samedi, août 08, 2015

"A plat" de Jean Chauma

« À plat » de Jean Chauma, un petit roman noir qui « trucule » à la manière d’un film de Zidi ou de dialogues d’Audiard. Tout serait dit mais l’auteur nous raconte aussi une banlieue, les tours, des punks à pétards dans l’escalier, Louisette et ses trois filles, la grosse Marcelle, un boudin mais la reine des pipes !

Evidemment, Chauma ne dresse pas le portrait d’un monde très « ganz raffiniert », on n’est pas dans le seizième arrondissement. On n’est pas non plus dans les romans noirs et prétendument « rock’n’roll » ou des pervers habillé en Gucci découpent en lanières des fillettes hurlant de douleurs et de terreurs avec un scalpel design. Avec Jean, on donne dans un genre un peu plus «jambon-beurre », tout en rondeur, en sympathie, en authenticité. Pas de vapeur d’alcool, de drepou, de noirceur brumeuse mais la beauté des choses les plus simples. On se retrouve dans la France que l’on pouvait aimer, encore, la France franchouille et sympa qui regarde Jacques Martin à la télé le dimanche midi, un pays de gens évidents qui se débrouillent pour avancer, un jour après l’autre ; de vraies personnes qui bataillent avec eux-mêmes, leur triste horizon et les quelques opportunités que la vie peut leur offrir, même s’il faut souvent se servir soi-même.

Jean Chauma est un peintre, un peintre de genre ; ni petit ni mauvais, le genre, sincèrement attachant. Chaque personnage brille de son éclat propre, marbrés de quelques ombres. Trois fois riens, et Jean, le gentil caïd au sexe lourd, le géant débonnaire toujours impeccable sur lui et toujours prêt à bander pour une femme : vieille, grosse, moche, boiteuse pourquoi pas mais une femme pour laquelle il bandera et contre laquelle il pressera ses cent kilos mi-muscles, mi-gras, une femme qu’il saura aimer et faire jouir, parce qu’il aime toutes les femmes, comme l’un des mâles dominant d’une meute, d’un territoire, son territoire mais il n’est pas exclusif. Jean est dans l’immédiat, le sensible, pas assez intello pour être jaloux.


L’auteur a-t-il des revendications ? Non, pas de ce pipeau-là. A quoi cela pourrait-il bien servir ? Jean, Louisette, Marcelle, Franky, Momo et les autres en seraient-ils meilleurs ? plus beaux ? plus vrais ? plus profonds ? Non, on s’en tape ; la rédemption … l’appel à la rédemption n’a pas besoin de discours. C’est un sentiment, parmi d’autres, parmi la foules de sensations et de pensées qui nous traversent, une impression fugace que Jean n’arrive pas à isoler, un matin heureux, assis tout contre le mur turquoise de la cuisine, derrière la table du petit-déjeuner, comme une envie de tout remettre à plat. 

129 p. et pas une de trop, bsn Press

jeudi, juillet 30, 2015

Retour de Berlin

Pas même une semaine … je suis rentré il y a six jours, une nouvelle théière, quelques boîtes de thé, un trench-coat, un blazer, un presse-papier dans mes bagages en sus du linge sale, de quelques mots peu amènes contre une autre ville, magnifique pourtant. Je suis rentré de Berlin où j’ai … berlinisé, à savoir j’ai marché, bu du vin blanc sec, visité une exposition de peinture, suis allé à la messe, au cinéma, au fitness, ai très copieusement déjeuné ou dîné avec Mmes von Jena mère et fille, avec Christine et ses parents, son frère. Et je me suis tant de fois retrouvé à table seul avec Berlin, derrière un schnitzel, une soupe de lentilles ou une salade de pommes-de-terre accompagnée de deux viennes. Et les petites pauses café, quelques aperol-spritz, une tranche de strudel. Marcher dans et avec Berlin. 

Il y a peu, à la radio, on m’a fait remarquer que Berlin, c’était la nuit qui n’a pas de fin, la scène électro, la fête … Pour les touristes peut-être, les noceurs de haut-niveau qui courent les capitales de boîtes en festivals comme on courait les opéras dans le passé. Je n’ai jamais eu ce snobisme et ne suis jamais allé « en boîte » que pour « emballer ». Etant marié, je suis exonéré de la nécessité de la fréquentation de tels lieux. Et, même, si j’étais célibataire, je profiterais du sens pratique de Berlin qui connaît bien une quinzaine d’établissements de … cruising. Je ne vais pas vous faire un dessin, vous n’avez qu’à vous documenter sur le sujet. Berlin, avec son pragmatisme bon enfant, est une ville d’un autre siècle. La première puissance européenne a pour capitale une ville de la Belle Epoque. On a beau y multiplier les gratte-ciels, les parallélépipèdes rectangles de verre et d’acier, l’ombre des Guillaume plane encore sur la ville.

J’ai fait des infidélités à la Winterfeldstrasse. Après ma pause pragoise, j’ai loué dans l’Akazienstrasse un adorable rez-de-chaussée agrémenté d’un jardin de curé, moussu, traversé à la nuit tombée du vol furtif des chauves-souris. J’ai respiré l’air précieux de Berlin du fond d’un lit Louis-Philippe, j’ai aspiré ce fluide merveilleux aux vertus quasi-magiques, et sur ma couette, « L’Homme sans qualité », le récit sans pathos de la débâcle à venir, à demi-mot les vertus d’une époque. Musil adorerait la Berlin d’aujourd’hui, ma Berlin, ma petite ourse affectueuse et maladroite. Musil passerait certainement beaucoup de temps à observer les gens dans les cafés, les touristes aux abords des grandes attractions. Il saurait analyser avec le sérieux et l’ironie nécessaire la politique européenne actuelle.


A Berlin, j’ai berlinisé ; j’ai laissé filer le temps entre deux rencontres, entre un aller et un retour, entre les courses et de pseudo-obligations. J’ai pris la pose, un peu, je vais plutôt bien dans le décor. Depuis le temps, je fais partie du paysage. Et je me suis fais à l’idée que je ne reviendrai pas avant, oh ! pas avant novembre.

vendredi, juillet 24, 2015

Retour de Prague (Pattaya-sur-Knödel)

Après la foule des boulevards centraux, j’ai retrouvé le calme ; il faut dire que la « National Galery in Prague » ( je suis incapable de vous l’écrire en tchèque et ma tablette de la retranscrire avec les caractères adéquats) est fort peu fréquentée : peu de touristes et encore moins de locaux. Peut-être est-ce dû à la communication extraordinairement déficiente entourant ce lieu, quasi hors les murs, les anciennes galeries du commerce, une œuvre en vieux moderne, au-delà du centre historique. J’ai commencé ma visite par le 5ème étage où sont présentés les plans et les maquettes des projets que l’architecte tchèque Lubor Marek réalisa. Un bel esprit dans la conception, une esthétique novatrice, un petit air de Favarger (architecte lausannois contemporain de Marek et cousin par les projets). La Tchécoslovaquie – c’était encore la Tchécoslovaquie – était un Etat communiste « dur » ce qui, apparemment, n’interdit pas la créativité, voire une certaine coquetterie, rapport aux « jolis » détails des plan exposés. Cela n’empêchait pas des mandats internationaux ni le recyclage d’une vision très « Bidermeier » du confort. La société soviétisante de l’après-guerre s’inscrivait dans la suite de la Sécession … Sécession viennoise, il va sans dire.
 
Je déambule le long des coursives de ce paquebot de béton ; une guide tchèque fait la visite à un groupe de locaux, je me demande où résident ces Pragois « lambda », 5-6 personnes toutes de plus de 40 ans. Je présume qu’elles sont pragoises du fait de la familiarité qu’elles semblent entretenir avec les lieux. Je les compare à ce que j’ai rencontré dans le centre depuis mon arrivée, il y a deux jours de cela. Comment Prague a-t-elle pu faire si bon marché de la dignité impériale ? La couronne des Habsbourgs fit de l’obscure capitalette de Bohême un joyau de l’Europe de l’Est et vu ce que ce peuple est en train d’en faire, je serais presque tenté de regretter les chars soviétiques de 68. Les nombreux palais qui se suivent le long des grandes avenues, s’ils ne sont pas ruinés et portes murées, vitres brisées, toits crevés, voient leur rez-de-chaussée  occupé par les commerces les plus vils : bazars attrape-touristes où l’on vous vend de la bimbeloterie en cristal certifiée tchèque, des babioles d’une laideur telle que la Chine n’est pas capable de la reproduire. Il y a aussi ces très nombreuses échoppes de « massages » thaïs où le toutou de base pourra, en vitrine, s’offrir une séance de fish-spa. Je soupçonne d’autres activités dans les arrières salles ! Il y a aussi ces nombreuses boîtes et discos improbables pour lesquelles des rabatteurs déguisés font de la retape au milieu du trottoir dès 16h. Et parmi ces cabarets, il va de soi, bon nombre sont des bordels ! Prague devrait être rebaptisée Pattaya-sur-Knödel. On n’aime pas le touriste, on veut juste le baiser.
 
