jeudi, décembre 10, 2015

1. Welcome on board - premier chapitre de "Croisière"


Une croisière est une forme de prise d’otage extrêmement sophistiquée et perverse, plus encore qu’une fête de famille (anniversaire, Noël, mariage). Dans chacune des situations évoquées, le patient (ainsi que l’on nomme le supplicié du point de vue du bourreau), le patient, donc, est dépouillé de son autonomie durant un temps donné. Il devra se mettre entre parenthèse et plier son corps, ses penchants aux circonstances. Dans le cas d’une croisière, la torture est encore plus subtile car le patient aura de un, payé et de deux, verra ses goûts régulièrement stimulés au gré des différentes activités proposées. Je me retrouve dans une telle situation, un beau voyage de blaireau de luxe dans un bateau qui tient  plus du complexe balnéaire de masse que de la marine, un parallélépipède rectangle de 14 étages posés  sur les flots baltiques, divagant de Stockholm à Saint-Pétersbourg  via Tallinn.
          
La haine de la foule. L’amour des paysages, de l’art, de la peinture. Trop de communication tue l'échange, le « je » tue l’être. L’anecdotique tue le récit. Chercher du délassement comme but ultime de l’existence : idéal périmé. Il faut donc retourner à la « communion » des foules, spectacle d’après-dîner dans le théâtre de plus de mille places, ses fauteuils tendus de « peluche » violette. On écrirait velours dans les catalogues de décoration. Jusqu'à Thomas Mann, premier tiers du XXème siècle, on disait peluche, le velours était réservé à d’autres usages. Le plafond de l’avant-scène est garni de grandes écailles en forme de palmettes stylisées dont le contour est piqué de lumières à LED. Dans le demi-jour du spectacle, l’endroit a quelque allure. Par moments, le roulis agite le rideau de scène (violet lui aussi) et les spectateurs ressentent une sorte de longue vibration métallique sous leurs pieds. Ça n’a rien d’inquiétant. Ça en rajoute au mérite des saltimbanques qui procèdent sur scène. Après le divertissement, quelque soit le temps, les passagers ont le loisir de se promener sur les ponts du 13ème et 14ème étages. Il faudrait dire « sur les ponts 13 et 14 » selon le lexique marin mais le navire tient si peu du bateau. La fréquentation des cinq ou six bars aux ambiances et aux activités légèrement différentes permet de distraire le quidam. Il peut même prendre un café au buffet du 13ème et manger une tranche de pizza, un sandwich sans bourse délier. L’espace est décoré à la manière d’une cafétéria de grand-magasin pseudo-chic. De maigres lambrequins sont agrafés sur une tablette d’aggloméré en haut des larges baies, ils semblent pendre du faux-plafond. Leur court drapé rigide leur assure une parfaite stabilité même sur une mer agitée. Le plateau des tables carrées au pied central massif imite la marqueterie polychrome de meubles renaissants. Le nombre de places semble infini du fait de la démultiplication des rangées par un effet de miroir. De plus, l’allée est organisée de la même façon que dans un airbus A320. Sur ce même pont, on trouve aussi l’espace piscines, deux petits bassins, un bar, une sorte de déambulatoire avec tables et chaises de jardin, un grand nombre de chaises longues de proportion italienne que les petites mains de la maintenance replient et rangent tous les soirs. On trouve encore deux jacuzzis, toujours remplis d’obèses poilus, de gamins qui y pissent ou d’ados triquards en shorts géants.

Dans les espaces publics, il est impossible de se raconter la moindre histoire. Les foules apprécient et se laissent inonder par le sentiment de plénitude ; elles sont à la fois actrices et spectatrices d’un divertissement télévisé pour première partie de soirée d’une chaîne de grande audience. Pour preuve, à la boutique photo, il est possible d’acheter un coffret DVD comprenant une présentation (muette mais en musique d’ascenseur) de la construction du navire, de son baptême par Sofia Lauren, un autre avec les excursions de la croisière et, le plus important, le dernier, best-off des meilleurs moments à bord (embarquement, soirées à thème, disco, etc.) dont le passager est la vedette. 

mercredi, décembre 02, 2015

"Notre Dame de l'Assomption", extrait de "Croisière"

J’ai terminé cette croisière par la messe dominicale de 20h à Notre Dame de l’Assomption. Comme à l’aller, nous sommes rentrés dans l’inconfort d’un car, changement à … quelque part au pied d’une montagne valaisanne, la fameuse compagnie qui a transporté les aspirants miss et misters Suisse Romande 2014 vers leur croisière d’entraînement (à quoi ? mystère, peut-être à supporter le mauvais goût des plateaux de la télévision suisse romande dont les décorateurs ont dû suivre les mêmes cours que ceux de chez MSC). Notre dernier chauffeur n’était de loin pas une lumière et a trouvé moyen de se perdre dans Lausanne. J’ai – pile – pris place dans les premiers rangs de la nef au moment de la première lecture. La basilique Notre Dame de l’Assomption est le principal lieu de culte catholique du canton. Les nombreuses campagnes de remaniements, réaménagements ont laissé les bâtiments dans un style disparate d’un goût improbable. L’élégante nef d’Henri Perregaux (1832) s’est vue flanquée d’un clocher géant mussolinien, de deux puissantes volées d’escaliers et d’un lourd portique à colonnes doriques. Au sommet du campanile brille une croix de néon et le chœur en cul de four est orné d’une mosaïque Art Déco très tardif, où le petit Jésus a quasi la tête d’Adolf enfant. Quant au mobilier liturgique, aux chaises, aux vitraux, des horreurs brunasses/verdasses résultant du massacre de la dernière restauration. J’ai eu plaisir à retrouver l’ingratitude des lieux, l’abbé D*** présidait la célébration, j’ai gardé le souvenir d’une homélie amusante. Ma chaise tanguait un peu, léger mal de terre, la quête, la Communion, l’envoi, j’étais de retour. Je suis toujours « de retour » dans les églises et les musées de ma connaissance ; par contre, je suis « de passage » à mon logement, un rebord contre lequel s’appuyer dans l’impermanence de nos vies.

dimanche, novembre 22, 2015

"Entre les lignes", défense et illustration d'une émission de radio

C’est un rendez-vous radiophonique majeur de la littérature francophone que la direction de la SSR… TSR … RTS, enfin la radio-télévision Suisse romande, une entité qui n’a cessé de muer, muter et changer de nom sans pour autant gagner en qualité, bref cette direction au nom du « rendement » n’a rien trouvé de mieux que de biffer d’un trait de plume négligent ce rendez-vous mythique de la prochaine grille des programmes. Comment peut-on, lorsqu’on se prétend service public, grassement subventionné par des redevances exorbitantes, ce qui signifie des impératifs de rentabilité peu contraignant, mépriser de la sorte la chose culturelle. « Entre les lignes » est une porte de la littérature tant romande que française. Que dis-je une porte, un phare, une voie d’accès, une autoroute, une piste aux étoiles, la consécration lorsque l'on est un auteur, une reconnaissance et, souvent, une trouvaille pour les auditeurs.

