Après la foule des boulevards centraux, j’ai retrouvé le
calme ; il faut dire que la « National Galery in Prague » ( je
suis incapable de vous l’écrire en tchèque et ma tablette de la retranscrire
avec les caractères adéquats) est fort peu fréquentée : peu de touristes
et encore moins de locaux. Peut-être est-ce dû à la communication extraordinairement
déficiente entourant ce lieu, quasi hors les murs, les anciennes galeries du
commerce, une œuvre en vieux moderne, au-delà du centre historique. J’ai
commencé ma visite par le 5ème étage où sont présentés les plans et
les maquettes des projets que l’architecte tchèque Lubor Marek réalisa. Un bel
esprit dans la conception, une esthétique novatrice, un petit air de Favarger
(architecte lausannois contemporain de Marek et cousin par les projets). La
Tchécoslovaquie – c’était encore la Tchécoslovaquie – était un Etat communiste
« dur » ce qui, apparemment, n’interdit pas la créativité, voire une
certaine coquetterie, rapport aux « jolis » détails des plan exposés.
Cela n’empêchait pas des mandats internationaux ni le recyclage d’une vision
très « Bidermeier » du confort. La société soviétisante de
l’après-guerre s’inscrivait dans la suite de la Sécession … Sécession
viennoise, il va sans dire.
Je déambule le long des coursives de ce paquebot de
béton ; une guide tchèque fait la visite à un groupe de locaux, je me demande
où résident ces Pragois « lambda », 5-6 personnes toutes de plus de
40 ans. Je présume qu’elles sont pragoises du fait de la familiarité qu’elles
semblent entretenir avec les lieux. Je les compare à ce que j’ai rencontré dans
le centre depuis mon arrivée, il y a deux jours de cela. Comment Prague
a-t-elle pu faire si bon marché de la dignité impériale ? La couronne des
Habsbourgs fit de l’obscure capitalette de Bohême un joyau de l’Europe de l’Est
et vu ce que ce peuple est en train d’en faire, je serais presque tenté de
regretter les chars soviétiques de 68. Les nombreux palais qui se suivent le
long des grandes avenues, s’ils ne sont pas ruinés et portes murées, vitres
brisées, toits crevés, voient leur rez-de-chaussée occupé par les commerces les plus vils :
bazars attrape-touristes où l’on vous vend de la bimbeloterie en cristal
certifiée tchèque, des babioles d’une laideur telle que la Chine n’est pas
capable de la reproduire. Il y a aussi ces très nombreuses échoppes de
« massages » thaïs où le toutou de base pourra, en vitrine, s’offrir
une séance de fish-spa. Je soupçonne d’autres activités dans les arrières
salles ! Il y a aussi ces nombreuses boîtes et discos improbables pour
lesquelles des rabatteurs déguisés font de la retape au milieu du trottoir dès
16h. Et parmi ces cabarets, il va de soi, bon nombre sont des bordels !
Prague devrait être rebaptisée Pattaya-sur-Knödel. On n’aime pas le touriste,
on veut juste le baiser.
De quoi vit exactement la Tchéquie, oups, pardon, la
République tchèque. Et de quoi vit la région de Prague ? Je suis arrivé en
train et, dès la frontière, le long de la voie, je n’ai vu qu’usines
désaffectées, en ruine, domaines agricoles négligés, villes et villages peu
avenant. , à la limite de l’abandon. Je comprends, à présent, le désir de la
Slovaquie de quitter la Tchécoslovaquie. Je sais que, malheureusement,
l’économie slovaque est à la traîne du fait de son orientation agricole. Et
pourquoi donc cette « République tchèque » européenne n’a pas encore
adopté l’euro ? Serait-elle si attachée à ses couronnes, plus petit commun
dénominateur qui, pourtant, ne fait pas d’elle une nation, à peine un peuple.
Je m’explique. Tout pays porte une sorte de nom officiel représentatif de sa
nature politique : Royaume du Danemark, République française, Canton de
Vaud, etc. La République tchèque refuse de porter, logiquement, le nom de
Tchéquie. Il faut à chaque fois se fendre du
« préfixe » République comme si la Confédération helvétique refusait
de se faire appeler Suisse. Cela prouve bien que les Tchèques, en dépit de leur
unité de langue (quoique, de nombreuses minorités existent), ne sont pas encore
prêts à être une Nation. Ils sont une ethnie au sens qu’on lui donnait du temps
de l’Empire autrichien. Devenus indépendants, suite à la honte de Versailles (synonyme
du Traité du même nom), agglomérés aux Slovaques, les élites tchèques ont
poursuivi dans la logique « K und K » qui leur avait plutôt réussi.
L’Autriche diminuée, affaiblie ne put protéger la Tchécoslovaquie des appétits
nazis. Après la guerre, le glacis soviétique maintint l’ordre à coups de triques
et laissa le pays poursuivre, d’une certaine manière, dans sa lancée
sécessionniste, je veux dire en rapport avec le mouvement de la Sécession
viennoise. Devenus indépendants en 1993, les Tchèques n’en sont pas devenus
matures pour autant, voir le gâchis de Prague … de Pattaya-sur-Knödel.