De quoi vit exactement la Tchéquie, oups, pardon, la République tchèque. Et de quoi vit la région de Prague ? Je suis arrivé en train et, dès la frontière, le long de la voie, je n’ai vu qu’usines désaffectées, en ruine, domaines agricoles négligés, villes et villages peu avenant. , à la limite de l’abandon. Je comprends, à présent, le désir de la Slovaquie de quitter la Tchécoslovaquie. Je sais que, malheureusement, l’économie slovaque est à la traîne du fait de son orientation agricole. Et pourquoi donc cette « République tchèque » européenne n’a pas encore adopté l’euro ? Serait-elle si attachée à ses couronnes, plus petit commun dénominateur qui, pourtant, ne fait pas d’elle une nation, à peine un peuple. Je m’explique. Tout pays porte une sorte de nom officiel représentatif de sa nature politique : Royaume du Danemark, République française, Canton de Vaud, etc. La République tchèque refuse de porter, logiquement, le nom de Tchéquie. Il faut  à  chaque fois se fendre du « préfixe » République comme si la Confédération helvétique refusait de se faire appeler Suisse. Cela prouve bien que les Tchèques, en dépit de leur unité de langue (quoique, de nombreuses minorités existent), ne sont pas encore prêts à être une Nation. Ils sont une ethnie au sens qu’on lui donnait du temps de l’Empire autrichien. Devenus indépendants, suite à la honte de Versailles (synonyme du Traité du même nom), agglomérés aux Slovaques, les élites tchèques ont poursuivi dans la logique « K und K » qui leur avait plutôt réussi. L’Autriche diminuée, affaiblie ne put protéger la Tchécoslovaquie des appétits nazis. Après la guerre, le glacis soviétique maintint l’ordre à coups de triques et laissa le pays poursuivre, d’une certaine manière, dans sa lancée sécessionniste, je veux dire en rapport avec le mouvement de la Sécession viennoise. Devenus indépendants en 1993, les Tchèques n’en sont pas devenus matures pour autant, voir le gâchis de Prague … de Pattaya-sur-Knödel.
 
La ville est l’un de ces paradis traversés de vieux touristes américains célibataires et ivres dès 18h. La moitié d’entre eux sort accompagnée – n’ayons pas peur des mots – d’un jeune tapin. On trouve beaucoup d’autres messieurs difformes et directifs, d’un âge plus qu’avancé et d’une indignité proportionnelle ; ils sont russes, hongrois ou locaux. Il y a aussi la question de la drogue et de son trafic, aussi fréquent qu’à Lausanne, c’est dire l’ampleur du problème. Les vendeurs sont des migrants africains  avec ou sans papier. Ils attendent le client à l’orée des passages souterrains et dans les ruelles peu fréquentées. On retrouve aussi ces mêmes migrants déguisés en Chinois (retape sur la voie publique pour les « spas » asiatiques), déguisés en marin (retape pour des croisières sur la Moldau) ou dans des costumes voyants et ridicules (retape pour les « boîtes de nuit »). Cette misère et cette indécence ne semblent pas toucher Josefov, le quartier juif, au Nord-Ouest de la vielle ville. Les troupeaux de touristes semblent réfrénés par la noblesse des façades fleuries de bâtiments Art Nouveau parfaitement entretenus. Enseignes de luxe et commerces atypiques occupent les rez-de-chaussée. J’y ai trouvé un antiquaire-horloger, sur la Maiselova, accueil un peu froid mais en français, montres suisses anciennes  en état à un prix imbattable. Ces belles rues sont épargnées, de même, par un autre mal social typiquement pragois : le punk fasciste. Souvent pris de boisson, la crête courte, il arbore cet air décidé des abrutis déclassés. Etonnamment, il ne s’en prend ni au juif, ni au gay ; il se contente d’agresser le touriste de couleur. Quant à la misère classique, celle des sdf, elle se fait discrète. Elle se rencontre çà et là assise calmement sur un banc. Elle boit du vin à même le carton d’une brique, elle donne de l’eau à son chien, elle retire pour un instant ses chaussures douloureuses. Lorsqu’elle est toxicomane, elle passe d’une démarche boiteuse et toutefois alerte vers son dealer, son prochain fix. Le clou de ce périple pragois a sans doute consisté en la visite du « château », vaste complexe royal, doublé de la cathédrale Saint-Vitus, un sommet dans la débilité concentrationnaire touristique. Vous êtes approximativement accueilli par des militaires néo-soviétiques qui marchent aux pas de l’oie et des matrones qui ne parlent qu’anglais ou russe en sus du tchèque. La cathédrale, lessivée par le défilé incessant des visiteurs, est aussi propice au recueillement qu’un hall de gare. Interdiction aux visiteurs de profiter des bancs, ils pourraient les user ou les salir de leur impur séant étranger et, sommet de la grossièreté, ils pourraient peut-être se laisser aller à quelque oraison intime ou prier pour le salut de cette ville. Quant au château, oui, soit, je ne suis pas très vieille brique moyenâgeuse mais l’effet « hall de gare » persiste. Il n’y a rien à voir à part quelques meubles rustiques en faux vieux, des salles riantes comme une antichambre de sous-préfecture et, partout, dans les commentaires affichés, de la retape pour la grandeur ( ?)  du royaume de Bohême. Silence sur la dynastie des Habsbourgs qui réorganisa cet état féodal en un royaume moderne. Silence de même sur Joseph II et sa réforme progressiste de l’empire. C’est à la Synagogue espagnole (de style arabo-andalou, d’où le nom) que, enfin, j’ai lu quelques propos sur l’appartenance de la Tchéquie au glorieux Saint Empire romain-germanique.
 
Notre-Dame des Neiges
Je compte revenir à Prague … tout de même. En dépit de tout ce qui précède. Il faut regarder passer le temps assis au Jardin franciscain, derrière Notre-Dame des Neiges, simplement rester assis dans la paix de ce cloître ouvert au public. Des moines franciscains occupent encore les bâtiments conventuels et assurent deux messes quotidiennes à Notre-Dame des Neiges, une nef comme une lanterne aux ogives transparentes, posée un peu en hauteur. Ici, on y rentre sans payer, on peut s’y asseoir aussi longtemps qu’on le veut. Peu avant le début de l’office, un moine à la recherche d’un servant de messe est venu me demander mon aide … c’eût été difficile, je ne parle pas un mot de tchèque. Au dehors, à la limite extérieure du cloître, s’étend la rue Vodičkova, avec ses cinémas. On peut du reste gagner le Jardin franciscain par une galerie commerciale, un passage qui mène à l’un de ces cinémas à l’ancienne, entre une boutique de maroquinerie et un restaurant chinois un peu « designant ». Par bonheur, le touriste se fait plus rare. Le Pragois est – encore – chez lui. J’ai regretté de ne pas parler tchèque, je serais allé voir « Woman in gold », avec la sublime Helen Mirren dans le rôle principal, c’eût été le bon endroit et la bonne circonstance pour ce film.
 
Prague, c’est aussi la magie d’une lumière particulière au crépuscule, une lumière douce et triste de fin de règne, à observer depuis l’un des nombreux ponts qui enjambent la Moldau. J’ai emprunté au hasard de mes pas le pont Legli qui se prolonge par le boulevard Vitěznà, au pied de la colline boisée de Malà Strana, une forêt au milieu du Ring. Lorsque le toutou de base plein de bière est déjà bien rangé dans son hôtel ou entreposé dans un établissement de nuit, les façades se remettent à parler, un chuchotis discret qui raconte les riches heures d’une capitale d’empire, d’une cité multiculturelle, prospère, pleines de questions à défaut d’avoir été heureuse. La tristesse de la ruine de rues entières est moins grande. Le tourisme est une malédiction qui ne rapporte pas suffisamment pour occuper toutes les boutiques du centres. Des pâtés de maisons entiers restent vides et mornes avec leurs longs alignements de fenêtres noires, parfois un œil crevé, carreaux brisés. Il faut donc aimer Prague malgré les touristes et les Pragois.

mercredi, juillet 15, 2015

"Que faites-vous à Berlin ?"

« Mais que faites-vous à Berlin ? » J’y vis ma vie berlinoise, quelque chose qui n’est pas très éloigné de mon séjour morgien. De préférence, je loge à Schöneberg, Berlin ex-ouest, mélangé et peuplé de vrais gens, des Berlinois et pas cette engeance touristique qui va boire à bon compte et dégueuler partout de Kreuzberg à Friedrichshain, ou ces affreux « Schwaben », comme on dit, avec leur délire écolo-bobo et leurs mouflets mal nourris (fétichisme vegan oblige) et encore plus mal élevés. Et j’ai mes habitudes au n° 11 de la Winterfeldstrasse, je ne suis pas loin de mon fitness de la Hauptstrasse, je suis à côté de la Maassenstrasse, du Bério, de Hasir, de mon indien mi-pouilleux de la Goltzstrasse, du Café Kalwil (ex Steiner Café), de la Viktoria-Luise-Platz, de la Hohenzollernplatz, de ma bonne paroisse Sankt Ludwig, de la sombre silhouette de Sankt Matthias, du café-brocante fifties, sixties Sorgenfrei, du Kino Odeon, de Steglitz via le 48 et le 85, Steglitz avec ses centres commerciaux, le café Baier, le restau’ Thaïlandais Cida (oui, je sais, ça surprend toujours) et, dans l’autre sens, je rejoins en deux-quatre-sept la Hauptbahnhof (85) ou Alex (48) via Kulturforum-Potsdamerplatz-Leibzigerplatz.
 
Ma vie berlinoise, c’est aussi/surtout le cadre de mon œuvre littéraire… - ici, de même, j’en suis conscient, « œuvre littéraire » sonne de manière aussi surprenante que « Cida », le restaurant thaï. Une œuvre donc, je donne suffisamment de moi-même, de mon temps, pour m’autoriser l’emploi de ce terme que des auteurs académiques vautrés dans l’hypocrisie de leur fausse humilité qualifient de pompeux ! Si raconter la haine, le rejet, la peine, le deuil et les infimes riens de notre temps est « pompeux », soit, je suis un auteur « pompeux ».  Et je traîne cette « pompe » lorsque je regarde sur les quais, Alt Tegel, Teglersee, une poule d’eau quémandant l’affection d’une congénère en courbant la tête pour qu’elle lui lisse les plumes du dessus d’un bec alerte. Je trempe aussi régulièrement ma « pompe » dans un bol de soupe de lentilles, avec un morceau de pain au sésame, à chaque fois que je vais dîner dans un Turc. En six titres (romans, essai, autofictions), une grosse moitié de mon … œuvre publiée et plus de dix ans, Berlin m’est presque aussi familière que le Pays de Vaud.
 
