Le café est prêt, Richie a enfin cessé de se balancer. Il a
posé l’une de ses grandes pattes sur la chaise voisine, bottine bordeaux
étroite hybride de richelieu dont la claque est marquée de la célèbre découpe.
« Frimeur » lui dit Wesley ce à quoi l’intéressé répond qu’il a près
de trente-cinq et qu’il ne passe pas son temps au gymnase. Ça fait pas mal de temps que
Richie s’approche des trente-cinq ans, son horloge tourne au ralenti. Autre
bizarrerie, il n’a quasi pas le sens du goût, très peu, le café, le tanin, la
viande rôtie, le chocolat et la note fraîche du melon ou de la pastèque, un
petit défaut de nidification qui explique sa maigreur, son peu d’intérêt pour
la nourriture. Il ne peut pas s’empêcher de regarder Wesley en caleçon avec un
regard de maquignon, les scaphandres se sont pas mal améliorés, il y a du
progrès … « Hey, c’est fini de me regarder comme un
canasson !? », le ton est amusé, Wesley sait qu’il n’y a rien de
louche dans cette manière d’être maté ; il aime bien se trouver beau dans
le regard de son pote, son « associé », un boulot de couverture,
Wesley gère une boutique de vêtements pour homme dont Richie est le
propriétaire. Il y a des dizaines d’entreprises plus ou moins bidon de ce genre
à Neu York, Mexico-Stadt, Schikago, Neu Orleans, San Francisco, sur tout le
continent ; toutes soutenues par l’Agence. Richie a décidé d’offrir aux
Allemands des Etats-Unis du Mexique la mode qui plaît chez les déclassés du
pays, les anglo-américains, la minorité anglophone stigmatisée, il faut dire
que leurs ancêtres n’ont pas eu le beau rôle. Wesley a du reste choisi ce
prénom-là par toquade, l’habitude d’être en minorité, d’être du mauvais côté
de la barrière. La couleur (Wesley est noir) n’est pas tant le critère
discriminant mais bien plutôt lorsqu’il parle anglais dans la rue. Ça ne dérange pas franchement, ça
surprend tout de même les badauds qui passent d’une manière encore plus
anonyme que d’habitude.
Sortir de chez soi pour courir ou se promener, ou faire des
courses était déjà une aventure en soi. Richie lui offre vraiment le grand
frisson, mine de rien, et pas une once d’équivoque non plus dans son ressenti.
Le monde version Oméga est une sorte de Disneyland eighties' oscillant toujours
entre folklore ploum-ploum tralala et une Amérique idéalisée, celle des
couchers de soleil infinis, des immenses avenues, des perspectives glorieuses
et des grands espaces. Richie lui explique les mille riens qu’il ne pouvait pas
connaître dans sa bulle surprotégée de « transitaire ». A Omégaland,
la subversion s’appelle Rick Astley, sans rire, même bonne frimousse, même
énergie, même look, et la chevelure royale rousse et le sourire, mi-taquin,
mi-gourmand, un grand gamin au déhanché souple et aux vestons croisés
super-épaulés. Il est aussi chanteur mais pas dans le genre crooner pour grande
surface : il dénonce la ségrégation dont les wasps sont victimes sur tout
le territoire mexicain, le mépris dont les autorités font montre face à la
minorité anglophone. Dans les petites agglomérations des Etats du Sud, il n’est
pas rare que l’on refuse de servir des anglophones dans les magasins ou les
cafés, on leur interdit l’accès aux transports publics ; on raconte même
que les enfants anglophones sont interdits d’école. Astley est devenu le
porte-drapeau des réprouvés, des rejetés que la jeunesse bien comme il faut
d’ascendance germanique écoute avec passion. Il est leur idole, leur espoir
d’un « monde plus juste » et tous veulent adopter son style
vestimentaire, exactement ce que Wesley vend dans la boutique de Richie et ce
n’est pas une idée de l’Agence qui s’est montrée enthousiasmée par la
crédibilité de la couverture. Pour Richie et Wesley, ils ont si bien nidifiés, que ça n’a rien d’un exercice en « comme si », c’est pour de vrai,
pour de bon et ils comptent changer ce
monde parfait pour le rendre un peu moins parfait, un peu plus proche
d’Alphaland, question de nostalgie peut-être ou d’expérience de quantité
négligeable.
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