La ville est l’un de ces paradis traversés de vieux
touristes américains célibataires et ivres dès 18h. La moitié d’entre eux sort
accompagnée – n’ayons pas peur des mots – d’un jeune tapin. On trouve beaucoup
d’autres messieurs difformes et directifs, d’un âge plus qu’avancé et d’une
indignité proportionnelle ; ils sont russes, hongrois ou locaux. Il y a
aussi la question de la drogue et de son trafic, aussi fréquent qu’à Lausanne,
c’est dire l’ampleur du problème. Les vendeurs sont des migrants africains avec ou sans papier. Ils attendent le client
à l’orée des passages souterrains et dans les ruelles peu fréquentées. On
retrouve aussi ces mêmes migrants déguisés en Chinois (retape sur la voie
publique pour les « spas » asiatiques), déguisés en marin (retape
pour des croisières sur la Moldau) ou dans des costumes voyants et ridicules
(retape pour les « boîtes de nuit »). Cette misère et cette indécence
ne semblent pas toucher Josefov, le quartier juif, au Nord-Ouest de la vielle
ville. Les troupeaux de touristes semblent réfrénés par la noblesse des façades
fleuries de bâtiments Art Nouveau parfaitement entretenus. Enseignes de luxe et
commerces atypiques occupent les rez-de-chaussée. J’y ai trouvé un antiquaire-horloger,
sur la Maiselova, accueil un peu froid mais en français, montres suisses
anciennes en état à un prix imbattable.
Ces belles rues sont épargnées, de même, par un autre mal social typiquement
pragois : le punk fasciste. Souvent pris de boisson, la crête courte, il
arbore cet air décidé des abrutis déclassés. Etonnamment, il ne s’en prend ni
au juif, ni au gay ; il se contente d’agresser le touriste de couleur.
Quant à la misère classique, celle des sdf, elle se fait discrète. Elle se rencontre
çà et là assise calmement sur un banc. Elle boit du vin à même le carton d’une
brique, elle donne de l’eau à son chien, elle retire pour un instant ses
chaussures douloureuses. Lorsqu’elle est toxicomane, elle passe d’une démarche
boiteuse et toutefois alerte vers son dealer, son prochain fix. Le clou de ce
périple pragois a sans doute consisté en la visite du « château »,
vaste complexe royal, doublé de la cathédrale Saint-Vitus, un sommet dans la
débilité concentrationnaire touristique. Vous êtes approximativement accueilli
par des militaires néo-soviétiques qui marchent aux pas de l’oie et des
matrones qui ne parlent qu’anglais ou russe en sus du tchèque. La cathédrale,
lessivée par le défilé incessant des visiteurs, est aussi propice au recueillement
qu’un hall de gare. Interdiction aux visiteurs de profiter des bancs, ils
pourraient les user ou les salir de leur impur séant étranger et, sommet de la
grossièreté, ils pourraient peut-être se laisser aller à quelque oraison intime
ou prier pour le salut de cette ville. Quant au château, oui, soit, je ne suis
pas très vieille brique moyenâgeuse mais l’effet « hall de gare »
persiste. Il n’y a rien à voir à part quelques meubles rustiques en faux vieux,
des salles riantes comme une antichambre de sous-préfecture et, partout, dans
les commentaires affichés, de la retape pour la grandeur ( ?) du royaume de Bohême. Silence sur la dynastie
des Habsbourgs qui réorganisa cet état féodal en un royaume moderne. Silence de
même sur Joseph II et sa réforme progressiste de l’empire. C’est à la Synagogue
espagnole (de style arabo-andalou, d’où le nom) que, enfin, j’ai lu quelques
propos sur l’appartenance de la Tchéquie au glorieux Saint Empire
romain-germanique.
Notre-Dame des Neiges |
Je compte revenir à Prague … tout de même. En dépit de tout
ce qui précède. Il faut regarder passer le temps assis au Jardin franciscain,
derrière Notre-Dame des Neiges, simplement rester assis dans la paix de ce
cloître ouvert au public. Des moines franciscains occupent encore les bâtiments
conventuels et assurent deux messes quotidiennes à Notre-Dame des Neiges, une
nef comme une lanterne aux ogives transparentes, posée un peu en hauteur. Ici,
on y rentre sans payer, on peut s’y asseoir aussi longtemps qu’on le veut. Peu
avant le début de l’office, un moine à la recherche d’un servant de messe est
venu me demander mon aide … c’eût été difficile, je ne parle pas un mot de
tchèque. Au dehors, à la limite extérieure du cloître, s’étend la rue Vodičkova, avec ses cinémas.
On peut du reste gagner le Jardin franciscain par une galerie commerciale, un
passage qui mène à l’un de ces cinémas à l’ancienne, entre une boutique de
maroquinerie et un restaurant chinois un peu « designant ». Par
bonheur, le touriste se fait plus rare. Le Pragois est – encore – chez lui. J’ai
regretté de ne pas parler tchèque, je serais allé voir « Woman in gold »,
avec la sublime Helen Mirren dans le rôle principal, c’eût été le bon endroit
et la bonne circonstance pour ce film.
Prague, c’est aussi la magie d’une lumière particulière au
crépuscule, une lumière douce et triste de fin de règne, à observer depuis l’un
des nombreux ponts qui enjambent la Moldau. J’ai emprunté au hasard de mes pas
le pont Legli qui se prolonge par le boulevard Vitěznà, au pied de la colline boisée de Malà Strana,
une forêt au milieu du Ring. Lorsque le toutou de base plein de bière est déjà
bien rangé dans son hôtel ou entreposé dans un établissement de nuit, les
façades se remettent à parler, un chuchotis discret qui raconte les riches
heures d’une capitale d’empire, d’une cité multiculturelle, prospère, pleines
de questions à défaut d’avoir été heureuse. La tristesse de la ruine de rues
entières est moins grande. Le tourisme est une malédiction qui ne rapporte pas
suffisamment pour occuper toutes les boutiques du centres. Des pâtés de maisons
entiers restent vides et mornes avec leurs longs alignements de fenêtres
noires, parfois un œil crevé, carreaux brisés. Il faut donc aimer Prague malgré
les touristes et les Pragois.
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