Le texte s’ouvre sur l’une de ces scènes de confortable vie
K und K, un dîner, Buda, la ville, le pays sous la coupe nazie mais l’intelligentsia
n’est pas dupe ; en 44, l’issue de la guerre ne fait aucun doute. Et quel
avenir pour la Hongrie ? Vaisselle de Meissen, vin du Balaton, cuisine frugale
mais toutefois bourgeoise et, chic du chic, un chandelier de cristal français !
Toutes les opinions circulent autour de la table, la bonne assure un service
discret, plusieurs des onze convives ne survivront pas à la fin de la guerre.
Sándor (à prononcer Chandor,
je le tiens de Libussa, une amie berlinoise dont la mère est Serbe de la
Voïvodine, donc magyarophone), Sándor, donc, nous raconte une ville, un pays,
une histoire … une tragédie ! Pas d’atermoiements gratuits néanmoin, on n’est
pas dans du récit commémoratif à caractère auto-satisfait, suivez mon regard,
oui, à l’Ouest, tout à l’Ouest du continent, du côté par là où on a déjà bradé
la Hongrie – entre autres – à la fin de la Première Guerre mondiale. Bref,
Sándor et son épouse ont traversé les violences nazies, la collaboration des
Croix fléchées puis l’insurrection russe. Sur ce dernier point, notre auteur
raconte les événements avec la précision d’un entomologiste, observant le
nouvel occupant dans ses exactions, sa déshumanisation, ses tics, manies,
fétichismes, violences gratuites, mode de fonctionnement. Sándor nous rappelle
par la bande que le monde n’est pas tartiné d’une populace protéiforme
mondialisée mais de peuples, de groupes d’individus façonnés par l’histoire, la
langue, la culture. Certaines de ces logiques sont irréconciliables. Sortir de
l’angélisme universaliste démocratoc … tique.
« Mémoires de Hongrie », les bien nommés,
racontent ce pays trois fois martyres : l’occupation turque et l’holocauste
qui s’en suivit (1541-1699, quasi trois millions de Hongrois déportés dans l’empire
ottoman et réduits en esclavage), le « coupachage » allié consécutif
au Diktat de Versailles (traité dit de paix signé en 1919, imposé par la France,
la Grande-Bretagne et les Etats-Unis) et la honte de l’abandon de tout l’Est de
l’Europe à la dictature stalinienne, abandon validé par le précédent trio qui n’est
pas à ça près. Márai vient nous rappeler sans rage ni pathos le destin
malheureux de son « petit peuple », des vertus qu’il porte, de sa
singularité. Accessoirement, il permet au lecteur contemporain de mettre en
perspective l’attitude du gouvernement hongrois actuel : conservatisme
fascisant, euro-scepticisme, etc. La Hongrie requiert la compassion européenne,
les excuses de certains des membres de l’Union européenne et une parole
libératrice plutôt qu’une condamnation verticale de la bien-pensance commune. Que
l’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas le propos de notre auteur. Il a fait ses
adieux à la Hongrie, à l’Europe, se sauvant vers les Etats-Unis, sauvant
surtout ce qu’il représente et porte du patrimoine de la langue hongroise.
Accessoirement, Márai témoigne d’un après, l’après 39-45,
une brève visite en Suisse dont l’opulence l’oppresse mais il loue toutefois l’adresse
et la résistance du pays qui a su se maintenir hors de la catastrophe et n’a
pas à avoir honte de sa réussite. L’Italie ravagée lui réchauffe le cœur. A
Paris, il se souvient de sa jeunesse échevelée et impécunieuse, il en profite
pour évoquer les grands noms de la littérature d’alors. Il prend conscience –
ou reprend conscience – de son sacerdoce, la langue hongroise, la littérature
hongroise, une dimension qui dépasse sa simple personne. Rentrer au pays. Il s’imagine
dans un premier temps qu’on le laissera garder le silence dans la Hongrie
communiste jusqu’à ce qu’il comprenne que l’autorité fantoche à la tête du pays
le récupérera d’une manière ou d’une autre ; il se résout donc à l’exil. Lire
Sándor Márai ou rendre à la Hongrie ce que l’on attribuait à César.
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