Je parle pour ma paroisse, soit ; je suis déjà passé à trois reprises dans l’émission de Jean-Marie Félix, interviewé tantôt par Catherine Fattebert, tantôt par Christian Ciocca. Ce fut à chaque fois un excellent moment, l’occasion d’entendre vivre le texte sous la lecture d’un acteur professionnel. Je ne pourrais pas tous les nommer, leur voix m’est familière, je suis aussi un auditeur « mi-assidu » de l’émission ; j’en écoute les podcasts le matin, dans la salle de bain, durant mes nombreux séjours étrangers. Et parfois en live, quand je n’enseigne pas. Lorsque je prends l’émission au vol, je reconnais la voix d’un «collègue » ou, lorsque je ne connais pas personnellement l’invité, je devine le titre de son roman en deux ou trois échanges. Il y a aussi des auteurs qui m’énervent, j’en ai épinglé un – une en l’occurrence – dans « Journal de la haine … »

Se priver de « Entre les lignes » est, non seulement, une marque de mépris d’une bande de marchands de soupe envers la littérature mais c’est aussi priver la SSRTSRTS… ou je ne sais trop quoi, le gros bazar qui chapeaute Espace2, priver ce service dit public d’une ambassade reconnue dans les médias internationaux de langue française. Ce n’est pas avec le « Kiosque à musique », « Un air de famille » ou, pire, « Les coups de cœur de l'apoplectique Alain Machintruc » que l’on va se faire une respectabilité parmi le petit marché de l’audio-visuel francophone pléthorique. Sophisme me dirait-on, élitisme, mépris du goût populaire, etc. Pourquoi comparer ce qui n’est pas comparable, une émission culturelle radiophonique avec de la téloche à neuneu ?! Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée saugrenue de faire un gros gloubiboulga commun avec la télévision et la radio de ce pays. Il y aurait, paraît-il, des synergies. Je constate surtout que la radio qui est plutôt économe se voit retirer le peu qui lui est accordé pour l’attribuer à une télévision dispendieuse et inadaptée à son temps. Quant à mettre en balance de la littérature et du divertissement lourdaud pour première partie de soirée le samedi, je procède selon les nouveaux critères de compétitivité de l’audio-visuel public suisse. Si « Entre les lignes » ne pousse pas à la vente de juteuses plages publicitaires, cette émission génère néanmoins du prestige et la reconnaissance unanime d’un milieu culturel peu enclin à la louange. Regardez donc la liste des invités, vous y trouverez de grands noms des Lettres parisiennes. Et croyez bien que personne ne se fait trop prier pour répondre « présent » à une invitation de Jean-Marie Félix.


Messieurs de la RTSSRTS, du truc, du chose, le machin qui gère les sommes indécentes versées pour notre redevance-rançon, histoire d’avoir le droit de regarder Arte, Planète, France5, parfois M6, 3Sat, TV5 Monde, ZDF, Das Erste et d’écouter France Culture et France Info quand on n’écoute pas Espace 2 ou Vertigo et les infos sur La Première; Messieurs, donc, il n’est pas trop tard pour faire marche arrière et maintenir une émission qui vous rapporte bien plus que des recettes (publicité, redevance), une émission qui vous apporte le respect !

dimanche, novembre 15, 2015

13.11.15

Depuis le salon d’été, où j’ai pris l’habitude de travailler, je jouis de la vue calme du lac, les Alpes, la France voisine. Il s’agit d’un panorama à la Gracq, frontière et paysage. Vendredi soir, j’étais au téléphone avec Christine, Berlin, des nouvelles du Schweizer Verein, de la paroisse Sankt Hedwig, de la vie dans mon cher Brandebourg.

23h30, je raccroche. La table est encombrée de livres, une théière, une tasse en Lomonosov. C’est un décor hors d’âge ; ce pourrait être un intérieur à la Green ou à la Mauriac. La paroi de la montée d’escalier est couverte de gravures anciennes, monuments et vues pittoresques, dans un goût bourgeois suranné. Plus personne ne veut de ce genre de chose, symbole d’élégance des intérieurs chic jusque dans les années 80. Une autre époque. Les marches craquent sous mes pas. Je m’apprête à aller me coucher, réunion politique le lendemain, lever à 7h. La salle et le séjour sont dans la pénombre, Cy. s’est endormi sur le canapé avec le chien. La télévision est allumée, programme spécial, un bandeau rouge au-bas de l’écran. En quelques mots, tout est raconté. J’éteins, réveille Cy. qui gagne son lit. Dans un demi-sommeil, il me dit les attentats à Paris. « Je sais … » et par ces deux mots j’ai conscience que nous sommes passés dans un après.

Il est tard. Sur le chemin de mes « petits appartements » - comme dans les grandes maisons, nous pratiquons la chambre à coucher séparée – je dépose le chien dans son panier. Je sais, et depuis cinq minutes. Prendre des nouvelles amis sur Paris via les réseaux avant d’être inquiet, tout est OK, 0 Killed, pas de morts parmi ceux de ma connaissance. Quant aux autres, les chiffres enflent à vue d’œil, demain sera là assez tôt pour s’en horrifier. Et après ? Nous sommes déjà dans cet après et je ne sais pas comment nous y vivrons ?!

mercredi, novembre 11, 2015

La chapelle Saint-Dominique-Savio de La Longeraie, Morges

Il s’agit d’un lieu aimé et un rien mystérieux, un édifice accessible et protégé, discret sans être secret, un point de vue bien connu des habitants du quartier de Préllionnaz, signalé par un campanile gracieux dépassant des champs alentours. J’ai passé mon enfance à m’étonner de ce lieu, la chapelle Saint-Dominique Savio du domaine de La Longeraie, un édifice réalisé d’après les plans de l’architecte Charles Pellegrino. La chapelle n’était alors plus en service, de toute manière je n’étais pas encore catholique … On racontait tant de choses sur ce « domaine » de la Longeraie, une école catholique tenue par les doctes Salésiens, au service de garçons de 10 à 15 ans, traversant tant des difficultés familiales que scolaires. Les pères ont tenu cette école jusqu’à la rentrée 1980. Ils ont quitté la place le cœur gros après 68 ans de présence.

J’ai le souvenir d’une chapelle éteinte, endormie et vide de la présence du Sacrement, une promenade hivernale, le sentier gelé de terre battue qui relie la cour d’honneur au reste du quartier ; il y avait encore les vergers. Je monte les quelques marches du péristyle et tente de voir l’intérieur de cette église, le faible éclat des vitraux, le jour est très bas. Un déambulatoire emmène le promeneur vers un couvert, la cour de l’école. Je reste intrigué et vais le rester longtemps.

Effet du hasard, je reviens m’installer à Morges, au centre ville. Entre ma promenade hivernale et mon retour, il s’est bien écoulé une trentaine d’années durant lesquelles j’ai reçu le baptême, ai confirmé et pris l’habitude de participer à la messe dominicale. Peu après notre emménagement – je ne suis pas revenu seul – je découvre avec joie que la messe se donne à la Longeraie, tous les dimanches, à 18h30. Le Seigneur y est revenu. Une brique commémorative proclame ce retour avec la fin des travaux de réhabilitation en 2010.

Plus qu’une chapelle, l’église Saint-Dominique Savio, est un lieu de recueillement accueillant, l’espace s’organise sur un plan basilical au sens strict, l’église-halle ou la basilique telle que conçue dans l’antiquité, un rectangle terminé par une abside en cul de four. Cette inspiration à l’antique est renforcée par les quatorze colonnes fuselées cannelées soutenant un plafond lambrissé en berceau. La lumière, surréaliste, merveilleuse provient de jour du bandeau de vitrail enchâssé dans du béton, une œuvre des maîtres verriers Aubert et Pitteloud sur la base des cartons réalisés par Auguste Rody. L’ensemble court au haut de l’enceinte sans interruption et raconte la vie du jeune saint Dominique Savio, élève de saint Jean Bosco. Le petit saint patron des adolescents donne certainement cette note fraîche à l’ensemble qui jamais ne paraît austère.