Hier soir, effet du hasard, Christine avait à faire à Friedrichshain ; ses parents, son frère de passage, nous nous sommes donc vus, tous, du côté de la Simon-Dach-Strasse, dans l’une des cantines que nous fréquentions à mes débuts avec Berlin. Je crois que la ville est contente de ce que je dis d’elle. Elle me renouvelle son affection à chacun de mes séjours. Depuis le temps, je suis l’un de ses nombreux petits oursons. De trimestres en trimestres, nous avons – un peu – vieilli ensemble. Je me targue d’être un « Teilzeit Berliner », le temps partiel de mon œuvre, il faut bien payer les factures et les billets d’avion… Ma relation à la ville est officielle, du moins en Suisse, Cy. parle même de partir s’installer dans cette aimable capitale, il en reçoit une carte postale par jour que j’y passe. Pourquoi pas, pas tout de suite, un projet à la limite entre le moyen et le long terme, le temps que je termine mon travail de « Vaudois enragé », cette variété à laquelle je dois appartenir.

mardi, juillet 07, 2015

John Steed/Patrick Macnee: in memoriam


Une anecdote, exactement de celles qui me frappent et que je conserve pieusement. La scène est tirée des « New Avangers », la dernière mouture de « Chapeau melon et bottes de cuir ». Steed est à terre, on lui a tiré dessus ; Purdey a tout vu. Elle rejoint Steed, éplorée, persuadée qu’il est mort ; à peine décoiffé, notre homme reprend conscience et se relève. Purdey s’émerveille de ce miracle avant que Steed ne sorte de sa poche un étui à cigarettes et dise « Je ne fume pas moi-même mais je porte toujours ce genre de chose sur moi pour mes amis qui cultivent ce vice ». Je rêve aujourd'hui encore de pouvoir faire montre d'une telle souveraineté dans les contradictions de la vie. Le raffinement, l’élégance désintéressée du geste, de l’accessoire font de Steed un héros affable, faillible (on lui tira tout de même dessus) et paradoxalement invincible.

Patrick MacNee alias John Steed est présent dans mes plus lointains souvenirs. Il fut mon premier modèle, place à peine disputée par le très sexy Robert Conrad, alias James West (Les Mystères de l’Ouest). Un homme accompli ne pouvait que s’habiller, se mouvoir et parler comme Steed ; j’en étais convaincu à cinq ans, à sept ans, à quinze ans et jusqu’à aujourd’hui. Il me fut toutefois donné de constater assez tôt qu’il ne s’agissait pas du modèle dominant… Je me construisit en rapport avec ce personnage suranné, son univers choisi, son esprit décalé et sa préciosité. Quoique je fisse, je restai toujours un peu Steed - la Rolls antique, le respect et la situation en moins. Certains petits garçons choisissent Zorro, Musclor ou Ronaldo comme héros universel. Ils les portent, les vivent, en parlent, les imaginent dans toutes les circonstances de la vie. Mon héros était une figure aimable que, jamais, je n’imaginai en pyjama, dans son intimité ou, pire, dévêtu !!! Parfois, le téléspectateur pouvait  entrapercevoir Mr. Steed en « négligé », à savoir bras de chemise, gilet et cravate.

Mon héros, mon modèle, est une sorte de dieu flegmatique et plein d’humour, jouissant d’un sens de la répartie lui faisant dire « Vive la reine » alors que, découvert au milieu d’une assemblée de fanatiques nazis, il se voyait menacé. Dans un épisode de la période Tara King, il perdit la mémoire se rappelant néanmoins confusément de … « mère-grand », le chef de sa section, un étrange vieux bébé en chaise roulante. Steed se demanda goguenard et ironique s’il était donc un petit-fils indigne ? Chaque épisode portait son bon mot, sa chute amusante en épilogue, surtout du temps de Mrs Peel. On luttait contre l’ennemi de toujours, le communiste, le russe, le soviétique, un quarteron de nostalgiques du IIIème Reich, parfois un trafiquant d’opium chinois, des savants fous, des proscrits rancuniers, une tripotée de traîtres prêts à vendre jusqu’aux culottes de la reine pour quelques livres ou de simples espions aux méthodes fantasques. « Chapeau Melon et bottes de cuir » était l’une de ces institutions télévisuelles du samedi après-midi au même titre que « Cosmos 1999 » ou « Bonanza », l’une de ces machines à rêver qui m’ont appris à grandir avant de passer à Green, Mann, Mauriac ou Musil.



mercredi, juin 24, 2015

"Ohrtodhoxes" de Casimir M. Admonk

Casimir, c’est une rencontre, une présence, un sourire, un auteur. Il était assis derrière une table et découpait des mots, des phrases, des caractères dans l’un des exemplaires d’ Ohrtodhoxes, son roman, poésie en prose mais l’étiquette est un peu courte. Il faut imaginer Casim’, comme il signe ses courriels, sous un ciel menaçant, une terrasse en ville, un bunker improbable et la foule, la jeunesse des amis, ah ! les jambes des garçons …
 
« Trouver une nouvelle forme de combat. Trouver une nouvelle arme. La retourner contre soi. Pour aller plus loin, on peut toujours se répandre, en plus de textes, en plus du texte, je peux encore laisser cette tache dans ma main, et donner à voir ce sperme sur vos dents. » Tout est dit, je repense à la scène initiale de « A single man » de Tom Ford ; Casim’ a un petit air très couture et le talent de susciter des images, des mondes, des vérités. Son texte se déroule en volutes baroques, aussi riches que rares ; cette puissance évocatrice et cette langue envoûtante qui laissent le plus attirant des auditoires sous le charme, hypnotisé, obnubilé … L’orage même en reste interdit, suspendu au-dessus d’une terrasse improbable, un bunker en ville.
 
Comme dans toute parole précieuse, on ne peut évoquer Ohrtodhoxes que par son entour, les à-côtés du verbe et ce qu’il suscite chez le lecteur. Ce sont des couchers de soleil paradoxaux, des pleurs amers le sourire aux lèvres, la promesse d’une fin et le désespoir du bonheur. La pythie n’est pas clair ?! Elle joue seule de la guitare pour son singe, dans sa chambre, lors de la fête de la musique et c’est son privilège, royal, de délivrer la Vérité dans la forme qui lui plaît. Elle a décidé d’être séduisante et ses vers en prose ne sont pas une pochade. Le texte vous appelle, la pythie est aveugle. Ne voit-elle pas que son passé a pour elle les yeux de Chimène ? Ah ! les jambes des garçons, et des pâtes à la tomate, une soirée de printemps, les bunkers en ville tiennent du mythe, ne fermez pas les portes de votre esprit, Casim’ n’est de loin pas un innocent et Ohrtodhoxes vous séduira.

mardi, juin 09, 2015

"Ex_Machina" d'Alex Garland

Ex Machina, premier film de l’auteur britannique Alex Garland – surtout connu pour ses scénarios de 28 jours plus tard et 28 semaines plus tard – développe le thème de l’homme tout puissant se substituant, même, à Dieu. Le scénario est simple. Nathan (Oscar Isaac Hernandez), patron d’une grosse entreprise d’informatique, a organisé une loterie auprès de son personnel. Le prix : une semaine dans son domaine retiré, en sa compagnie, afin de participer à un mystérieux projet. Caleb (Domhnall Gleeson), jeune programmateur célibataire sans attache remporte le concours. Il est déposé par un hélicoptère au milieu de rien, entre un glacier, une rivière, des montagnes … Une maison tout de même, une sorte de bunker design et tendance pour magazine trendy, impression papier glacé. Commence alors un étrange huis-clos, troublant, sophistiqué et subtilement décadentiste entre l’innocent, le créateur, et sa créature : une androïde dotée d’une intelligence artificielle. A charge pour Caleb de déterminer si « Ava » (Alicia Vikander) est une simple machine ou si elle est dotée d’une intelligence autonome. Ce ballet à trois est complété par la présence de Kyoko (Sonoya Mizuno), une présence muette et soumise, une sorte d’esclave intégrale traitée n’importe comment par Nathan … qu’importe, elle est clairement une machine.

Ex Machina n’est pas un film d’anticipation de plus, c’est une question philosophique, un jeu hyper-connoté, comme une association libre de haut vol. Nathan s’est fait une place dans l’informatique en développant un moteur de recherche nommé Blue Book, en référence au « Cahier Bleu » du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein. Pas besoin d’aller chercher très loin, Blue Book évoque immédiatement chez le spectateur le spectre de Google, le moteur de recherche capable de recouper les données de toutes vos recherches afin de vous fournir des réponses aux questions dont vous n’avez pas même encore l’idée.
Nathan a tout du geek triomphant : parano, narcissique, manipulateur, névrosé, imbu de sa personne et à la merci de tous les tics de goûts et de comportement de cette nouvelle élite. Il soigne son physique, son look de vieux hipster un peu trop testostéroné, mange du sushi, du riz intégral, des smoothies antioxydants mais boit comme un trou pour calmer ses angoisses de branleur psychotique. Pour ce qui touche au sexe, il a sa poupée gonflable électronique, Kyoko, qui ne parle pas, ne comprend rien mais répond à une logique gestuelle. Si vous la touchez, elle se déshabille ; si vous mettez de la musique, elle danse. Scène d’anthologie, Nathan le gros naze de génie au physique de bœuf aux hormones qui exécute une chorégraphie à la Cloclo, parfaitement synchro’ avec sa péripatéticienne informatique sous le regard médusé de ce pauvre Caleb qui, ainsi qu’il était prévu dans le plan, tombe peu à peu amoureux d’Ava.

