Quatre cents pages, un petit tiers de l’œuvre, à peine,
« L’Homme sans qualité » n’est pas un texte qui s’offre au lecteur
avec facilité. De chapitres en chapitres, il faut du temps car cette absence de
qualité ne peut se définir en positif. Comme tous les concepts fondamentaux, il
est nécessaire d’en circonvenir le contour en creux, inventorier ce que cette
absence n’est pas. Chronique de la médiocrité annoncée, l’œuvre de Musil, fleuve
et inachevée, dresse dès les années 30 l’inventaire de notre contemporanéité
désabusée et ironique. L’action, commence par un long plan fixe sur la rue
viennoise, la portion qu’Ulrich, notre non-héros, observe depuis la fenêtre de
son logement, un petit palais de plaisance que la ville a englouti dans ses
faubourgs. Le pitch ? Il s’agit du récit de la vie d’un jeune bourgeois
contraint à un certain dilettantisme après avoir brisé toutes ses aspirations
contre le roc indifférent de la vie.
Cette société « k und k » (pour kaiserlich und
königlich / impériale et royale) ressemble par certains aspects à l’Europe Unie
et à son usine à gaz administrative. En mieux toutefois. Musil y raconte en
non-intrigue secondaire un gentil monde en recherche d’un grand projet, d’une
idée, d’une ligne directrice afin de célébrer dignement les soixante-dix ans du
règne de Franz Joseph. Mais l’empereur n’est plus un homme, il est le principe
souverain de l’administration, et comment peut-on bien fêter une …
administration ?! Toutefois, la Cacanie (petit non que Musil donne à sa
caricature de l’Autriche-Hongrie) ne manque ni de bon sens, ni de panache. Dans
ce pays idéal et complexe, on affecte pragmatisme et usages ; cela n’est
pas sans rappeler de même un certain canton mou-du-genou, les ors impériaux et
royaux en moins. Un coup à gauche, un coup à droite, et beaucoup de
discussions, très longues d’où il ressort que l’on n’est ni pour ni contre mais
bien au contraire. Il eût peut-être fallu être moins sage.
Ce roman, cette somme parle de nous ! Notre non-héros,
par exemple, suite à la lecture du journal, relève qu’ « un cheval est
génial ». Pourquoi donc les hommes auraient-ils encore du génie puisque
c’est au tour des chevaux d’en avoir. Ulrich relève encore l’importance qu’ont
prise les « sportifs » dans le débat public, l’importance qu’on leur
accorde sur la seule foi de leurs exploits, de leur physique entraîné, de leur
bonne mine bronzée. Au fil du non-récit, alambiqué et détourné de mille petits
faits de rien, je reste stupéfait alors que j’en tourne les pages dans le
train, métro-boulot-dodo, litanie usante préfigurée dans une chronique placée
avant la grande catastrophe, la mère de tous les conflits et de tous les
malentendus, la grande, celle de 14-18 … ou de 14-45, 14-92, affaire à suivre.
Petit vertige des vérités si évidentes que l’on ne veut les voir ; et le
train file, avec ou sans suicide sur les voies, avec ou sans glissement de terrain,
déraillement de convoi chimique dangereux, etc. C’est un miracle que de pouvoir
encore se leurrer, se dit-on en interrompant sa lecture, descendre du train,
gare de destination.
Affaire à suivre, donc.
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