Il faut voir la chapelle au couchant, lorsque le chœur est illuminé de taches de couleurs vives, le soleil du dehors devenant un soleil mystique. Je suis dans l’incapacité de vous parler des lieux hors du contexte de ma foi. Cet espace est habité, pour preuve le succès des messes dominicales. Quelque soit la saison, le fidèle emprunte le chemin de terre battue, guidé en hiver par la silhouette estompée du campanile. La chapelle brille alors comme une lanterne de Noël. Le grand vitrail de la tribune l’accueille, des motifs d’aspect floral. Car la chapelle a tout d’une grande église : un orgue occupe cette tribune et accompagne les offices. Les bancs, le mobilier liturgique, l’autel participent à l’unité de style de cet espace consacré pour la première fois en 1957. Jusqu’au chemin de croix, épuré, stylisé, design dirait-on s’il était une œuvre contemporaine. Celui-ci est de l’artiste céramiste Béatrice Cinci.


Catholique ou pas, croyant ou pas, pas même amateur pointu d’architecture, je t’invite, visiteur, à t’arrêter dans ce lieu, découvrir cet espace de paix. Il est emblématique de la vie des Morgiens. Il est une forme récente de piété urbaine qui saura même toucher le cœur le plus farouchement athée.

mardi, novembre 03, 2015

"Capucine" de Blaise Hofmann

Ma rencontre avec l’ouvrage « Capucine », de Blaise Hofmann tient du hasard, un double hasard. Cela commença par l’annonce de l’exposition de photographies « Qui se souvient encore de Capucine » au musée Forel, la bonne institution morgienne à laquelle je suis … abonné ou avec laquelle je suis ami, à moins que ce ne soit une association qui s’occupe de prélever des cotisations annuelles en échange d’un droit de visite illimité. Bref, le musée m’envoie régulièrement une news-letter par voie électronique et des invitations par voie postale. Il y a un peu moins de deux mois de cela, j’ouvre l’un de ces courriers et en extirpe le bristol d’invitation. Il est signalé que l’auteur d’une toute récente biographie de Capucine sera présent. Capucine, un auteur ?! Je me rappelle d’une anecdote, quelque chose que j’avais placé dans « Journal de la haine et autres douleurs », notre voyage à New York avec Cy et sa tante. Nous avions passé une journée entière à Woodburry Common, une sorte de village de carton-pâte, un super outlet de toutes les grandes enseignes du centre ville. Chez Saks, où je fis l’acquisition de quelques accessoires, l’une des vendeuses avait repéré que je parlais français avec Cy. C’est donc en français qu’elle s’adressa à moi. Tout naturellement, elle me demanda d’où je venais, « une ville sur le lac Léman, à côté de Lausanne ». La vendeuse écarquilla les yeux, répéta « Lausanne » avant d’ajouter « là où vivait Capucine ». Je découvris alors que la star discrète qui s’était jetée par la fenêtre de son appartement, au huitième étage d’un locatif de standing du chemin de Primerose, était vraiment une star.

Après avoir googelisé Blaise Hofmann, j’ai trouvé une adresse courriel, contacter l’intéressé, lui raconter mon anecdote avec la vendeuse de chez Saks. J’étais surtout intrigué par l’intérêt d’un journaliste pour une gloire oubliée au nom de fleur… Je lui ai donc proposé un échange de livres. Brève rencontre à la cinémathèque, il intervenait en avant projection d’un film dont Capucine tenait le premier rôle. Nous avons procédé à l’échange puis je suis rentré, déjà captivé par les premières pages. Je n’ai pas été déçu du reste, surtout impressionné par le travail d’enquêteur de l’auteur. Reconstitution minutieuse de la dernière journée de Capucine, remise en contexte de la période par l’évocation de petits riens (météo, programme télévisé, la une de la presse romande). On y est, et plus particulièrement le lecteur lémanique qui replonge dans ses propres souvenirs, essaie de se rappeler de ce qu’il avait bien pu faire ce 17 mars 1990, un samedi et rien de pire que les samedis lausannois, leur étroitesse, leur ennui, cette manière épouvantable qu’ils ont à se refermer sur eux-mêmes dès 18h, 17h à l’époque, heure de fermeture des magasins et de tant de cafés. Les lieux encore ouverts ne sont pas faits pour les solitaires, aucune échappatoire ne semble possible. Hofmann relève même qu’on annonce « Sébastien c’est fou » sur la première en soirée.

Comment une femme coqueluche du Paris d’après-guerre, mannequin vedette de Hubert de Givenchy et son amie, étoile du cinéma américain des années soixante, fourrures, robes de créateur, bijoux, villa merveilleuse, limousines … comment une telle femme a-t-elle pu finir dans le cul-de-sac existentiel d’une vie à Lausanne ! Et elle avait largement dépassé l’âge de jouir de l’hédonisme brouillon des nuits de la capitale vaudoise, lorsque le MAD n’était pas encore une boîte de vieux jeunes entre blaireaux et bobo. Combien de fois Capucine n’a-t-elle pas dû laisser errer son regard sur le lac, le cirque des montagnes, cherchant d’où viendrait son sauveur, depuis sa terrasse, son nid d’hirondelle. Hofmann nous raconte un conte tragique et l’avancée de ses recherches en parallèle, Saumur où grandit Germaine Lefèvre pas encore devenue Capucine, Cap’ pour les intimes. On y apprend l’enfance, l’usine de l’oncle un peu collabo’ sur les bords, le père un peu planqué sur un autre bord, la mère limite malveillante, certainement jalouse de sa fille, petit monde étroit et provincial sous l’Occupation. Puis Paris, les petits boulots, un mariage raté, l’engeance de l’existentialisme, une lubie pour ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche, ou ceux qui n’aiment pas danser frénétiquement jusqu’au petit jour dans les cave à jazz. Il y aura encore la carrière de mannequin, Hubert de Givenchy, l’ami de toujours, la rencontre avec Audrey Hepburn, l’amie de toujours. Finalement les Etats-Unis, un agent en père de substitution, son pygmalion, des rôles magnifiques mais Capucine a-t-elle été une grande comédienne ?

Mystère. J’ai le souvenir d’avoir vu – dans le délire d’une fièvre grippale – « What’s new, pussy cat » ; j’avais douze ou treize ans et la mélodie du générique ne m’a jamais quitté. Capucine était de cette aventure déjantée, très en décalage avec son emploi d’icône de la femme sophistiquée. Hofmann nous rend parfaitement le paradoxe de cette comédienne qui rencontra soit son public mais pas son réalisateur. Elle était une déesse d’un autre temps, la tragédie de sa vie. Finir seule à Lausanne, ni proches, ni enfants, quelques mots avec le serveur du « Gros Minet », le bar sur l’avenue de Cour, un salut à la concierge – Capucine sent très bien que cette femme ne l’apprécie pas tant, un coup de fil à Audrey qui vit à une dizaine de kilomètres de là mais l’amie de toujours est encore en déplacement, son travail d’ambassadrice de l’Unesco. Je n’ai pas vu de film de Capucine depuis que j’ai terminé la lecture de son excellente biographie ; je ne cherche pas particulièrement à le faire. La mort de Capucine m’a toujours été une sorte de motif mythologique. Maladie ? Peine de cœur ? Déception ? Fatigue ? ou lorsque l’étoile froide de votre gloire éteinte vous laisse dans l’obscurité, et à Lausanne. Sous l’élégante plume de Blaise Hofmann, Capucine a enfin trouvé un auteur qui lui sied.



vendredi, octobre 23, 2015

"Il est de retour", le film

« Il est de retour » est de retour, après le roman désopilant et bien mené de Timur Vermes, les écrans allemands ont droit à la primeur de l’adaptation cinématographique. Passer du texte à l’image n’est pas chose facile, rentre en ligne de compte le respect du roman , de l’idée que l’on s’en fait, sans parler de la dimension choquante du propos, l’intimité de la lecture n’a rien à voir avec une projection en salle, du moins tant que le film n’est pas disponible en dvd ou en streaming. Le pitch (égal à celui du livre), Adolf Hitler se réveille en 2014 exactement là où son corps avait été incinéré en 45. Difficile pour un homme en uniforme nazi et ressemblant trait pour trait à Adolf Hitler de passer inaperçu dans notre société filmée 24 sur 24, de manière volontaire ou non. Très rapidement, notre protagoniste va savoir tirer parti de ce diktat addictif de l’image  tout en flattant la vanité de ceux qui vont l’aider.
 