Cela finira mal, forcément. Il est nécessaire de s’arrêter sur quelques détails multi-référencés comme l’évocation de l’action painting de Pollock ou la présence du portrait de Margaret Wittgenstein par Klimt ; Margaret était la sœur du philosophe … Qu’est-ce à dire ? Cela nous renvoie invariablement aux sources de la catastrophe, dans cette Mitteleuropa k und k qui implosa à courir après de grandes idées, la nouveauté d’un mode d’expression inédit. Ava prouve l’autonomie de son intelligence par le surgissement de l’irrationalité du désir chez elle, un désir physique avant qu’il ne devienne général. Nous ne devrions pas jouer avec cette notion d’intelligence artificielle et, pourtant, nous finirons par la créer puis nous en perdrons le contrôle. L’action painting enseignait qu’il ne fallait pas réfléchir au geste créateur ; le sens apparaîtrait à postériori. Ex Machina comme une prophétie servie par un jeu d’acteur, une esthétique, un cadrage kubrickiens.



mardi, mai 26, 2015

" La Bête" de Jon Ferguson

Essayiste, basketteur pro, entraîneur révéré, peintre à ses heures, romancier, et bien d’autres choses, le jeune homme perpétuel qu’est Jon Ferguson nous offre avec son dernier titre bilingue, « La Bête »/« Beast » une sorte d’évangile à son athéisme tempéré. Le texte est divisé en « Miettes » et en « Bulles », autant d’aphorismes développés à la manière d’exempla, les médiévistes comprendront où je veux en venir, pour les autres, deux mots d’explication. Les ordres mineurs, qui sont aussi des ordres prédicants, les franciscains et les dominicains donc, partaient prêcher dans le monde, s’invitant au grand dam du clergé séculier dans les paroisses où ils expliquaient la morale chrétienne, le catéchisme, les symboles, les évangiles à grand renfort de récits légendaires et de scénettes. Pour s’en rappeler, ils recensaient toutes ces historiettes, ces exemples, dans de volumineux recueils. L’un des plus connus : La Scala coeli de Jean Gobi junior (neveu présumé de Jean Gobi sénior, père abbé du monastère dominicain de Saint-Maximin) n’est pas sans rappeler par la forme et le fond la « Bête » dont il est question.

John Ferguson n’est pas entré dans les ordres, même s’il mène une vie disciplinée de moine (se lever tôt, de l’exercice, un petit-déjeuner équilibré, travailler, une collation, un peu de repos, travailler, dîner, se coucher tôt sans excès de table ni de boisson). Toutefois, il a voulu condenser une vie d’observation dans ses miettes et ses bulles. L’homme ne sombre pas dans un émerveillement bébête ni dans une misanthropie poisseuse, il s’explique sur le fil de son émerveillement face au monde et de sa confiance en l’homme, aussi, tout de même. Pas de grandes phrases creuses, Ferguson est un pragmatique, un homme d’actions, pas du genre « tellement profond qu’on ne voit plus rien à la surface ». Il aime pourfendre les lieux communs du catastrophisme, les inquiétudes pseudo-scientifiques, une tendance eschatologique et régressive qui nous promet le grand crac-boum pour bientôt.


Notre auteur louvoie un peu, rapport à Dieu, la foi, le christianisme. Tantôt il prétend ne pas croire et tantôt laisse la porte ouverte tout en reniant la tiédeur de l’agnosticisme. Voici le seul reproche, léger, que je pourrais émettre sur le texte mais j’ai une lecture de catholique croyant. En bon misanthrope modérément réactionnaire, je ne peux que m’émerveiller par la confiance que Jon met en l’autre, tous les autres. Ce n’est pas « chou », il s’agit là du résultat d’un véritable sacerdoce, une volonté expresse d’ouverture. Question style, pas de fioritures mais une langue claire, parfois un peu raide, comme l’accent anglo-saxon dans la scansion du verbe. Cela en rajoute à la singularité du témoignage, à sa valeur, à sa saveur. « La Bête », essai précieux, catéchisme fergusonnien à lire en continu ou à glaner par le hasard des pages.

dimanche, mai 24, 2015

Revenir sur le "Journal de la haine et autres douleurs"

En ai-je trop dit ? ou pas assez ? Je me suis relu, comme à chaque fois, non pas dans un mouvement de satisfaction vaniteuse mais pour me persuader de l’existence du texte. M’y suis-je reconnu ? oui et non. Il y eut le temps des sentiments, des émotions, l’instant vécu, puis celui de l’évocation, du regret et, finalement, le temps de la rédaction. Au fil des pages, j’ai retrouvé des traces de ces trois strates, vestiges, archéologie. Finalement, Olivier – mon éditeur et, par conséquent sa lectrice Aurore – a cru au livre bien avant moi. D’une chose le texte mais le livre ! une autre affaire. Il y a une distance à présent entre le corps du texte et moi, rien de désagréable, une bonne centaine de page sous une couverture sobre, élégante.

Le texte existe, le livre a une présence physique, il est empilé en petits volumes dans la grande librairie de la place entre autres, la place Pépinet, Lausanne, où j’ai dédicacé hier après-midi, en compagnie de Daniel Fazan (nos romans sortent de concert). C’était sympathique, agréable, un peu vertigineux, les amis, les pairs, des parents venus partager un moment et le livre, une dédicace … mais le texte, la charge massive contre les autres, tous les autres, chacun a reçu son paquet comme dirait les personnages humiliés et revanchards de Mauriac. En ai-je trop dit ? ou pas assez ? pas assez de noms, de faits précis, de dates ? J’assume. Les complexes, les aveux sous-entendus, les manquements, la révolte, la violence du verbe : j’assume tout. L’autofiction porte toujours son petit parfum de soufre et de charogne, une odeur chaude et juste pas trop écœurante. Séduction.


« Un auteur, ça se met dans sa bibliothèque mais surtout pas à sa table ou, pire, dans son lit ! » avais-je écrit il y a quelques années de cela. « L’auteur est un rat » avais-je conclu et je me prouve à moi-même que j’avais raison. Je suis toutefois moins frappé par la violence de mon propos que par le charme puissant de « l’entre les lignes », ce qui s’immisce du souvenir de Vienne dans le récit et la douceur de Cy., sa présence, son attention. Ma huitième publication arrive vingt après la première, « Appel d’air », de l’autofiction de même. On peut me suivre ainsi à travers mes logements, mes mythes, mes amours de 1995 à aujourd’hui, en passant par « La Dignité », un triptyque autofictif où je dézinguais mon ex et mon ex-belle-famille ; j’avais alors la jeune trentaine. Finalement, je reste plutôt fidèle à moi-même dans l’expression de mon exécration, enfin une constante sur laquelle s’appuyer parmi mon champ de ruines perso’. 

mercredi, mai 13, 2015

"L'Homme sans qualité", première étape.

Quatre cents pages, un petit tiers de l’œuvre, à peine, « L’Homme sans qualité » n’est pas un texte qui s’offre au lecteur avec facilité. De chapitres en chapitres, il faut du temps car cette absence de qualité ne peut se définir en positif. Comme tous les concepts fondamentaux, il est nécessaire d’en circonvenir le contour en creux, inventorier ce que cette absence n’est pas. Chronique de la médiocrité annoncée, l’œuvre de Musil, fleuve et inachevée, dresse dès les années 30 l’inventaire de notre contemporanéité désabusée et ironique. L’action, commence par un long plan fixe sur la rue viennoise, la portion qu’Ulrich, notre non-héros, observe depuis la fenêtre de son logement, un petit palais de plaisance que la ville a englouti dans ses faubourgs. Le pitch ? Il s’agit du récit de la vie d’un jeune bourgeois contraint à un certain dilettantisme après avoir brisé toutes ses aspirations contre le roc indifférent de la vie.

Cette société « k und k » (pour kaiserlich und königlich / impériale et royale) ressemble par certains aspects à l’Europe Unie et à son usine à gaz administrative. En mieux toutefois. Musil y raconte en non-intrigue secondaire un gentil monde en recherche d’un grand projet, d’une idée, d’une ligne directrice afin de célébrer dignement les soixante-dix ans du règne de Franz Joseph. Mais l’empereur n’est plus un homme, il est le principe souverain de l’administration, et comment peut-on bien fêter une … administration ?! Toutefois, la Cacanie (petit non que Musil donne à sa caricature de l’Autriche-Hongrie) ne manque ni de bon sens, ni de panache. Dans ce pays idéal et complexe, on affecte pragmatisme et usages ; cela n’est pas sans rappeler de même un certain canton mou-du-genou, les ors impériaux et royaux en moins. Un coup à gauche, un coup à droite, et beaucoup de discussions, très longues d’où il ressort que l’on n’est ni pour ni contre mais bien au contraire. Il eût peut-être fallu être moins sage.

Ce roman, cette somme parle de nous ! Notre non-héros, par exemple, suite à la lecture du journal, relève qu’ « un cheval est génial ». Pourquoi donc les hommes auraient-ils encore du génie puisque c’est au tour des chevaux d’en avoir. Ulrich relève encore l’importance qu’ont prise les « sportifs » dans le débat public, l’importance qu’on leur accorde sur la seule foi de leurs exploits, de leur physique entraîné, de leur bonne mine bronzée. Au fil du non-récit, alambiqué et détourné de mille petits faits de rien, je reste stupéfait alors que j’en tourne les pages dans le train, métro-boulot-dodo, litanie usante préfigurée dans une chronique placée avant la grande catastrophe, la mère de tous les conflits et de tous les malentendus, la grande, celle de 14-18 … ou de 14-45, 14-92, affaire à suivre. Petit vertige des vérités si évidentes que l’on ne veut les voir ; et le train file, avec ou sans suicide sur les voies, avec ou sans glissement de terrain, déraillement de convoi chimique dangereux, etc. C’est un miracle que de pouvoir encore se leurrer, se dit-on en interrompant sa lecture, descendre du train, gare de destination.

