mère est Serbe de la Voïvodine, donc magyarophone), Sándor, donc, nous raconte une ville, un pays, une histoire … une tragédie ! Pas d’atermoiements gratuits néanmoin, on n’est pas dans du récit commémoratif à caractère auto-satisfait, suivez mon regard, oui, à l’Ouest, tout à l’Ouest du continent, du côté par là où on a déjà bradé la Hongrie – entre autres – à la fin de la Première Guerre mondiale. Bref, Sándor et son épouse ont traversé les violences nazies, la collaboration des Croix fléchées puis l’insurrection russe. Sur ce dernier point, notre auteur raconte les événements avec la précision d’un entomologiste, observant le nouvel occupant dans ses exactions, sa déshumanisation, ses tics, manies, fétichismes, violences gratuites, mode de fonctionnement. Sándor nous rappelle par la bande que le monde n’est pas tartiné d’une populace protéiforme mondialisée mais de peuples, de groupes d’individus façonnés par l’histoire, la langue, la culture. Certaines de ces logiques sont irréconciliables. Sortir de l’angélisme universaliste démocratoc … tique.

« Mémoires de Hongrie », les bien nommés, racontent ce pays trois fois martyres : l’occupation turque et l’holocauste qui s’en suivit (1541-1699, quasi trois millions de Hongrois déportés dans l’empire ottoman et réduits en esclavage), le « coupachage » allié consécutif au Diktat de Versailles (traité dit de paix signé en 1919, imposé par la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis) et la honte de l’abandon de tout l’Est de l’Europe à la dictature stalinienne, abandon validé par le précédent trio qui n’est pas à ça près. Márai vient nous rappeler sans rage ni pathos le destin malheureux de son « petit peuple », des vertus qu’il porte, de sa singularité. Accessoirement, il permet au lecteur contemporain de mettre en perspective l’attitude du gouvernement hongrois actuel : conservatisme fascisant, euro-scepticisme, etc. La Hongrie requiert la compassion européenne, les excuses de certains des membres de l’Union européenne et une parole libératrice plutôt qu’une condamnation verticale de la bien-pensance commune. Que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas le propos de notre auteur. Il a fait ses adieux à la Hongrie, à l’Europe, se sauvant vers les Etats-Unis, sauvant surtout ce qu’il représente et porte du patrimoine de la langue hongroise.


Accessoirement, Márai témoigne d’un après, l’après 39-45, une brève visite en Suisse dont l’opulence l’oppresse mais il loue toutefois l’adresse et la résistance du pays qui a su se maintenir hors de la catastrophe et n’a pas à avoir honte de sa réussite. L’Italie ravagée lui réchauffe le cœur. A Paris, il se souvient de sa jeunesse échevelée et impécunieuse, il en profite pour évoquer les grands noms de la littérature d’alors. Il prend conscience – ou reprend conscience – de son sacerdoce, la langue hongroise, la littérature hongroise, une dimension qui dépasse sa simple personne. Rentrer au pays. Il s’imagine dans un premier temps qu’on le laissera garder le silence dans la Hongrie communiste jusqu’à ce qu’il comprenne que l’autorité fantoche à la tête du pays le récupérera d’une manière ou d’une autre ; il se résout donc à l’exil. Lire Sándor Márai ou rendre à la Hongrie ce que l’on attribuait à César.  

mardi, mai 24, 2016

Nouveau retour de Berlin (et un mot sur Mannheim)

On ne mesure jamais le monde qu’à l’aune de nos propres perceptions ; le sédentaire concevra le lointain selon ses craintes, ses sympathies et une bonne dose de clichés … Quoique, dans la grande tradition des « anthropologues en chambre », il est possible d’avoir une idée précise de l’ailleurs sans y avoir mis les pieds. Personnellement, je crois au génie de l’instant, à la rencontre, au ressenti comme instrument de précision. Il y a dix ou douze ans, je rencontrai Berlin. Je ne peux articuler une date exacte : la capitale allemande est entrée dans ma légende, tant personnelle que littéraire. Les circonstances sont toutefois précises, je peux revivre mentalement mes premiers pas dans la ville, les premières heures, les premiers jours, de quelle manière s’est nouée notre relation.
 