Le réalisateur (David Wnendt) rend parfaitement l’esprit du texte, tout en le poussant au-delà de la bonne pochade par un travail de mise-en-abîme subtile et philosophique. Il incite le spectateur à se poser les bonnes questions ; où se trouve la limite entre la parodie et la conviction ? quelle est finalement la responsabilité de tout Allemand ? cette responsabilité dépasse-t-elle le cercle du peuple allemand ? Hitler revenu d’entre les morts lance à Sawatzki, un jeune assistant producteur de télévision timide, l’un des premiers promoteurs de son retour sur le devant de la scène, il lui lance donc « vous ne pouvez pas me supprimer, car je suis une part de vous tous, et pas forcément la plus mauvaise ». Le film se clôt quasi sur cette scène, puis une traversée triomphale du Führer dans une Mercedes décapotable à travers Berlin où les passants lui font tantôt des doigts d’honneur tantôt de petits signes amicaux de la main ou, même, un franc salut nazi (il s’agit de vrais passants et pas de figurants, certaines scènes ayant été tournées en milieu « naturel »).
 
Scénario rondement mené, rythme et gags, dérision de la culture allemande (sous-culture diront les mauvaises langues), le film repose néanmoins sur la prestation d’Oliver Masucci qui campe un Hitler encore meilleur que Bruno Ganz. La gestuelle, la posture, le phrasé, tout y est, jusqu’à cette assurance du regard qui ne semble pas être le fait d’un comédien. A propos de Bruno Ganz, coup de projecteur sur une scène reprise et réadaptée de « Der Untergang ». Rappelez-vous lorsque le Führer dans son bunker, acculé par la nouvelle de sa défaite prochaine se lance dans une diatribe enflammée, invectivant ses généraux. Remplacez Hitler par un directeur de programme ambitieux acculé lui aussi à une reddition prochaine du fait des mauvais résultats d’audience et vous le verrez se comporter exactement de la même manière qu’Adolphe, les mêmes cris, les mêmes menaces, la même violence. Hitler est parmi nous …
 
Question débat, le film suscite quelques réactions, guère plus que le livre ou la pièce. Entre Pegida, la crise des migrants et la guerre en Syrie, Vermes et Wnendt font figure de Cassandre. Un leader populiste, droit, intègre, passionné et écologiste de surcroît ferait florès, et peut-être mieux qu’en 33. Et pas seulement en Allemagne. En surimpression de la traversée de Hitler à travers Berlin, une mosaïque d’images tirées de l’actualité récente, Marine Le Pen, Nigel Farage, La lega del Nord, et d’autres encore, des purs produits de nos démocraties libérales : tout ce qu’il y a de plus officiellement élus par les déçus du système, les déclassés qui votent encore, les laissés-pour-compte qui tentent de protester une dernière foi. En fait, il n’est pas de retour, il n’est jamais vraiment parti.

samedi, octobre 17, 2015

"Perdre la paix" de Christophe Girard

« Perdre la paix », petit livre de souvenirs plus vrais que vrais du grand Maynard Keynes, Keynes ? LE Keynes du keynésianisme, la célèbre théorie économique – et on n’a pas inventé mieux – qui prône une redistribution partielle de la fortune par une intervention adéquate de l’Etat. Ne soyez pas étonné, l’auteur n’est autre que le brillant maire socialiste-centriste du IVème arrondissement, Christophe Girard. L’homme de lettres est aussi talentueux que le politique ; son roman historique prend la forme adroite et hybride d’un roman mi épistolaire, mi journal intime, voire une confession. Girard a imaginé (je fis pareil en son temps avec le héros révolutionnaire vaudois Laharpe dans « Mémoire d’un révolutionnaire »), Girard a donc imaginé le journal intime de Keynes alors qu’il était l’un des négociateurs britanniques en vue du diktat de Versailles, la honte des alliés, l’après Première Guerre mondiale lorsqu’une France vindicative et un empire britannique jaloux de son hégémonie géoéconomique chargèrent l’Allemagne de tous les vices et dépecèrent n’importe comment l’Etat austro-hongrois, le tout avec la complicité d’une Amérique naïve jusqu’à la bêtise. Et le Keynes historique était tout à fait conscient de cela, de la catastrophe à venir (avènement du nazisme avec la complicité des alliés en réponse à leur peur panique du socialisme).
 
Pour faire bonne mesure, Christophe Girard a donné pour interlocuteur à son héros le jeune Volodia, un traducteur qui le connut lors de la conférence de Paris (prélude au diktat de Versailles). Ce jeune homme deviendra le diariste, à postériori, de cette  conférence. La mort de Keynes, vingt-sept plus tard, un mot de condoléance à sa veuve, l’invitation de celle-ci à se rappeler, et Volodia va raconter sa rencontre avec Maynard, sa turlute avec le monsieur dans une cabine des toilettes du quai d’Orsay, une réédition de la chose dans des circonstances moins … enfin plus … et oui, Keynes était gay ! C’est avec une gourmandise non dissimulée que notre auteur évoque ce trait de la personne du célébrissime économiste. Il insiste parfois un peu trop, s’attarde sur quelques détails scabreux à des fins militantes. Il est vrai que l’on a toujours voulu faire de Keynes un gentil hétéro potentiellement détournable et ne faut-il pas rendre à César ce qui est à César ! L’auteur mêle la voix de Maynard, celle de Volodia et quelques lettres de la veuve avec talent et fluidité. Cela en rajoute à la clarté du portrait et aux véritables enjeux de cette conférence de Paris. A ce propos, petit bémol, en sus d’une certaine complaisance dans le graveleux de la scène de turlute, il sort parfois un cocorico discret du petit cœur français de l’auteur, un chant de fierté à peine malvenu mais c’est un germanophile de nationalité suisse qui vous l’écrit.
 
