mardi, mai 24, 2016

Nouveau retour de Berlin (et un mot sur Mannheim)

On ne mesure jamais le monde qu’à l’aune de nos propres perceptions ; le sédentaire concevra le lointain selon ses craintes, ses sympathies et une bonne dose de clichés … Quoique, dans la grande tradition des « anthropologues en chambre », il est possible d’avoir une idée précise de l’ailleurs sans y avoir mis les pieds. Personnellement, je crois au génie de l’instant, à la rencontre, au ressenti comme instrument de précision. Il y a dix ou douze ans, je rencontrai Berlin. Je ne peux articuler une date exacte : la capitale allemande est entrée dans ma légende, tant personnelle que littéraire. Les circonstances sont toutefois précises, je peux revivre mentalement mes premiers pas dans la ville, les premières heures, les premiers jours, de quelle manière s’est nouée notre relation.
 
Retour de Berlin, un de plus, le lien est indéfectible, le rite est installé, et je mène dans la capitale allemande une vie qui évolue dans des formes sans cesse renouvelées. De nouveaux points de chute, de nouveaux cafés, de nouvelles priorités. Je me refuse à la complainte du « c’était mieux avant ». Soit, la ville se normalise, enfin ! je me permets de rappeler que la guerre est finie depuis 1945, un peu plus de soixante ans, il est donc temps pour Berlin de retrouver un tissu urbain « raccommodé », « reprisé » dans le respect de sa structure d’avant les bombardements. Tout ne me plaît pas, la spéculation immobilière tient absolument à refaire d’Alex la brocante urbanistique qu’elle était avant 42. Cette même spéculation multiplie les appartements de luxe, rase les habitations populaires ou rénove à grands frais pour une clientèle étrangère aisée qui regarde Berlin comme un vaste parc d’attraction pour adultes.
 
Il y a les mieux évidents, le secteur de Nordbahnhof par exemple, sinistre il y a quatre-cinq ans, quelques bâtiments d’habitation limite sordides, ni café, ni commerce, un désert social sur lequel aujourd’hui a refleuri un quartier peuplé de vraies gens, des Berlinois de souche ou débarqués. Néanmoins, peu de touristes, il n’y a rien à voir, il y a tout à vivre, la banalité de la grande ville, la petite musique de l’anonymat confortable, si loin de la période héroïque de la reconstruction, les grands chantiers, l’espace, la créativité brouillonne. Moins de panache. C’eût été parfait pour moi, je n’ai plus trente ans, ni même trente-cinq, terminé le petit genre « jeune adulte » à fond dans l’événement. Cette fois-ci, je suis descendu dans un hôtel dans Schöneberg, un établissement … « hétéro-friendly », une chambre noiraude, une sorte de grande salle de bains avec jeux de transparence et le lit dans un coin. Effet grotesque garanti … ou en néo-lupanard. Mauvais choix.
 
Oserai-je évoquer mon séjour à Mannheim il y a quelques semaines de cela, une ville qui ne va pas si bien en dépit de son aisance économique. Un centre-ville abandonné par les classes moyennes, une place historique et centrée, rien que des restaurants turcs ou quasi, il est 23h, envie d’un künefe, avec un verre de blanc. Je rentre dans l’un de ces restaurants, je m’installe, peu ou pas de femmes dans la salle, un serveur aimable, je passe ma commande et demande un verre de vingt blanc sec. « Quelle eau minérale voulez-vous ? » Je répète, « VIN BLANC SEC ». Le serveur attrape rageusement une carte des boissons, le doigt sur la liste des eaux minérales. Je cherche une page consacrée aux vins, rien, je comprends que je suis dans un restaurant sans alcool, un établissement tenu par un patron pieux, destiné à une clientèle pieuse, même le fait d’évoquer le nom du breuvage interdit est péché ! Je commande donc un thé turc et soupire après Hasir, ma bonne cantine turque de la Maassenstrasse, Berlin, où l’on prend un peu le client occidental de haut mais où coulent le vin rouge, blanc et la bière. Je repense à un mot de Chris., une citation « baise la main que tu ne peux éloigner de toi », un conseil de réalpolitique qui en dit long sur la situation à Mannheim. 
 
Retour à Berlin, le temps se couvre, la météo l’avait prévu ; la ville offre de nombreux abris, des restaurants confortables et honnêtes, regarder tomber une pluie métaphorique depuis l’une des banquettes de velours cramoisi du Kant Café, bonne carte et nombreux journaux. La spéculation et les touristes compliquent la vie des Berlinois, dénaturent le charme de la ville mais elle y retrouve de sa nature cosmopolite, un phare pour tout l’Est du continent, une certaine pensée du monde et de la bonne vie, celle que nous finirons par mener à nouveau, attablés en terrasse, sous un soleil renouvelé.

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