Retour de Berlin, un de plus, le lien est indéfectible, le rite est installé, et je mène dans la capitale allemande une vie qui évolue dans des formes sans cesse renouvelées. De nouveaux points de chute, de nouveaux cafés, de nouvelles priorités. Je me refuse à la complainte du « c’était mieux avant ». Soit, la ville se normalise, enfin ! je me permets de rappeler que la guerre est finie depuis 1945, un peu plus de soixante ans, il est donc temps pour Berlin de retrouver un tissu urbain « raccommodé », « reprisé » dans le respect de sa structure d’avant les bombardements. Tout ne me plaît pas, la spéculation immobilière tient absolument à refaire d’Alex la brocante urbanistique qu’elle était avant 42. Cette même spéculation multiplie les appartements de luxe, rase les habitations populaires ou rénove à grands frais pour une clientèle étrangère aisée qui regarde Berlin comme un vaste parc d’attraction pour adultes.
 
Il y a les mieux évidents, le secteur de Nordbahnhof par exemple, sinistre il y a quatre-cinq ans, quelques bâtiments d’habitation limite sordides, ni café, ni commerce, un désert social sur lequel aujourd’hui a refleuri un quartier peuplé de vraies gens, des Berlinois de souche ou débarqués. Néanmoins, peu de touristes, il n’y a rien à voir, il y a tout à vivre, la banalité de la grande ville, la petite musique de l’anonymat confortable, si loin de la période héroïque de la reconstruction, les grands chantiers, l’espace, la créativité brouillonne. Moins de panache. C’eût été parfait pour moi, je n’ai plus trente ans, ni même trente-cinq, terminé le petit genre « jeune adulte » à fond dans l’événement. Cette fois-ci, je suis descendu dans un hôtel dans Schöneberg, un établissement … « hétéro-friendly », une chambre noiraude, une sorte de grande salle de bains avec jeux de transparence et le lit dans un coin. Effet grotesque garanti … ou en néo-lupanard. Mauvais choix.
 
Oserai-je évoquer mon séjour à Mannheim il y a quelques semaines de cela, une ville qui ne va pas si bien en dépit de son aisance économique. Un centre-ville abandonné par les classes moyennes, une place historique et centrée, rien que des restaurants turcs ou quasi, il est 23h, envie d’un künefe, avec un verre de blanc. Je rentre dans l’un de ces restaurants, je m’installe, peu ou pas de femmes dans la salle, un serveur aimable, je passe ma commande et demande un verre de vingt blanc sec. « Quelle eau minérale voulez-vous ? » Je répète, « VIN BLANC SEC ». Le serveur attrape rageusement une carte des boissons, le doigt sur la liste des eaux minérales. Je cherche une page consacrée aux vins, rien, je comprends que je suis dans un restaurant sans alcool, un établissement tenu par un patron pieux, destiné à une clientèle pieuse, même le fait d’évoquer le nom du breuvage interdit est péché ! Je commande donc un thé turc et soupire après Hasir, ma bonne cantine turque de la Maassenstrasse, Berlin, où l’on prend un peu le client occidental de haut mais où coulent le vin rouge, blanc et la bière. Je repense à un mot de Chris., une citation « baise la main que tu ne peux éloigner de toi », un conseil de réalpolitique qui en dit long sur la situation à Mannheim. 
 
Retour à Berlin, le temps se couvre, la météo l’avait prévu ; la ville offre de nombreux abris, des restaurants confortables et honnêtes, regarder tomber une pluie métaphorique depuis l’une des banquettes de velours cramoisi du Kant Café, bonne carte et nombreux journaux. La spéculation et les touristes compliquent la vie des Berlinois, dénaturent le charme de la ville mais elle y retrouve de sa nature cosmopolite, un phare pour tout l’Est du continent, une certaine pensée du monde et de la bonne vie, celle que nous finirons par mener à nouveau, attablés en terrasse, sous un soleil renouvelé.

mercredi, mai 04, 2016

"Kaamelott", la série au-delà des répliques culte

Désopilant, tordant, piquant, à mourir de rire ! Et quoi d’autres ? Extrêmement touchant, sensible, émouvant et jusqu’aux larmes. Le sentiment est toujours juste, porté de main de maître par Alexandre Astier. Je veux parler de Kaamelott, bien évidemment. 2005-2010, six saisons, du format sketch à des épisodes de trois-quarts d’heure pour la dernière livraison. La relecture de la légende arthurienne, sous des aspects décalés, à coup de dialogues haut en couleurs s’avère des plus justes, certainement plus proche de ce quelle était au XIIème siècle, la petite histoire des relations humaines dans un groupe d’individus fédérés par un projet total, idéal, la recherche du Graal !