On ne peut toutefois pas taxer Christophe Girard de chauvinisme. Il relève la rapacité des autorités françaises de l’époque, la lâcheté britannique, et l’avidité de toutes les autres nations, toutes prêtes à fondre sur l’Allemagne. Le texte est vivant, les personnages ont la crédibilité de politiciens actuels dans leurs confidences via la presse d’investigation. L’éclairage est adroit quoique perfectible … Ach, mein deutsches Herz a tout de même bondit à plusieurs reprises. Même si Monsieur Girard ne donne pas dans l’anti-teutonnerie primaire, il pèche  par méconnaissance ici ou là, à peine des imprécisions, mais de ce genre de flou léger qui fait toute la différence. Nous avons droit à une lecture de l’intérieur des positions anglo-cocorico-françaises, un ou deux descriptifs réalistes catastrophistes de l’Allemagne vaincue, assortie d’avis à l’emporte-pièce sur cette Allemagne que nos voisins français révèrent aujourd’hui mais méconnaissent et ce parmi des cercles universitaires. Christophe Girard pèche donc par ethnocentrisme naturel, il n’est pas allé jusqu’à dire des aberrations du genre de celles que tiennent des chercheurs du CNRS claironnant haut et fort que « les territoires des empires centraux n’ont connu la démocratie qu’après la première guerre mondiale », comme si c’était la France de la révocation de l’édit de Nantes, la France antidreyfusarde et antié-sémite (voir l’affaire Dreyfus, 1894-1906), la France de la criminalisation de l’homosexualité (lois radiées en  1981 par Mitterrand) qui était venue apprendre la chose à l’Empire allemand et l’Autriche-Hongrie, deux Etats démocratiques et tolérants que l’on ne peut pas mélanger sous l’étiquette commune « d’empires centraux » avec l’empire ottoman et la Russie tsariste ; ce serait aussi grossier que de confondre la Vème République avec Vichy !!!
 
J’eusse aimé lire l’évocation des principes de tolérances allemandes qui prévalaient tant en Prusse que dans le Saint-Empire en matière confessionnelle. Depuis la terrible guerre de Trente Ans (1618-48), ces deux Etats acceptaient la confession protestante (aussi égarée soit cette religion sur certains points, là, c’est l’auteur catholique qui vous parle) au sein de leurs populations. Ces deux mêmes Etats acceptaient aussi des citoyens juifs, sans leur faire vivre de pogroms ou autres moindres violences. L’empire allemand (1871-1918), empire qui était gouverné par un parlement démocratiquement élu vota même des lois de lutte contre l’anti-sémitisme, lois ratifiées par Guillaume II, l’un des souverains les plus caricaturés après Louis XVI (ici s’exprime ma sensibilité légitimiste). Faut-il rappeler que ce même Guillaume II n’ajourna pas les élections législatives en pleine Première Guerre mondiale, élections qui se soldèrent par une majorité socialiste ce qui poussa l’empereur à abdiquer ! Cette nouvelle Allemagne sociale-démocrate se tourna vers la voie diplomatique et l’armistice pour mettre fin à une guerre dont elle n’était pas l’initiatrice (faut-il le rappeler) et dans laquelle elle ne se reconnaissait plus. Elle le fit en toute bonne foi. Dernier point, celui de l’acceptation de la différence sexuelle. La Prusse connaissait une tolérance légendaire, merci Frédéric II, tolérance qui continua de s’exprimer dans l’empire allemand. Du moment que vous vous mariiez, vous pouviez bien aimer et pratiquer votre propre sexe. La République de Weimar ira plus loin, elle faillit légaliser le mariage entre personnes du même sexe. Inutile donc de s’appesantir sur la France laïque incapable de vendre le projet de mariage pour tous. Histoire d’enfoncer le clou, je ne résiste pas au plaisir de citer le nom de la Kaiserbründl, littéralement la petite fontaine de l’empereur, sauna masculin à la réputation gay, un établissement ouvert en 1889 en plein coeur de Vienne. Le lieu fut fréquenté par le grand-duc Ludwig-Victor, frère de l’empereur Franz-Josef et personnage très haut en couleurs.
 
Soit, on s’éloigne peut-être du sujet de l’ouvrage dont il est question, autant pour moi, il faudra que j’écrive ce livre sur Guillaume II et mes Allemanges d’avant-guerre, sur les vertus qu’elles portèrent et portent encore. Que cela ne vous empêche pas – en attendant cet ouvrage – de lire « Perdre la paix », de Christophe Girard ou la conférence de Paris vue par le petit bout de la lorgnette.

samedi, octobre 03, 2015

"Animarex" de Jean-François Kervéan

Anne, Jules, Vivonne, Bibiche et Louis, évidemment Louis, et Olympe, Mme de la Fayette aussi et tant d’autres, la jeune cour de Louis, le quatorzième, un souverain pour lequel je n’avais pas de vénération particulière. Il y a aussi l’auteur, Jean-François Kervéan, rencontré lors du « Livre sur les quais » à Morges. Christophe Girard – auteur brillant, ma prochaine critique, et maire du IVème arrondissement – tenait ab-so-lu-ment à me le présenter. Le monsieur était sagement assis à un bout de table, un peu embarrassé de lui-même, dans le voisinage très, trop proche d’auteurs à gros succès. Christophe a fait les présentations, Kervéan m’a tendu la main, avant tout soulagé de voir en Christophe un visage connu.

Un verre de vin à la maison, dans l’attente du dîner des auteurs, nous avons fait un échange et quel bonheur d’avoir rencontré un auteur aussi subtil. Le roman est tout à son image. Le lecteur rencontre les différents protagonistes avec une sorte d’évidence cordiale. Les présentations ont été faites et nous voilà dans l’intimité du tout jeune Louis, sa chienne Friponne, sa gouvernante, une halte impromptue. Nous n’allons pas suivre le roi soleil dans tous les aléas de son grand règne ; Jean-François Kervéan nous ouvre aux secrets d’une jeunesse, d’un cœur, une rencontre et une liaison avec Bibiche, la farouche et voluptueuse Marie Mancini, nièce du cardinal Mazarin.

Sont offertes au lecteur les minutes de la relation d’un don Juan compulsif avec sa première maîtresse et quoi d’autre ? Kervéan brosse le portrait d’un homme libre, loin de la pompe royale, béton prise rapide. Louis-Dieudonné dans toute sa vérité historique devient … un ami, tout du moins l’un de ses personnages que l’on est impatient de retrouver. La vérité de l’homme ne nous est pas livrée par un auteur ou un historien mais par l’âme-même de feu le grand souverain, d’où le titre, « Animarex », version latin de cuisine. Le texte prend la forme d’une confidence entre cette âme – qui vampirise l’auteur dont elle fait son nègre – et le lecteur. La trame narrative supporte un tissage complexe, va et vient du XVIIème au XXIème siècle, le Marais en décors commun, surpiqûre de quelques anecdotes colorées, la petite histoire de « l’Hôtel de la Semence ». L’étoffe du roman est doublée du taffetas léger, motif moiré, le récit de la réalisation du livre ; on suit l’auteur, mise en scène, mise en abîme, effet miroir façon galerie des glaces limite schizophrénique.


