mercredi, mai 13, 2015

"L'Homme sans qualité", première étape.

Quatre cents pages, un petit tiers de l’œuvre, à peine, « L’Homme sans qualité » n’est pas un texte qui s’offre au lecteur avec facilité. De chapitres en chapitres, il faut du temps car cette absence de qualité ne peut se définir en positif. Comme tous les concepts fondamentaux, il est nécessaire d’en circonvenir le contour en creux, inventorier ce que cette absence n’est pas. Chronique de la médiocrité annoncée, l’œuvre de Musil, fleuve et inachevée, dresse dès les années 30 l’inventaire de notre contemporanéité désabusée et ironique. L’action, commence par un long plan fixe sur la rue viennoise, la portion qu’Ulrich, notre non-héros, observe depuis la fenêtre de son logement, un petit palais de plaisance que la ville a englouti dans ses faubourgs. Le pitch ? Il s’agit du récit de la vie d’un jeune bourgeois contraint à un certain dilettantisme après avoir brisé toutes ses aspirations contre le roc indifférent de la vie.

Cette société « k und k » (pour kaiserlich und königlich / impériale et royale) ressemble par certains aspects à l’Europe Unie et à son usine à gaz administrative. En mieux toutefois. Musil y raconte en non-intrigue secondaire un gentil monde en recherche d’un grand projet, d’une idée, d’une ligne directrice afin de célébrer dignement les soixante-dix ans du règne de Franz Joseph. Mais l’empereur n’est plus un homme, il est le principe souverain de l’administration, et comment peut-on bien fêter une … administration ?! Toutefois, la Cacanie (petit non que Musil donne à sa caricature de l’Autriche-Hongrie) ne manque ni de bon sens, ni de panache. Dans ce pays idéal et complexe, on affecte pragmatisme et usages ; cela n’est pas sans rappeler de même un certain canton mou-du-genou, les ors impériaux et royaux en moins. Un coup à gauche, un coup à droite, et beaucoup de discussions, très longues d’où il ressort que l’on n’est ni pour ni contre mais bien au contraire. Il eût peut-être fallu être moins sage.

Ce roman, cette somme parle de nous ! Notre non-héros, par exemple, suite à la lecture du journal, relève qu’ « un cheval est génial ». Pourquoi donc les hommes auraient-ils encore du génie puisque c’est au tour des chevaux d’en avoir. Ulrich relève encore l’importance qu’ont prise les « sportifs » dans le débat public, l’importance qu’on leur accorde sur la seule foi de leurs exploits, de leur physique entraîné, de leur bonne mine bronzée. Au fil du non-récit, alambiqué et détourné de mille petits faits de rien, je reste stupéfait alors que j’en tourne les pages dans le train, métro-boulot-dodo, litanie usante préfigurée dans une chronique placée avant la grande catastrophe, la mère de tous les conflits et de tous les malentendus, la grande, celle de 14-18 … ou de 14-45, 14-92, affaire à suivre. Petit vertige des vérités si évidentes que l’on ne veut les voir ; et le train file, avec ou sans suicide sur les voies, avec ou sans glissement de terrain, déraillement de convoi chimique dangereux, etc. C’est un miracle que de pouvoir encore se leurrer, se dit-on en interrompant sa lecture, descendre du train, gare de destination.

Affaire à suivre, donc.



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