 On commence tout en douceur, histoire de faire connaissance avec la petite bande, en vrac et dans le désordre : Arthur (Alexandre Astier) en honnête homme porté sur la turlute et néanmoins conscient de son destin ; Guenièvre (Anne Girouard) sa cruche/potiche d’épouse et néanmoins amoureuse ; Léodagan et dame Séli (Lionnel Astier et Joëlle Sévilla), les beaux-parents en couple infernal franchouille âpre aux gains, bête et méchant ; Perceval et Karadoc (Franck Pittiot et Jean-Cristophe Hembert) Laurel et Hardy médiévaux ; Yvain le beauf’ ado’ attardé (Simon Astier) ; Lancelot (Thomas Cousseau), le pur, le courageux chevalier blanc dont il faudrait toujours se méfier (trop parfait) et Merlin (Jacques Chambon) en enchanteur version Lagaffe. Il faut rajouter, au fil des livres (chaque saison représente un nouveau livre, un certain nombre de récurrences, du paysan geignard à l’inquisiteur sadique, du légionnaire romain au bandit de grand chemin, du tavernier boutiquier à l’acariâtre mère d’Arthur. Au début, à moins que vous ne soyez médiéviste, hormis Arthur, vous patinez un peu parmi les noms et les rôles, pourtant vous ne perdez rien du cocasse des situations ni du sens, de la finesse des répliques. C’est le premier effet Astier !

Après trois saisons, vous retenez que le gros dégueu qui bouffe tout le temps se nomme Karadoc et que son pote débile, fidèle et attaché à la personne du roi comme un chien stupide – stupide car il prend les « coups de pieds au cul » métaphoriques d’Arthur pour des marques d’affection se nomme Perceval. Sans oublier Bohort, la chochotte dont on n’a jamais vu la femme. Bref, après une période d’accoutumance, le plus dispersé des téléspectateurs est prêt à entrer dans le cœur-même de la légende arthurienne. D’autant plus que le jeu des acteurs est fluide, la connivence certaine. Vous aurez remarqué une forte présence de la tribu Astier à l’écran ; le père, la mère, le frère d’Alexandre « à la ville » tiennent des rôles de premier plan, la dynamique ne s’essouffle jamais. Deuxième effet Astier.

Le scénario reprend les grands thèmes de la légende arthurienne telle que portée par la tradition française et le XIXème siècle. Lorsqu’on l’observe dans le détail, la narration s’avère bien plus subtile qu’il n’y paraît, multi-référencée, frottée de légendes anglo-normandes, du style galant à la mode d’Aquitaine, de christianisme primitif. Alexandre Astier, au fil des livres, y incorpore aussi de fréquents clins d’oeil à la culture populaire  de la seconde moitié du XXème (cinéma, bande dessinée) ; il est donc en parfaite adéquation avec le folklore des récits de la table ronde, chacun accommandant les aventures arthuriennes à sa sauce, histoire de faire passer l’amertume des déceptions humaines. Troisième effet Astier.

Ce n’est pas la bonne poilade d’une série à sketchs qui m’a poussé à prendre le clavier pour évoquer Kaamelott. Soit, on rit, beaucoup, intelligemment, du premier au dernier épisode. On rit de la bêtise des uns, du grotesque de la situation des autres, de dialogues d’anthologie, d’expressions colorées et percutantes, de remarques décalées, du désespoir d’un roi maladroit mais le sentiment général est nettement plus nuancé. Au détour d’une tirade, d’une engueulade homérique, tombe une réplique d’un regret poignant, blessure intime, délicatesse froissée. Une scène de repas, le roi, ses proches, le duc d’Aquitaine, venu à Kaamelott retirer l’épée qu’Arthur a replantée dans le rocher. Dame Séli apporte le dessert, aspect étrange, Léodagan chipote, le roi de même, le duc d’Aquitaine en dépit de l’aspect peu engageant de la chose et des protestations de son hôte, se résout à manger, par politesse, et c’est bon. Dame Séli conclut contre son propre intérêt qu’elle souhaiterait que le duc retire l’épée et devienne roi, ça changerait des brutes malapprises qui l’entourent, enfin quelqu’un avec un minimum d’usage ! Le compliment, gratuit, est un cri du cœur, la petite humiliation, voir nos actes anodins toujours déconsidérés, critiqués, l’usure du reproche.