Affaire à suivre, donc.



jeudi, avril 30, 2015

Solaris, l'opéra

Il y avait le film, un bon souvenir un peu flou, je l’avais vu à sa sortie, il y a bien dix ans. Le roman ? Je pratique la SF en BD, mangas, séries télé ou cinéma mais très rarement en version littéraire. Je ne sais pas trop pourquoi du reste, peut-être par fidélité à mon enfance, « Cosmos 1999 » oblige avec les sublimes et magnifiques Barbara Bain et Martin Landau. L’idée de perpétuer l’expérience SF par l’opéra n’était pas pour me déplaire. J’apprécie les œuvres contemporaines pour leur manière d’être « en phase », d’intégrer les contraintes et les possibles de notre temps. Je repense souvent au bon mot que Milos Forman avait glissé dans la bouche de son Mozart (Amadeus) : « les dieux sont si loin des hommes qu’ils chient du marbre », manière d’illustrer l’inadéquation des grands thèmes mythologiques aux préoccupations de ses contemporains, à savoir Les Lumières, un petit vent de pré-révolution, les changements de mœurs (voir Don Giovanni ou Les Noces de Figaro).

Solaris, l’opéra, un spectacle total, chorégraphié, 1h30 pour un puissant dialogue entre soi et LA question fondamentale : mais qui suis-je dans ce corps, sous cette identité, où se situe exactement l’être ? La partition de Dai Fujikura est magistrale, elle laisse la part belle à la tension émotionnelle et au jeu des chanteurs, six exactement. La prestation vocale de chacun était parfaite, ce dimanche 26 avril, Opéra de Lausanne. Je n’ai pas envie de me lancer dans une critique lyriqueuse où l’on mesure les coloratures de la soprano ou la puissance du baryton … Les dieux chient du marbre et les compteurs de petits pois font leur petit travail. On ne fait pas la critique d’un opéra contemporain avec des outils dépassés, les grandes œuvres, les grandes voix et blablabla. Pitié. Solaris offre autre chose que quelques morceaux de bravoure à se pâmer au milieu de trois heures de spectacles dont deux bonnes à jeter. Hélas, on ne peut plus, comme au XVIIIème et XIXème siècle, se lever, sortir, revenir avec de quoi  manger, faire la conversation avec son voisin ou profiter de l’intimité d’une loge pour d’autres activités. Je relèverai toutefois, en l’occurrence, la prestation de Sarah Tynan dans le rôle de Hari. Son fantôme vient hanter son mari, Kelvin, venu dans la station Solaris afin de répondre à l’appel de l’un des trois scientifiques sur place. Suicide, apparition, et la présence en creux de l’océan qui recouvre toute la surface de la planète Solaris, un être vivant avec lequel aucune communication n’a jamais été possible … jusqu’à la survenue des « mimoïdes », ces fantômes, sorte de doubles recréés à partir du souvenir de ceux qui portent le deuil de ces disparus.


Solaris est un spectacle total. Eclairage, atmosphère, musique et danse, chaque personnage est double, chaque chanteur a « son » danseur, illustration de notre diffraction corps-esprit, sans parler de la non-réalité des mimoïdes ! Jamais spectacle n’est mieux « tombé », je tourne à régime réduit depuis quelques temps, cela a un nom, deux, dix, cent … du surmenage très « Trente Glorieuses » à la décompensation nineties’ ou le très commun et actuel « burn out ». Les raisons ? elles sont ce qu’elles sont mais j’ai trouvé dans Solaris une illustration des effets, n’être qu’une surface ou un esprit diminué, tenter le dialogue avec un milieu mutique, hermétique et pourtant une conscience se manifeste, et l’individu redevient homme. Faire corps à nouveau avec soi, être un, exister pour l’autre dans une relation réinventée, et enrichie de la présence et la pratique de l’art, de la littérature, avec l’amitié et du repos.

samedi, avril 18, 2015

Retour de Dresde et Berlin

 
Retour de Dresde et de Berlin, retour en demi-teinte de mes terres allemandes tant plus variées que ce que l’on peut imaginer. Personne ne dirait à brûle-pourpoint à propos de la cuisine italienne ou espagnole « qu’elle est lourde et trop grasse». En plus de dix ans de fréquentations, je peux assurer que les Allemands mangent plus de légumes et plus équilibré qu’en Espagne. Néanmoins, hors les clichés, mes Allemagnes ont tendance à tourner en rond. Ce sont des gens frugaux par nature ; ils aiment la vie simple, passer du temps entre amis au café ou, mieux, sur une terrasse. Ils aiment acheter de la qualité mais sont passionnés à l’idée de faire de bonnes affaires. En Allemagne, on ne jette rien, on fait du troc, on revend au marché aux puces ou on dépose la chose propre et en état sur le trottoir avec un mot invitant à se servir.
 
Ces mêmes Allemands savent qu’il faut travailler pour vivre, et ils le font, comme ils trient leurs déchets, respectent la signalisation routière, l’ordre d’arrivée dans les files d’attente, les lois plus généralement et la sphère privée d’autrui, son intimité. Ils portent plus de cent ans de culpabilité sans broncher alors qu’ils n’étaient pas les instigateurs du conflit en 14 et que le traité de Versailles en a fait les fautifs historiques jusqu’à aujourd’hui. C’est un autre débat, ce n’est pas mon propos ici. Toutefois, difficile aujourd’hui de proclamer l’Allemagne seule et unique responsable du conflit de 39-45, impossible depuis que l’on connaît les complicités économiques alliées avec le régime nazi de 1933 à peu avant la guerre. Bref, les Allemands se devraient de sauver économiquement l’Europe, de faire barrage à la Russie et de consommer plus afin de porter, de surcroît, le commerce mondial !
 
On demande à ce pays d’être schizophrène ; ce pays qui nourrit une admiration sans borne pour la culture française, pour le Sud, ce pays qui a su intégrer ses migrants turcs, qui a su conquérir des foules de touristes de plus en plus denses devrait prendre en charge l’Europe unie sans pour autant avoir le droit d’y imposer sa marque : son parlementarisme, son consensus politique, son multi-confessionnalisme sans pour autant céder au dogme réducteur de la laïcité française. En attendant, le pays contrarié dans sa bonhommie naturelle et privé de toute vocation universaliste, sombre dans une sorte d’obésité sociale. On commémore à tout va, on s’auto-flagelle et on va se consoler en fréquentant les centres commerciaux qui fleurissent ici et là dans des formats inflationnistes. Je suis amateur de ce genre de lieux où l’on trouve toujours une bonne affaire à faire, des toilettes propres et des tea-rooms avenants. Pourtant, je n’en pouvais plus à Dresde. De la gare au Zwinger, ce n’est plus qu’un centre commercial géant, deux pour être précis, sans parler des grandes surfaces et des rues commerçantes. L’ensemble fait quelque peu disneyland pour grands enfants. On ne peut passer sa vie à faire du shopping même si c’est tout bénéfice pour l’économie. Cela ne présage rien de bon …

samedi, avril 04, 2015

"Les Parents terribles" de Jean Cocteau, par la compagnie "Deux Bleux de Bleu"

Jean Marais et Yvonne de Bray
Sous les répliques polies, amusées, drôles, pleines d’esprit, policées, mœurs bourgeoises obligent, le feu ! J’ai retrouvé pour une soirée, une représentation - compagnie de théâtre amateur - le feu de la grande adolescence qui couve sous l’innocence et la nouveauté du monde. J’ai retrouvé de mes seize, dix-sept, dix-huit ans lorsque je vivais à travers les classiques du cinéma à la télévision, et les premières lectures indépendantes, quoique j’aie été un lecteur tardif et très critique. Mais la légèreté coctélienne me parlait, le style apparemment évident, l’aura de l’auteur  me parlaient. Quant aux intrigues, immémoriales à tel point, qu’elles confinaient à la tragédie classique en mine de rien, de l’actuel à perpétuité.

« Les Parents terribles », l’étrange famille, de celle que l’on aimerait détester pour mieux l’aimer cinq minutes plus tard. Les comédiens sont si jeunes, ils campent les personnages d’Yvonne, Michel, Léo, Georges et Madeleine avec tant d’aisance, de justesse. Le premier quart d’heure est un peu étrange, qui sont les parents ? qui est le fils mais le jeu les maquillent avec perfection. J’ai cru voir Jean Marais, Gabrielle Dorziat, Yvonne de Bray, Marcel André et Josette Day, et percevoir  la narration de Cocteau, ces voix d’un autre temps, un phrasé, un style nasillard et toujours un peu ironique. Comment ce texte a-t-il pu parler à ces enfants de moins de vingt ans ? Leur jeu est si juste, la mise-en-scène efficace, poétique ce qu’il faut, un décor fait de lampes et lampadaires, et le lit, le cœur de la « roulotte » ; l’œuvre n’a pas pris une ride. Le texte est peut-être un peu « intello » me confiait un spectateur (ce n’était pas Cy.) mais ces échanges pleins d’esprit, pour reprendre le début du billet, sont la marque d’une époque quand on avait encore de la syntaxe.

La jeunesse parle à la jeunesse. Cocteau n’a jamais été vieux. Le désir, l’enthousiasme et les débordements l’ont conservé parmi la troupe brillante des jeunes gens, ceux que l’on croise un peu partout et qui vous dépassent en trois enjambées élastiques. Je me suis souvenu pourquoi je m’étais tant pris d’affection pour l’œuvre littéraire et filmée de Cocteau. J’ai, le temps d’une soirée, remarqué que cette jeunesse s’était ensablée dans ma mémoire, avec le souvenir de mes seize, dix-sept, dix-huit ans et plus, l’appartement familial, le ciné-club de FR3 le dimanche soir, les lectures tardives dans ma chambre, fenêtre ouverte et, selon le vent, le clocher du temple de Morges ou d’un village avoisinant sonnant deux heures. Cocteau m’offrait à vivre des rapports humains si vrais, crus quasiment, débarrassés des convenances ou du vulgaire des situations défavorisées, un monde idéal où l’on est pauvre parce que l’on n’est pas riche mais pas parce que l’on manque de tout. Et je pouvais rêver de ce Paris en noir et blanc, d’une grande ville aux manières douces et aux sentiments emportés.