Ce n’est pas un livre de plus sur Louis XIV, un truc docte et pompeux. Il se trouve que la relation contrariée, douloureuse dont il est question, était celle qu’un jeune souverain a partagée avec la nièce impétueuse de son « premier ministre ». Cela définit un cadre, un certain nombre de contraintes, un motif imposé mais la langue de Kervéan est alerte, son esprit pétille dans la description vivante de petits riens : détail des menus, nom des animaux domestiques, surnoms divers et des lieux, des situations authentiques car racontées par Mme de la Fayette, par des épistolaires et autres chroniqueurs d’occasion. En cette année jubilaire de la mort du Roy, si vous n’êtes pas abonnés aux romans historiques mais avez envie de lire quelque chose sur le grand règne, votre ouvrage sera « Animarex » de Jean-François Kervéan.

samedi, septembre 26, 2015

"L'homme sans qualité" de Robert Musil, tome 1

 
Près de neuf cents pages, détail anecdotique, peut-être un peu moins de huit cents finalement, je n’ai pas le volume sous la main. Parmi cette masse, on ne trouve que quelques pseudos-intrigues amoureuses et le récit d’un projet sans fond, une coquille vide, la « grande action nationale » en vue du jubilé de l’empereur. Musil commence la publication de ce roman en 1930, le début de la rédaction ne doit pas remonter à plus de dix ans, le moment exact est sans importance, il suffit de retenir que le texte date de l’entre-deux guerres, d’avant l’accession du chancelier Hitler au pouvoir. En ces temps-là, le grand Thomas avait publié l’incomplète « Montagne magique » et reçu le Nobel de littérature. Pour poursuivre la comparaison, Musil fait très vite comprendre à son lecteur qu’il ne doit pas s’attendre à une narration linéaire, avec un début, une fin, des personnages bien campés, une quête intérieure et morale finale à la clef. Que pouick. Musil est bien plus moderne et radical, quoique dans un genre plus éduqué que Thomas Bernhard un bon quart de siècle plus tard. Ce dernier partage avec Musil une analyse froide de la société autrichienne.
 
Mais que nous apprend l’insaisissable Robert Musil ? un être mi ceci, mi cela, entre le lard et le cochon, que l’on peut supposer gay, à bon droit, mais se défilant, pareil pour l’orientation politique, de gauche mais pas déclaré, suspicieux face aux idéologies triomphantes et plus attaché à la demi-mesure des possibles k und k d’un État ancien et universel. Notre Robert s’est projeté dans un avatar flatteur, Ulrich, un indécis de trente ans, athlétique, séduisant, ni romantique ni Don Juan, platement hédoniste dans un monde en sursis, une époque sur le fil. Entre sa belle cousine idéaliste et snob, sa maîtresse nymphomane, l’une de ses amies hystériques et quelques autres figures féminines guère plus équilibrées, il laisse venir, sans à priori, avec une curiosité de scientifique. Ces femmes tiennent presque le rôle d’allégorie des tendances du peuple, de ses aspirations, ses espoirs et Ulrich représenterait le  principe de raison. Musil ou la métaphore d’une catastrophe annoncée et je ne pense pas à la première guerre mondiale, une guerre de blocs qui s’est terminée en guerre anti-allemande, la honte sera pour les alliés.
 
Il y a bien l’élégance d’un temps de gens éduqués, ce petit plus qui permettait de supporter l’attente et le vertige de la vacuité, de la médiocrité, un temps qui, pour la première fois, reconnut du « génie » à un cheval de course. Imaginez que vous glissiez dans le sommeil, un sentiment approchant mais, plutôt que le sommeil, vous ne trouveriez qu’une insomnie hypnotique.

vendredi, septembre 11, 2015

Le Livre sur les Quais, 6ème édition

6ème édition du Livre sur les quais, 3ème pour moi, toujours autant de moments dont il faut se souvenir. Retrouver – pour de vrai – « les potes » : Yvan, Florian, André, Max, Christophe ou Jean-François, pendant, après ou entre deux verres, échanger des propos gaillards parce que la littérature ne s’écrit pas dans les monastères même si vous tenez des propos très corrects au fil de vos pages. A faire commerce avec ses pairs, on apprend à connaître son œuvre, à déterminer ses attentes. Je ne suis pas un « vendeur », rien de pire selon moi que ces auteurs qui bondissent à la face du badaud comme des pantins hors de leur boîte, ce me semble terrible de vendre un livre comme du poireau à la criée. Tant mieux pour l’éditeur … Je me sais (un peu) lu même si je n’ai, je crois, jamais eu les honneurs d’une vitrine. Je n’existe même pas dans les rayons de la bonne librairie de la place. Non, je ne suis pas allé vérifier expressément, je me suis cherché il y a une heure à peine, alors que j’étais passé acheter le second volume de « L’Homme sans qualité » et terminer la lecture des trois dernières pages du tome 1, que j’ai oublié à Vevey dans l’un ou l’autre des établissements où je « prêche ». Je suis donc sorti avec un nouveau pavé de plus de 1200 pages sur l’air de « nul n’est prophète en son pays ». Je n’en retire ni gloriole, ni dépit. Au chapitre des préoccupations égotiques, j’ai cherché mon nom dans une somme, une épaisse recension à propos de la littérature romande. Je m’y suis trouvé, par deux fois, perdu dans une énumération d’auteurs, la première sous une affirmation fallacieuse. Le responsable de ce docte dictionnaire n’a certainement jamais eu connaissance de mon premier texte, de l’autofiction, il y a 20 ans. C’était osé de la part de cette maison d’édition, j’avais eu droit à un bel article dans le Nouveau Quotidien, normal, j’avais 25 ans mais l’époque n’était pas aussi jeuniste qu’aujourd’hui, on m’a vite oublié. Je m’étais même fait remettre à l’ordre par l’éditeur en personne, on me reprochait mes initiatives de promotion auprès des libraires. Finalement, je crois que la maison en question regrettait la publication d’une autofiction gay et cherchait à la faire oublier.

Ce livre existe. Les huit suivants de même. Peut-être pas aussi aimés qu’ils le devraient, je suis un père négligent. Parfois, j’accepte l’expédient de la maison participative ! Voilà qui est assurément pire que la vente de poireaux sur un étal de marché. J’ai des lecteurs par inadvertances, des rencontres par hasard. Alors que certains ont de belles formules toute faite et bien rôdées pour un titre coup de poing, je me retrouve derrière les piles immobiles de cinq ouvrages aux dénominations étranges, exotiques sans être séduisantes. On s’arrête, plus souvent pour moi que pour mes romans, et je raconte un peu la trame de celui-ci, de celui-là, la non-intrigue du dernier, raconté comme cela, le texte me paraît plat, je manque pouffer de rire, je repense à l’une des scènes culte du Père Noël est une ordure, « Vous m’avez raconté cette soirée avec brio ! Avec qui ? Avec brio, c’est une expression … ». Je me pince l’intérieur de la joue et poursuit la présentation alors que mon très improbable lecteur a déjà les yeux qui glissent sur un titre qui l’a accroché et le propos assorti qui fait mouche.


Neuf titres en vingt ans, dix si j’y compte mon feuilleton en ligne, « Dernier vol au départ de Tegel ». Je les ai alignés sur le boukhara au pied de mon lit, un tapis aux reflets précieux et discrets, exactement ce qu’il faut à … mon œuvre. Je voulais juste voir « ce que ça faisait », tous alignés, dans leur ordre de parution. Et j’en ai fait une photo, pas mal. Je ne sais pas vendre mon travail mais je sais communiquer sur mon réseau social favori ; je me suis dit que je profiterai de l’image pour illustrer un billet, celui-ci, dès que j’aurais le temps, le calme, le salon d’été et la vue sur le port, le lac, la frise des montagnes. Dire merci comme il se doit aux organisateurs du Livre sur les Quais pour leur invitation, leur intérêt, leur attention ; dire merci aux potes, mes pairs, pour leur bonne compagnie ; dire merci à mes lecteurs, ceux que j’ai pu rencontrer et ceux qui, avec discrétion, ont pris l’une ou l’autre de mes dernières publications. Merci à vous tous. Je ne participerai pas à la 7ème édition, je me contenterai  du cocktail inaugural en tant que conseiller communal, pour peu que les Morgiens mes concitoyens me réélisent. Je travaille au dernier volet d’un roman uchronique, Hélice Hélas quand tu nous tiens ! Rien qui ne sera sous presse avant l’automne 2016, ou Noël, ou le printemps 2017. A tantôt, donc. 

jeudi, septembre 03, 2015

"La nouvelle fuite à Varennes", roman

On parle si souvent de roman de la maturité ou de texte coup de poing ou … que sais-je. « La nouvelle fuite à Varennes » est si loin de ce genre de qualificatif ; elle connaîtra certainement  peu de presse car c’est un roman honteux. Pensez donc, de l’édition « participative » ! Cela veut dire que j’ai payé le papier et l’encre, que j’ai fourni la couverture, une œuvre que Jacques Bonnard a spécialement réalisée pour l’occasion. Le livre existe, sous l’isbn 979-10-203-0678-4 ; il est référencé et même distribué par Hachette, pour pas cher, 16,50 euros en France, je ne sais pas pour combien en Suisse. Avec ce titre, et un autre publié il y a bien des années, j’existe sur Amazon et, peut-être, même à la FNAC des Halles, Paris.