Il y a aussi la recherche éperdue d’Arthur, une éventuelle descendance, tournée des maîtresses, des coups d’un soir et sa profonde tristesse lorsqu’il apprend avoir été le père d’une petite fille, morte quelques mois après sa naissance. A froid, platement raconté, ça n’a l’air de rien, tout juste de quoi faire pleurer Margot mais imaginez Guenièvre à ses côtés, silencieuse et tellement honteuse de ne pas arriver à consoler son Arthur à qui elle pardonnera jusqu’au secret de son mariage – d’amour – romain. Les masques tombés, les déguisements retirés, la pantomime terminée, il reste le désarroi humain, la sortie de scène et le téléspectateur lambda se retrouve dépositaire d’une tragédie … de LA tragédie alors qu’il avait signé en 2005 pour une pantalonnade plutôt bien tournée.

dimanche, mai 01, 2016

Extrait de "La Lumière des Césars", triptyque uchronique

Le café est prêt, Richie a enfin cessé de se balancer. Il a posé l’une de ses grandes pattes sur la chaise voisine, bottine bordeaux étroite hybride de richelieu dont la claque est marquée de la célèbre découpe. « Frimeur » lui dit Wesley ce à quoi l’intéressé répond qu’il a près de trente-cinq et qu’il ne passe pas son temps au gymnase. Ça fait pas mal de temps que Richie s’approche des trente-cinq ans, son horloge tourne au ralenti. Autre bizarrerie, il n’a quasi pas le sens du goût, très peu, le café, le tanin, la viande rôtie, le chocolat et la note fraîche du melon ou de la pastèque, un petit défaut de nidification qui explique sa maigreur, son peu d’intérêt pour la nourriture. Il ne peut pas s’empêcher de regarder Wesley en caleçon avec un regard de maquignon, les scaphandres se sont pas mal améliorés, il y a du progrès … « Hey, c’est fini de me regarder comme un canasson !? », le ton est amusé, Wesley sait qu’il n’y a rien de louche dans cette manière d’être maté ; il aime bien se trouver beau dans le regard de son pote, son « associé », un boulot de couverture, Wesley gère une boutique de vêtements pour homme dont Richie est le propriétaire. Il y a des dizaines d’entreprises plus ou moins bidon de ce genre à Neu York, Mexico-Stadt, Schikago, Neu Orleans, San Francisco, sur tout le continent ; toutes soutenues par l’Agence. Richie a décidé d’offrir aux Allemands des Etats-Unis du Mexique la mode qui plaît chez les déclassés du pays, les anglo-américains, la minorité anglophone stigmatisée, il faut dire que leurs ancêtres n’ont pas eu le beau rôle. Wesley a du reste choisi ce prénom-là par toquade, l’habitude d’être en minorité, d’être du mauvais côté de la barrière. La couleur (Wesley est noir) n’est pas tant le critère discriminant mais bien plutôt lorsqu’il parle anglais dans la rue. Ça ne dérange pas franchement, ça surprend tout de même les badauds qui passent d’une manière encore plus anonyme que d’habitude.

Sortir de chez soi pour courir ou se promener, ou faire des courses était déjà une aventure en soi. Richie lui offre vraiment le grand frisson, mine de rien, et pas une once d’équivoque non plus dans son ressenti. Le monde version Oméga est une sorte de Disneyland eighties' oscillant toujours entre folklore ploum-ploum tralala et une Amérique idéalisée, celle des couchers de soleil infinis, des immenses avenues, des perspectives glorieuses et des grands espaces. Richie lui explique les mille riens qu’il ne pouvait pas connaître dans sa bulle surprotégée de « transitaire ». A Omégaland, la subversion s’appelle Rick Astley, sans rire, même bonne frimousse, même énergie, même look, et la chevelure royale rousse et le sourire, mi-taquin, mi-gourmand, un grand gamin au déhanché souple et aux vestons croisés super-épaulés. Il est aussi chanteur mais pas dans le genre crooner pour grande surface : il dénonce la ségrégation dont les wasps sont victimes sur tout le territoire mexicain, le mépris dont les autorités font montre face à la minorité anglophone. Dans les petites agglomérations des Etats du Sud, il n’est pas rare que l’on refuse de servir des anglophones dans les magasins ou les cafés, on leur interdit l’accès aux transports publics ; on raconte même que les enfants anglophones sont interdits d’école. Astley est devenu le porte-drapeau des réprouvés, des rejetés que la jeunesse bien comme il faut d’ascendance germanique écoute avec passion. Il est leur idole, leur espoir d’un « monde plus juste » et tous veulent adopter son style vestimentaire, exactement ce que Wesley vend dans la boutique de Richie et ce n’est pas une idée de l’Agence qui s’est montrée enthousiasmée par la crédibilité de la couverture. Pour Richie et Wesley, ils ont si bien nidifiés, que ça n’a rien d’un exercice en « comme si », c’est pour de vrai, pour de bon et  ils comptent changer ce monde parfait pour le rendre un peu moins parfait, un peu plus proche d’Alphaland, question de nostalgie peut-être ou d’expérience de quantité négligeable.