Cocteau est précieux parce que fragile, fragile parce que subtil, subtil parce que sensible et la sensibilité, la nuance ne sont plus à la mode en matière de littérature. Ce ne sont pas des valeurs porteuses dans notre globalité culturelle molle. Il faut jouir de la jeunesse, celle qui donne de la souplesse à l’esprit et de la force dans les échanges pour aimer Cocteau et peut-être même le jouer.



                     

mardi, mars 24, 2015

L'ombre du sénateur Buddenbrook

Depuis peu, je suis membre du législatif communal, ma bonne ville de Morges. Le Conseil ne se réunit pas dans un noble parlement, plafond à caissons et stalles armoriées au chiffre des grandes familles patriciennes. Nous siégeons dans une vilaine salle – fort commode au demeurant – le foyer n°1 du théâtre de Beausobre. Nous ne sommes pas au sénat de Lübeck, nous ne présidons pas aux destinées commerciales d’une riche ville hanséatique, ni ne travaillons à l’unité de l’empire … toutefois il y a ce je ne sais quoi de dignité propre à la gestion de la chose publique. J’ai toujours une pensée pour le sénateur Buddenbrook, sa fierté à gouverner parmi ses pairs. Cela me rapproche de mon idéal « mannien », tout particulièrement lorsque je rentre à pied à la maison, traverser la place de l’Hôtel de Ville endormie, sentiment très « Mitteleuropa », nous pourrions être dans le Bade-Wurtemberg, ou même le Brandbourg, la Poméranie ? la Silésie ? un faubourg de Varsovie ! Toutes les bonnes villes se ressemblent dans leur sommeil.

Je n’y avais pas tant prêté attention mais la salle dans laquelle se réunit le Conseil Fédéral – sottement surnommée le « chalet » du fait de ses boiseries sombres – avec ses pupitres au décor néo-Renaissance, ses sièges profonds et son horloge encastrée au fronton d’une bibliothèque ressemble au bureau d’un négociant en grains, une entreprise honnête et intègre, du solide, aussi solide que les vertus wilhelminiennes. On fait des Etats et des démocraties de ce bois-là, on aurait pu en faire une Europe Unie avant l’heure sans l’affairisme boursicoteur et la compromission populiste. Notre exécutif fédéral devrait être sauf de ces travers ; il est élu par le parlement, là où  la volonté du peuple se voit renforcée par la conscience politique. Je m’interroge tout de même : la polarisation partisane gauche-droite profite-t-elle au pays ?


Le Conseil Communal n’est pas exempt de harangues vitriolées, de quelques passes d’arme et d’accrochages en aparté mais rien qui ne dure, rien qui n’empêche la bonne marche des affaires de la ville. Notre municipalité compte même un élu indépendant, c’est dire si la raison préside, ce bon sens qui trouverait encore à s’exprimer au « chalet », la collégialité des sept, je n’en suis pas convaincu, je n’en suis plus convaincu. On ne gère pas un pays à la façon d’un fond de pension ou d’une holding. Le sénateur Buddenbrook négligea ses affaires au profit de sa charge publique. Il mit une pointe de fatuité à siéger, la dignité de la charge mais la probité de l’homme. Dommage que l’ombre du sénateur ne passe de temps à autre sur les lambris foncés du « chalet ».

lundi, mars 16, 2015

"Barcelona !" de Grégoire Polet

Vous ne l’avez peut-être pas vu parmi la pléthore de nouveautés des avant-dernière et dernière rentrées littéraires ? un gros volume pourtant, du sérieux en jaquette Gallimard avec un titre accrocheur, pensez donc, l’une des capitales festives européennes : « Barcelona ! » Et l’auteur ? non plus ?! Pareil pour moi, le titre m’a interpelé et j’étais déjà la tête à Barcelone, l’une de nos stations balnéaires favorites, à nous autres romands, merci les trolleys volants (la compagnie orange à la ponctualité aussi relative qu’une ligne de trolleybus des TL, comparable à la susmentionnée entreprise de transport urbain sur le plan du confort et de l’amabilité de son personnel !!!). Mais voler vers Barcelone reste toujours un plaisir, une expérience à la fois anodine et merveilleuse, c’est un ailleurs très proche, qui est autre et se veut tout autre (on est dans une Espagne qui se réclame Catalogne).

Après chaque atterrissage, il faut traverser les nombreuses salles hypostyles de l’aéroport surdimensionnés et toujours cette question, je ne peux m’empêcher de me la poser à chacune de mes arrivées : mais qu’est-ce que je fous là ! On n’est ni à Berlin, Münich, Vienne ou Frankfort. Les Buddenbrook, c’est au bord de la mer baltique, pas en Méditerranée. J’attends mon bagage, de nouveaux couloirs et le large trottoir, la vue sur des montagnes dont je ne connais toujours pas le nom, un découpage aux courbes gracieuses comme le Jura, même orientation, même lumière de fin du jour que sur le Jura, et je reconnais la basilique de Tibidabo au sommet de l’un de ces monts. Il y a toujours un léger courant marin qui agite les palmiers du parking, comme un salut et je sens le parfum salé de l’air du large qu’oublie bien vite mon odorat, à peine quelques heures après mon atterrissage. Je sais alors que je suis dans l’un de mes chez-moi, et je comprends mon affection, ma proximité avec le « Barcelona ! » de Grégoire Polet.

Il s’agit d’un roman choral, d’une succession de portraits qui se juxtaposent et s’entrecroisent. On y assiste à l’accession au pouvoir du président de la généralité de Catalogne, on y suit l’une de ses filles, ses questionnements moraux, les amies de cette dernière, le mariage de l’une, le succès professionnel de l’autre, un couple d’expat’ français qui peinent tout de même à comprendre l’entier de l’âme catalane, une serveuse célibataire de cinquante ans, un vieux libraire, un veuf guide touristique à ses heures, un journaliste sportif divorcé, un policier auteur d’un polar historique, un stagiaire journaliste ambitieux, un vieux professeur de littérature américain pigiste à ses heures, une galeriste, une peintre célébrée, un médecin-légiste, un petit voyou débrouille, des romaninchels, un médecin allemand qui exerce aux States, un sans-papier qui ramasse de la ferraille dans la rue, un navigateur aux longs cours, sa vieille mère, son vieux chien et tant d’autres sous-personnages, de silhouettes rencontrées çà et là, tout un monde sur près de cinq cents pages, le souffle de la ville, cette haleine un peu lourde et cette douceur, malgré tout, en dépit de tout, une caresse, et toujours le vent de la mer et l’ondoiement des palmiers.

Le style est sobre, plaisant, élégant jusqu’à se faire oublier. Polet est un peintre ; il n’a pas la froideur des intellectuels en bibliothèque. Il est plein de bienveillance pour ses personnages, pour les vies qu’il a su « attraper » autour de lui. Ne lisez pas « Barcelona ! » si vous êtes à la recherche d’un texte incisif et rageur, si vous êtes un blaireau de hipster anorexique ou une fashionista vénéneuse. Vous allez vous ennuyer ! De plus, notre auteur glisse mine de rien ses référents littéraires : Shakespeare par-ci, Musil par-là … Les quelques fois lorsqu’il est ironique, il réserve ses traits à l’engeance touristique qui noie la ville sous un flot continu de bidochons sans égard pour les lieux ni les habitants. Pour avoir rencontré, par un hasard fortuit, l’homme dans la meilleure librairie française de Barcelone (Jaimes), je peux vous assurer qu’il s’agit d’une nature sympathique et ouverte, en parfait accord avec son roman. Il vous sourit, rougit presque sous l’effet des compliments, témoigne d’une curiosité, d’une empathie, pour les auteurs qu’il aime, et l’espièglerie d’un bon gamin en sus. Son roman est si efficace, que l’on ne voit pas défiler les cinq cents pages ; après en avoir tourné la dernière, on se retrouve un peu seulet et l’on se surprend, le lendemain matin, sous la douche, à se demander si telle protagoniste va trouver à se reloger sur Barcelone, si le ferrailleur va épouser sa belle, si les médecines alternatives vont sauver tel autre, si le président de la généralité va continuer de surfer sur une vague indépendantiste ? Et, dans un premier mouvement, on ne s’interroge pas à propos de tous ces autres fictifs comme on évoquerait les personnages d’une série, dans l’attente de la prochaine saison, mais comme à de vraies personnes, des voisins, des connaissances, des people dont on pourrait prendre des nouvelles par le téléphone, la télé ou radio-couloir.

Cerise sur le gâteau, parmi les grands textes évoqués au fil de « Barcelona ! », « L’homme sans qualité » de Robert Musil, deux tomes plus qu’épais ; j’en ai acheté le premier chez Jaimes. Je n’avais plus rien à lire et j’ai trouvé amusant d’acheter un livre en français à Barcelone. J’ai donc poussé la porte de la meilleure librairie française de la place, ce qui m’a donné le plaisir de rencontrer Grégoire Polet puis le choc d’un roman essentiel totalement  «exotique » dans la capitale catalane. Quoique … Il existe une certaine langueur viennoise sur les larges « carrer » bordés de façades néo-classiques, modernistes ou Art Nouveau. Mauri (restaurant-pâtissier-confiseur-salon de thé) n’a pas le chic d’un Demel mais il y a un quelque chose. La Barcelone de Morand a du reste ce même quelque chose de Münich ou Berlin en pleine crise culturelle et sociale. Grégoire Polet vient donc d’ancrer définitivement Barcelone dans ma cosmogonie littéraro-géographique.