L’histoire n’est pas facile, pas vendeuse, trendy, bandante, main stream. Je m’en f… Je raconte le récit de la névrose quotidienne des laborieux romands, secteur tertiaire, l’administration genevoise en particulier. Mon héros, une héroïne, une femme anonyme de plus de cinquante ans, célibataire, sans histoire, sans famille, banale. Ni violée, ni assassine, ni vamp, ni philosophe à temps partiel entre les rayons d’une supérette, ni salope divine faisant des trucs pas possibles avec de la courgette bio et locale. C’est une femme qui a sa culture pour elle. Et de la décence. De la dignité. J’ai passé beaucoup de temps à l’observer, de loin, ne pas interférer dans sa vie, ne rien déranger, le monde est déjà bien assez bordélique. J’ai pu prendre la mesure de sa détermination.

Il n’y a pas que cette femme, il y a « la grande Adélaïde », l’aïeule parfaite, la femme de toutes les situations, passées à travers deux guerres, de Vienne à Zürich, via Berlin et pas mal de souffrances, dominées. Adélaïde, une sorte d’ « Angélique marquise des anges » k und k. Elle, je l’envie, j’envie sa résolution mais je lui préfère une certaine femme de plus de cinquante ans, en jupe écossaise. Je l’ai filée à travers Genève, je l’ai suivie jusqu’à Constance, puis Berlin, elle m’a même traîné à Dresde. Elle m’a appris à regarder … vivre la peinture, communier avec la toile, vivre l’émotion de l’artiste. Je ne connais pas son nom. Nous n’avons pas été présentés … mais elle fait partie de ma vie.

Je vous la raconte un peu, depuis le salon d’été et je me souviens de ses premiers pas à travers mon manuscrit. J’écoute ce que j’écoutais alors, Casserol Band, Under sailor, le batteur du groupe était l’un de mes élèves. Je pourrais vous remplir cinq billets à propos de cette musique, confidentielle, tant de talent, un rien de naïveté, pas vraiment le son qui encombre les ondes. Je pourrais vous raconter un retour de Constance en train, Cy. endormi contre moi, c’était une belle journée d’hiver glaciale et transparente ; je pourrais vous raconter les mois passés à rédiger ce texte, le bonheur à sentir grandir cette réalité, ce petit morceau du monde et les rebuffades, les camouflets, la petite histoire d’un texte que j’ai fini par porter et en accoucher seul. Je ne connais même pas le nom de mon héroïne, je n’ai jamais osé l’aborder, ne pas troubler cette femme tout en mine de rien et pourtant ! Elle m’est presque devenue une parente selon le schéma improbable des familles croisées, recomposées.


Je la revois, sereine, heureuse, quelques amies autour d’elle, une réception à la Villa Mon-Repos, au milieu du parc ; les extras lui font du plat en dépit de ses cinquante ans et plus. Elle y répond avec ce qu’il faut de coquetterie. Elle est vraiment heureuse. Elle a su surmonter toutes les « contradictions de la vie » comme son aïeule par alliance, la grande Adélaïde.

mardi, août 25, 2015

"Les cartes du boyard Kraïenski" d'André Ourednik

De un, c’est un ami, de deux un excellent auteur, de trois le livre m’avait gracieusement été offert en service de presse par l’éditrice en personne, un beau volume rose passé - fraise écrasée dont la couverture présente un portrait énigmatique, un masque ? un visage ? Le titre, le nom de l’auteur en Glasket, une police un rien sécessionniste, élégante, novatrice et inquiétante à la manière d’un progrès que l’on ne maîtrise pas complètement et que l’on méprise un peu de ce fait. Cela fait plusieurs mois que je me consacre à la lecture sans fin de « L’Homme sans qualité » du prophétique Musil, pourquoi aurais-je envie de passer à autre chose ? Mes amitiés littéraires romandes et une certaine mauvaise conscience m’ont incité à laisser Vienne à ses viennoiseries pour me tourner vers le plus mitteleuropa des auteurs romands, le très docte et surprenant André Ourednik, un génie slave nous a été donné, un talent multidisciplinaire dans une grande tradition habsbourgeoise et multikulti … Et le très talentueux Monsieur Ourednik est une personnalité fascinante, intrigante et "sans faux-col", tout à l’image de son texte

Le roman commence dans un genre réaliste-naturaliste post-houellebecquien. Un homme, jeune encore, avatar de l’auteur ? peut-être, et une mission aux confins de l’Europe. Le Dr. Joachim Brik, notre héros, est géographe et sa mission consiste à scanner – à l’aide d’un scanner particulier, le second personnage principal du roman – des cartes anciennes détenues par le boyard Kraïenski, vieux noble dacénien vénéré par une population ahurie, touchante et postsoviétique … Très rapidement, le texte décolle des préoccupations néo-spleeniteuses du non-héros standard occidental pour entrer dans le ton de la littérature ineffable, de ces récits hors le temps, les lieux, hors champs. On retrouve tout l’esprit slave d’Ourednik (il m’a confié que son patronyme voulait dire bureaucrate en tchèque), esprit qui se déploie avec des reflets kafkaïens, maráïens (pour Sandór Máraï) mâtiné d’un lyrisme géographique gracquien. L’auteur nous emmène soit aux confins de l’Europe, dans un pays imaginaire légèrement arriéré, orthodoxe et failli, la Dacénie, mais il nous entraîne surtout aux limites culturelles objectives de notre européanité, au-delà de l’influence romaine, aux limites de notre Saint-Empire, là où la civilisation russo-byzantine tient encore tant bien que mal un avant-poste, le comptoir de pionniers vers un ailleurs à conquérir, le flou d’un territoire mouvant et revêche.

Le légo européen s’est emboîté du Sud au Nord, puis d’Ouest en Est et l’on est passé de Rome à l’empire, empire chrétien, morcèlement, recomposition, déploiement, nouveau morcèlement, puis redéploiement, à l’Est, la glorieuse couronne des Césars habsbourgeois, l’Europe unie sans la perfide Albion sur un mode strudel-knödel-bortsch ; un empire multiconfessionnel, multiculturel et polyglotte paradoxalement régénéré par le génie politique bonapartiste. Avec sa Dacénie métaphorique, André nous raconte un peu la Tchéquie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, et pourquoi pas la Serbie, le Monténégro, la Bulgarie ? Cette Europe exotique immémoriale semble quasi anachronique dans le bazar mondialisé. Et cela se terminera d’une manière incroyable, et légendaire pour le boyard et le projet du Dr. Brik, là où le conte nous explique les limites objectives du découpage spatial d’un territoire, d’une terre, l’arbitraire si fragile d’une frontière tracée sur une carte.

