On ne mesure jamais le monde qu’à l’aune de nos propres
perceptions ; le sédentaire concevra le lointain selon ses craintes, ses
sympathies et une bonne dose de clichés … Quoique, dans la grande tradition des
« anthropologues en chambre », il est possible d’avoir une idée
précise de l’ailleurs sans y avoir mis les pieds. Personnellement, je crois au
génie de l’instant, à la rencontre, au ressenti comme instrument de précision.
Il y a dix ou douze ans, je rencontrai Berlin. Je ne peux articuler une date
exacte : la capitale allemande est entrée dans ma légende, tant
personnelle que littéraire. Les circonstances sont toutefois précises, je peux
revivre mentalement mes premiers pas dans la ville, les premières heures, les
premiers jours, de quelle manière s’est nouée notre relation.
Retour de Berlin, un de plus, le lien est indéfectible, le
rite est installé, et je mène dans la capitale allemande une vie qui évolue
dans des formes sans cesse renouvelées. De nouveaux points de chute, de
nouveaux cafés, de nouvelles priorités. Je me refuse à la complainte du
« c’était mieux avant ». Soit, la ville se normalise, enfin ! je
me permets de rappeler que la guerre est finie depuis 1945, un peu plus de
soixante ans, il est donc temps pour Berlin de retrouver un tissu urbain « raccommodé »,
« reprisé » dans le respect de sa structure d’avant les
bombardements. Tout ne me plaît pas, la spéculation immobilière tient
absolument à refaire d’Alex la brocante urbanistique qu’elle était avant 42.
Cette même spéculation multiplie les appartements de luxe, rase les habitations
populaires ou rénove à grands frais pour une clientèle étrangère aisée qui
regarde Berlin comme un vaste parc d’attraction pour adultes.
Il y a les mieux évidents, le secteur de Nordbahnhof par
exemple, sinistre il y a quatre-cinq ans, quelques bâtiments d’habitation
limite sordides, ni café, ni commerce, un désert social sur lequel aujourd’hui
a refleuri un quartier peuplé de vraies gens, des Berlinois de souche ou
débarqués. Néanmoins, peu de touristes, il n’y a rien à voir, il y a tout à
vivre, la banalité de la grande ville, la petite musique de l’anonymat
confortable, si loin de la période héroïque de la reconstruction, les grands
chantiers, l’espace, la créativité brouillonne. Moins de panache. C’eût été
parfait pour moi, je n’ai plus trente ans, ni même trente-cinq, terminé le
petit genre « jeune adulte » à fond dans l’événement. Cette fois-ci,
je suis descendu dans un hôtel dans Schöneberg, un établissement …
« hétéro-friendly », une chambre noiraude, une sorte de grande salle
de bains avec jeux de transparence et le lit dans un coin. Effet grotesque
garanti … ou en néo-lupanard. Mauvais choix.
Oserai-je évoquer mon séjour à Mannheim il y a quelques
semaines de cela, une ville qui ne va pas si bien en dépit de son aisance
économique. Un centre-ville abandonné par les classes moyennes, une place
historique et centrée, rien que des restaurants turcs ou quasi, il est 23h,
envie d’un künefe, avec un verre de blanc. Je rentre dans l’un de ces restaurants,
je m’installe, peu ou pas de femmes dans la salle, un serveur aimable, je passe
ma commande et demande un verre de vingt blanc sec. « Quelle eau minérale
voulez-vous ? » Je répète, « VIN BLANC SEC ». Le serveur
attrape rageusement une carte des boissons, le doigt sur la liste des eaux
minérales. Je cherche une page consacrée aux vins, rien, je comprends que je
suis dans un restaurant sans alcool, un établissement tenu par un patron pieux,
destiné à une clientèle pieuse, même le fait d’évoquer le nom du breuvage
interdit est péché ! Je commande donc un thé turc et soupire après Hasir,
ma bonne cantine turque de la Maassenstrasse, Berlin, où l’on prend un peu le
client occidental de haut mais où coulent le vin rouge, blanc et la bière. Je
repense à un mot de Chris., une citation « baise la main que tu ne peux
éloigner de toi », un conseil de réalpolitique qui en dit long sur la
situation à Mannheim.
Retour à Berlin, le temps se couvre, la météo l’avait
prévu ; la ville offre de nombreux abris, des restaurants confortables et
honnêtes, regarder tomber une pluie métaphorique depuis l’une des banquettes de
velours cramoisi du Kant Café, bonne carte et nombreux journaux. La spéculation
et les touristes compliquent la vie des Berlinois, dénaturent le charme de la
ville mais elle y retrouve de sa nature cosmopolite, un phare pour tout l’Est
du continent, une certaine pensée du monde et de la bonne vie, celle que nous
finirons par mener à nouveau, attablés en terrasse, sous un soleil renouvelé.
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