mardi, mars 03, 2015

Barcelone versus Berlin, et Morges aussi

« J’ai deux amours » chantait la Baker, j’en ai deux aussi, en matière de séjour il s’entend ; pour le reste, j’ai Cy. Les habitués connaissent peut-être l’un des plus anciens billets de ce blog, une série de photographies de Barcelone, pas même un commentaire, juste des ombres qui s’allongent sur une plage, le soleil bas d’un début décembre, la mer et cette atmosphère légère de villégiature hors saison, un cadeau inespéré qui me marqua profondément. C’était mon second séjour dans la capitale catalane, le premier remontait à mes années de gymnase, c’était avant les jeux olympiques. Il y eut un troisième, un quatrième séjour, un cinquième peut-être et ce dernier, ces quelques jours de février, les premiers dividendes d’un été à venir. J’ai retrouvé cette douceur propre au sud, comme une langueur gracquienne dans le paysage, les palmiers aux mouvements paresseux, et les badauds, les touristes mêlés à ceux qui vont ou sortent du travail par les grands boulevards rectilignes de l’Eixample. J’ai retrouvé « Mauri » le restaurant tea-room au coin du carrer de Provenca et de la rambla de Catalunya, et les rayons plutôt chic d’El Corte Inglès, son vaisseau spatial atterrit plaça de Catalunya. Effet du franc fort, je suis allé au ballet, et au concert : William Forsythe au Liceu et du Mendelssohn, du Schubert, du Schumann au Palau de la Música catalana. Le ballet était prenant, graphique, enthousiasmant mais le concert, un choc ! Tant le lieu que le programme m’ont subjugué, j’ai même inscrit ce lieu sur ma liste des merveilles du monde (j’en tiens cinq désormais). Imaginez une précieuse dentelle de vitraux, de balustrades de verre, d’albâtre ciselé, de fleurs en céramique stylisées, de coursives en faïence, et tout un décor fantastique s’échappant de la scène. Je n’ai toutefois pas eu le temps de rendre visite aux archanges romans du musée national d’art catalan ni revoir, une fois de plus, les postimpressionnistes barcelonais, Rusinol ou Casas.
 
 
Il faudrait aussi évoquer la bonne rencontre de Grégoire Polet, un auteur francophone installé à Barcelone depuis … suffisamment longtemps pour comprendre la ville et en faire partie. Il est du reste l’auteur de « Barcelona », beau roman choral dont je reparlerai dans un prochain billet. J’avais acheté ce gros volume à Paris, mise-en-jambe à mon séjour. La rencontre s’est tout naturellement faite … dans une librairie française, Jaimes, carrer de Valencia, à côté de chez Navarro, le plus grand fleuriste d’Europe dit-on, comme on dit que Payot Lausanne est la plus grande librairie d’Europe. J’étais allé chez Jaimes pour deux raisons, y trouver une méthode de catalan pour francophone et y faire connaître mon dernier roman, « Canicule parano » ; il m’arrive parfois de jouer les vrp de mon œuvre. Alors que je disais tout le bien que je pensais du  « Barcelona » de Polet à la libraire, l’homme – un habitué des lieux – est entré à ce moment-là.
 
Et Berlin dans tout ça ? car je rentre de Berlin (le second amour, toujours rapport à mes résidences européennes), ma petite ourse adorée et pataude, quasi mon port d’attache ; j’entretiens avec elle une relation  dont la durée a déjà dépassé de quelques années celle que j’ai eu avec Lausanne. J’ai fait un saut dans mon chez-moi allemand pour ne pas perdre l’aller d’un aller-retour acheté en vue d’un festival suisse en Pologne, festival malheureusement reporté, une petite manifestation à laquelle j’avais été invité. Raison boiteuse, mauvais prétexte, il m’a fallu réserver et payer un nouveau retour, et par Bâle. Dans le fond, je suis allé à Berlin pour exactement 46 heures par esprit d’équité, ne pas rendre ma petite ourse jalouse, car je prête des sentiments aux villes. C’était bref mais plaisant, quoique fatigant et plein de tracas, un avion de la compagnie des trolleys volants est resté cloué au sol lors du départ, une histoire de filtre hydraulique bouché, il a fallu attendre un appareil de remplacement, quatre heures de retard. A Berlin, j’ai tout de même eu le temps de prendre un petit-déjeuner avec Libussa, de boire un verre de vin rouge chez Jacques, d’assister à la messe dominicale anticipée de 18h à Sankt Hedwig et de dîner avec Christine et Jeff, le restaurant indien de « Canicule parano », près de la Winterfeldstrasse. J’ai passé la case shopping, je ne disposais que d’un bagage en cabine.
 
Et Morges dans tout ça ? car je suis un élu de la « Coquette », petit nom qui décrit bien le petit genre de ma bonne ville, ancienne résidence des comtes et ducs de Savoie. Ces perpétuelles pérégrinations berlino-barcelonaises risquent de donner de moi l’image d’un conseiller communal bien inconstant, toujours absent, entre deux valises, deux romans, deux publications ; quelle place reste-t-il à l’intérêt de la chose publique ? Je n’ai jamais mieux su percevoir les qualités et les quelques défauts de mon terroir que depuis que je prends un peu de champs, observer à plus de mille kilomètres et comparer avec ce qui se fait ici ou là, Morges vaut bien – toute proportion gardée – la comparaison avec de grandes capitales, elle possède déjà des salons de thé dignes de grandes capitales !

samedi, février 14, 2015

"Merci pour ce moment" de Valérie Trierweiler

L’actualité récente m’a fait reporter ma promesse d’une critique du témoignage de l’ex-compagne du Président de la République française. Les assassinats à la rédaction de Charlie Hebdo avaient rendu, dans un premier temps, toute évocation de ce récit de la douleur amoureuse superfétatoire. Quoique. La mécanique du mépris de l’autre mise en œuvre est tout à fait d’actualité. La goujaterie et l’intégrisme connaissent quelques ressorts communs, un certain machisme par exemple.

J’ai parlé, pour la première fois, publiquement de « Merci pour ce moment » dans le train, avec le Professeur Calame, sortant même l’objet, le livre de mon sac. Et le professeur de s’exclamer « Oh, c’est formidable, c’est à croire que ce texte n’existe pas, il y a un tabou qui l’entoure, c’est un objet que l’on nie, on cache mais ça n’en reste pas moins un livre ! » Et, chers lecteurs, pour peu que vous me suiviez depuis quelques temps, vous devez savoir que je n’ai jamais eu peur d’affronter ni « tabous », ni controverse. Je ne pense pas, du reste, que Mme Trierweiler ait écrit quoi que ce soit de scandaleux, honteux ou déplacé. Qui peut juger du désespoir et de la légitimité de la colère d’une femme trahie !

En propos liminaires, parlons du style. Trierweiler est une journaliste politique, une journaliste d’investigation. Sa plume est claire, sans affectation, un peu sèche mais efficace. « Merci pour ce moment » ne peut être rangé dans la catégorie si particulière de l’autofiction, sous-genre du roman français, une pratique réservée aux auteurs littéraires, manière de rendre une réalité émotionnelle dans un style très écrit. Trierweiler nous livre un reportage en « je », précis et circonstancié. Une amie me disait qu’elle n’avait lu qu’une cinquantaine de pages ; elle avait été frappée par les expressions qu’emploie l’autrice pour parler de sa peine amoureuse, des tournures que cette amie trouvait plus propres à une fille de quinze ans qu’à une femme. Oui, Valérie était une femme amoureuse, comme une gamine, une enfant grandie trop vite dans un milieu très modeste, une femme qui n’eut pas droit à la légèreté adolescente. Selon son témoignage, elle se rattrapa auprès de l’espiègle François, l’idéaliste Hollande, le pitre de la classe socialiste.

Je peux attester de la douleur amoureuse, de la cuisante trahison, du mensonge – et je ne parle pas de la tromperie légère, du trempage de nouille accidentel ou non – je vous parle du mépris organisé de l’autre, au sein même du couple, de la dualité et de l’irrespect provenant de celui que l’on aime et que l’on connaissait pourtant. Je comprends Valérie Trierweiler, je suis Valérie Trierweiler lorsque, amante éconduite, conjointe révoquée par une dépêche de l’AFP, elle cherche une trêve à l’offensive totale de la douleur sentimentale dans le sommeil et l’oubli. Je suis plus auteur que journaliste (journaliste d’opinion et non d’investigation) et, lorsque j’ai été congédié sans explication d’une relation de cinq ans, j’ai connu cette même dévastation, le sentiment d’exclusion ; je n’avais toutefois pas 66 millions de citoyens contre moi. Je m’en suis remis tant bien que mal, j’ai décidé d’agir plutôt que « d’être agi ».  J’en ai écrit « La Dignité », puis à la suite d’un autre ratage sentimental, cela a donné « Journal de la Haine et autres douleurs » (à paraître). Valérie, dans cette même logique, a investigué sur son cas, l’a raconté de l’intérieur en toute sincérité, en toute transparence. Elle en a bien le droit, sa vie privée a déjà été vilipendée par les tabloïds. Elle doit dresser le portrait des protagonistes : François, Ségolène, Julie et elle, la femme amoureuse et humiliée. Elle revient sur les vingt mois de son lynchage médiatique dans le rôle – usurpé selon l’opinion – de première de dame. Parmi tout ce qu’elle avance, rien n’a été réfuté, pas de procès en diffamation, tout est passé, à peine recouvert par un voile de réprobation moralisatrice. Tous les faits rapportés, les centaines de textos éplorés (postérieurs à la rupture) et les paroles du président de la République peuvent être tenus pour vrais. Trierweiler est journaliste, elle connaît l’importance de sources fiables, elle a certainement conservé les preuves.

Quant au fond, Valérie la compagne trompée, rejetée n’en reste pas à des propos de femme amère. Elle en tient, parfois, s’en explique tout en faisant la part des choses. Sous sa plume, « Flamby », chef de la France molle sort de son rôle de bon gros arrivé là par hasard ; il prend une stature d’homme d’État, d’amant passionné, de séducteur impénitent ( ?!), de figure torturée. Le lecteur est introduit dans le secret de la relation royalo-hollandaise La mère des enfants de François est son vampire politique ; leur jeu pervers à tous deux est une succession de « je t’aime, je te tue médiatiquement ». L’ex’ envahissante versus le politique discret, calculateur et patient. Trierweiler nous donne encore deux autres clefs importantes afin de comprendre l’énigme de la personnalité présidentielle : le désir irrépressible de François d’être aimé et son snobisme de grand bourgeois. Ces deux éléments contradictoires expliquent la quasi-totalité des cafouillages publics du candidat et du président élu. Hollande paraît plus victime de son formatage intellectuel que de son incompétence. Il ne sait jamais se poser en chef d’État. Mise au point de la part de Valérie aussi. Non, elle n’est pas fille de famille, elle n’est pas froide, orgueilleuse, dirigiste. Elle est naïve. Elle croyait que l’homme avec qui elle vivait resterait le même homme privé après avoir franchi le seuil de l’Elysée.


Accessoirement, Trierweiler nous offre une chronique enlevée de la présidentielle 2012, le jeu des alliances, les petits mots, les hésitations, les reculades et le coup de tonnerre de l’affaire DSK. Puis les premières semaines de règne avec la formation du gouvernement, les premiers mois avec les remaniements, les scandales et le fonctionnement du Palais, l’aile Madame, le personnel, le souvenir des prédécesseurs. Trierweiler est une journaliste politique chevronnée et, au fil des pages de « Merci pour ce moment », elle se rembourse de vingt mois de silence imposé. Sa disgrâce ne l’a pas pour autant dégoûtée du socialisme ni même du candidat Hollande. Elle analyse, soupèse et, lorsqu’un inconnu vient l’assurer de sa sympathie dans la rue et lui avoue ne pas avoir voté socialiste lors du premier tour des municipales, Valérie lui rétorque qu’elle a voté socialiste et l’enjoint de ne pas perdre de vue l’intérêt national. L’homme repart convaincu et promet de voter pour le parti à la rose au deuxième tour. « Merci pour ce moment », une mise au point thérapeutique doublée d’une chronique politique de première main.  

jeudi, février 05, 2015

"Soumission" de Michel Houellebecq

Il est des vieilles gens qui, sur le déclin, dans l’incapacité de saisir le monde, retournent leur attention sur leur assiette, ce qu’il y a dedans, la météo et la longue litanie de leurs petits bobos. Houellebecq, dans « Soumission », campe un personnage de cet acabit, un intellectuel, enseignant en Sorbonne, spécialiste de Huysmans, flapissant dans un entre deux âges égayé par un peu de sexe, de la turlute à peine jouissive. Et pourtant, le narrateur de « Soumission » n’est pas si vieux, la quarantaine et demie, à peu près, mais il est aussi éteint que l’intelligentsia médiatique française. On sent insensiblement les préoccupations de vieux de l’auteur passer dans son personnage (quoique Houellebecq n’ait que 57 ou 59 ans même s’il en paraît 68 fatigués). Le lecteur a droit à sa platée habituelle de réflexions rances, de constat social désespérant et de scènes de culbute aussi trépidantes que la lecture des pages jaunes à l’ère de Google. Cela réjouira certainement le quarteron de fidèles phallocrates, du plus réac au rockabilly rechampi, tatoués ou non, baroudeurs ou non, plutôt buveur et fantasmeur à la petite semaine sur de fortes poitrines de 15 ans si possibles, sur lesquelles il est permis d’étaler sa semence avec son engin (vigoureux, forcément, merci viagra). Bref du Houellebecq.

Le scénario est aussi simple que bancal. La France aux abois, après une longue période d’alternance gauche molle droite molle, plutôt que de se livrer au FN, préfère une large coalition menée par Mohamed Ben Abbes, le candidat de la Fraternité Musulmane (le FM !). Le monsieur, une fois président, impose à l’éducation nationale une morale toute musulmane. Tous les enseignants se doivent d’être musulmans, plus de femmes enseignantes, plus de femmes du tout dans le monde du travail du reste. Ben Abbes par le biais de filières islamo-mafieuses remet de l’ordre dans les cités et avec toutes ces femmes qui ont dû quitter leur emploi, le chômage diminue de manière spectaculaire. Et partout, dans la rue, des silhouettes couvertes, des jeunes filles en pantalons. Fini le bal des minijupes. Il y a peut-être moins à reluquer mais les hommes, surtout ceux occupant une position sociale importante, ont droit à deux ou trois femmes. Leur vieille femme pour la popote, une intermédiaire pour ? jouer aux cartes et une très jeune (mineure même) pour le divertissement sexuel. Evidemment, comme il s’agit d’un monde islamisé sur un mode houellebecquien, il est encore permis de boire et, même, de se mettre la tête en dedans. Selon l’imagination délirante de l’auteur, le projet de Ben Abbes : reformer l’empire romain via l’Europe Unie version musulmane ! En gros, la France retrouverait son universalité et tant pis pour l’islamisation. Houellebecq, en sus de ses préoccupations de vieux (nourriture, météo, bobos) et de ses tendances pédopornographiques en rajoute avec le couplet de la grandeur de la Frannnnnnce ! Restons-en là pour le pitch.

On m’a dit « oui, mais bon, c’est un roman, il invente ce qu’il veut, il n’y a pas de quoi en faire une histoire ». Ok, néanmoins « Soumission » n’est ni un conte, ni un roman de SF, on parle d’uchronie mais ce genre repose sur la modification d’un élément du passé et ce n’est pas le cas du texte en question. On donne dans la politique fiction foireuse teintée de l’inculture crasse de son auteur. Houellebecq, en dépit de ses coups de gueule, de griffes, etc. croit encore à la superbe de la République notre voisine. Il est incapable de considérer l’histoire européenne sans un filtre hexagonal. Comment ose-t-il seulement imaginer que l’Allemagne, le Danemark ou l’Estonie, ou la Pologne dans une certaine mesure pourraient accepter parmi l’Europe unie un pays qui, non seulement, ne serait plus laïque mais islamique de surcroît ! Ça n’a pas traversé l’esprit borné et hétérocentré de l’auteur que ces pays, du fait de leur histoire, de leur sensibilité sont très impliqués dans la défense de la cause des femmes, des minorités religieuses et sexuelles. Houellebecq n’est pas à proprement parler homophobe, il est complice par le silence ou la négation de cette frange de la population mondiale (entre 5 et 10% selon ce que la sociologie admet). Il surfile sa pochade expliquant que le nationalisme est mort (je suis d’accord), que l’Europe ne peut s’en tirer qu’avec un grand projet (toujours d’accord), genre un empire à la mode romaine ou bonapartiste (encore et toujours d’accord) et que la France musulmane, alliée aux pays du Maghreb entrés dans l’Europe unie avec l’Egypte et la Turquie, cette France imposerait la langue française au reste de l’union (je reste sans voix …) Effectivement, un empire sauvera l’Europe, renouvellera son Union mais son centre se trouvera à l’Est, Berlin ou Vienne, ou Copenhague et l’empire aura pour langue officielle l’allemand. Cet ensemble s’inspirera du Saint Empire romain-germanique, des grandes heures du règne des Habsbourgs dont le pouvoir s’étendait sur quasi toute l’Europe, l’Amérique et de nombreux comptoirs en Asie.

Néanmoins, le style alerte de Houellebecq fait à nouveau mouche. « Soumission » est une lecture plaisante, à l’atmosphère marquée, à la désespérance accorte. L’auteur ne se renouvelle pas vraiment. De plus, il manque par moment de vocabulaire. Il parle de « petits visages souriants » dans un courriel ! Cela s’appelle un émoticône. Il faudrait aussi que quelqu’un lui explique qu’un « costume à fines rayures », quelle que soit la couleur de l’étoffe et de la « fine rayure », cela s’appelle un costume à rayures tennis.

L’hétéro de base mais un peu lettré tout de même, le mec qui lit du vrai, du lourd, du couillu, du burné, le mec qui se réserve sa petite séance de lecture avec cigare (berk) et whisky (re-berk), le vrai mec avec peut-être même moto, tattoos ou qui pratique un sport de combat, je caricature un peu … à peine, ce mec-là va a-do-rer « Soumission ». Il trouvera ça drôle et mordant. Je ne fume plus, je n’aime pas le whisky même lorsqu’il coûte un bras, je n’ai toujours pas de permis de conduire et ne suis pas assez inconscient pour aller risquer ma vie sur un deux roues, quant au sport de combat, cela sous-entend rentrer en contact avec le corps d’un autre (berk) ou exécuter des figures imposées … euh, non, je préfère mes machines de musculation ou mes appareils de cardio avec télévision intégrée pour regarder un épisode de Derrick. J’aurais toutefois aimé aimer « Soumission » mais comment faire ? Il m’a suffi de modifier un point du scénario et de mettre de côté un élément fondamental de mon identité. « Soumission » est un roman en « je », il est donc d’autant plus facile pour le lecteur mâle hétéro – avec ou sans les qualités précédemment citées – d’entrer dans le texte et de revêtir ce « je ». Pour ce faire, j’ai mis de côté ma conviction religieuse catholique et, de la même manière que Houellebecq a imaginé un islam alcoolisé, j’ai imaginé un islam reprenant à son compte le mariage pour tous version charia. Et ça change tout ! Pour sûr, la bonne poilade, je ferais partie des mâles dominants, je me serais converti à l’aide d’une formule en arabe dans la mosquée du coin, j’aurais conservé mon prépuce (autre accommodement houellebecquien avec l’islam). J’aurais conservé mon homme pour faire la cuisine, tenir la maison. J’aurais fait appel à un marieur qui m’aurait trouvé un deuxième, voire un troisième époux, les deux dans les dix-huit ans … non, allez, un de seize, soyons houellebecquien jusqu’au bout. On viendrait me dérouler le tapis rouge, me doubler mon salaire et me couvrir d’honneurs (ah, ben oui, je fais partie de l’élite culturelle locale), le pied ! Sans parler du délire de politique fiction expansionniste après lequel je pourrais me mettre à rêver. Vous trouvez ma version personnelle de « Soumission » gerbeuse ? aberrante ? de mauvais goût ? insultante ? amorale ? Vous auriez raison, je suis de votre avis du reste, pour peu que vous qualifiez la version originale des mêmes adjectifs épithètes.