« Les cartes du boyard Kraïenski », un premier roman à l’écriture fluide, volontairement saccadée par moments, avant de s’envoler en une ou deux grandes belles phrases déliées d’un équilibre périlleux, morceau de bravoure ! Premier roman ? Oui mais je peux me tromper. Notre auteur s’est récemment fait remarquer avec son « Wikitractatus », une expérimentation poético-encyclopédique, une forme à la limite du romanesque. Et, pour revenir aux « Cartes du boyard … », André Ourednik montre le même goût du détail, un trait qui n’est pas pour me déplaire et qui rendra réel le château de Kraïenski au lecteur. Il y a surtout la couleur particulière de ce style, une nuance que je rapproche de l’œuvre polonaise de Kieślowski, des tons fanés ou travaillés de sorte à ce qu’ils paraissent adoucis, assourdis « en clair », vaporeux, un effet au service d’un texte à goûter comme une fable fantastique contemporaine.

dimanche, août 23, 2015

Rondo veneziano, suite de l'extrait du cahier vert

[…] J’ai pris quelques photos, parmi les crânes luisants d’Italiens chauves à torse nu et attitude néanmoins crâne, me frayant un passage entre des « jocondes » occasionnelles, pose à peine travaillée devant l’objectif marital. Il m’a fallu recadrer ces clichés, les « déflouter » afin d’en faire des souvenirs de vacances suffisamment alléchants pour qu’ils éveillent l’intérêt des mes amis numériques. Il y aura polémique du reste. J’y reviendrai. Je comptais écrire quelques forts chapitres durant la croisière même mais n’en ai pas eu le loisir … le temps… Il faut occuper le blaireau la journée entière, ne pas lui laisser l’occasion de se confronter à lui-même, à sa vacuité. D’une manière inversée, je compte « rentabiliser » ma présence sur ce navire, ma participation à une activité de masse moyennement peu glorieuse. Ecrire est une excuse et un motif à toutes les circonstances de la vie. Cela permet de se dédouaner à ses propres yeux, de prendre un petit air fin et de se justifier en cas de contradiction. 

Je ne suis plus encombré de ma tasse : je l’ai confiée, vide, à la mère de Cy. Je suis plus à l’aise pour prendre des photos et je tenais à voir défiler les grands monuments vénitiens alors que je buvais du thé, plutôt mauvais au demeurant, histoire de « faire du souvenir » original, décalé, très moi-même, soigner mon personnage. Au sortir de la lagune, j’ai abandonné la place, me mettre à l’ombre, reprendre ma tasse vide, observer de coin tous ces autres, dans leur vanité haïssable, désirable, indifférente, séparément, tour à tour, tout à la fois. Rétrospectivement, je ne saurais rien évoquer de plus au sujet de ces premières heures à bord. Il y a encore l’incident du fer à repasser, un petit accessoire de voyage que la sécurité a retenu, certainement du fait de la concurrence qu’il représentait par rapport au service de pressing/blanchisserie payant proposé à bord. Il m’a fallu descendre, monter, tourniquer en compagnie d’un employé de la réception, plutôt embarrassé, surtout lorsque je lui ai demandé une justification claire et précise à propos du danger que représentait mon fer à repasser ?! Au sortir d’un sous-sol – où ma valise ne se trouvait pas – un agent de sécurité a demandé à l’employé de la réception sur un ton peu amène pourquoi je ne repartais pas avec l’un ou l’autre des bagages ? ce à quoi je lui ai répondu sur un ton encore moins amène et en anglais que ma valise ne se trouvait pas là ! Des difficultés à concevoir une évidence sortant d’une logique standardisée. J’ai alors relevé pour moi-même qu’à clientèle généralement débile, règles et personnel encore plus débiles.

mardi, août 18, 2015

"Rondo Veneziano", extrait du "Cahier vert", retour de croisière

Autour de la piscine, au restaurant, sur les coursives, dans les bars, au théâtre du navire, partout, l’affront de la jeunesse, 15-25 ans à peu près, un peu plus. Des garçons poseurs, préoccupés de leur propre pose, et paradoxalement resplendissant ; des garçons bruns, châtains, bien faits, bronzés, élégants, séduisants. On ne brille pas de cette manière avec son cerveau, ou sa culture. Ces garçons vont si bien avec la mer, l’horizon, le ciel et la décoration un peu vulgaire du « Musica », décoration parfaitement identique à celle des autres navires d’une catégorie identique de la flotte MSC.

Bon nombre de ces merveilleux garçons occupaient le pont supérieur bâbord, lors de la sortie du port de Venise. Ils étaient perdus parmi la masse des croisièristes photographiant à qui mieux mieux la Sérénissime en contrebas. Je me tenais parmi cette foule, au second rang, encombré d’une tasse de thé. Le bateau s’est dirigé sur la Giudecca , l’a dépassée, puis a contourné Saint-Marc avant de filer vers le large et quelques îles que je n’ai pas su reconnaître. J’ai été frappé par l’inclinaison marquée, voire dangereuse de plus d’un clocher.


La ville était belle, attirante, intrigante, souvenir de « La Mort à Venise », évidemment, forcément et souvenir d’une conversation facebookienne récente au cours de laquelle je disais mon peu d’admiration pour la cité des doges, noyées sous le tourisme de masse et l’aqua-alta, comme une célèbre courtisane dans le coma après un AVC et néanmoins entreprise par des cohortes de touristes asiatiques au milieu de son incontinence. Je ne retire rien à mon jugement ; je relève in petto que, si j’en avais le temps, j’ « entreprendrai », moi aussi, volontiers la comateuse. Les passagers – mes compagnons – de ce HLM flottant agitaient joyeusement la main en signe d’au revoir à l’attention des fourmis humaines cheminant tout en bas ou empilées dans les vaporetti. Seuls leurs répondaient d’autres touristes alors que les Vénitiens tentaient de faire mine de ne pas voir cette espèce d’orque obèse de trois-cents mètres sur trente (maître-bau), sur soixante, à vue de nez, animal contre-nature au sommet duquel je me tenais avec quelques centaines d’autres, Cy. et ses parents ; ces derniers un peu plus en retrait du bastingage, à l’ombre.  

samedi, août 08, 2015

"A plat" de Jean Chauma

« À plat » de Jean Chauma, un petit roman noir qui « trucule » à la manière d’un film de Zidi ou de dialogues d’Audiard. Tout serait dit mais l’auteur nous raconte aussi une banlieue, les tours, des punks à pétards dans l’escalier, Louisette et ses trois filles, la grosse Marcelle, un boudin mais la reine des pipes !

Evidemment, Chauma ne dresse pas le portrait d’un monde très « ganz raffiniert », on n’est pas dans le seizième arrondissement. On n’est pas non plus dans les romans noirs et prétendument « rock’n’roll » ou des pervers habillé en Gucci découpent en lanières des fillettes hurlant de douleurs et de terreurs avec un scalpel design. Avec Jean, on donne dans un genre un peu plus «jambon-beurre », tout en rondeur, en sympathie, en authenticité. Pas de vapeur d’alcool, de drepou, de noirceur brumeuse mais la beauté des choses les plus simples. On se retrouve dans la France que l’on pouvait aimer, encore, la France franchouille et sympa qui regarde Jacques Martin à la télé le dimanche midi, un pays de gens évidents qui se débrouillent pour avancer, un jour après l’autre ; de vraies personnes qui bataillent avec eux-mêmes, leur triste horizon et les quelques opportunités que la vie peut leur offrir, même s’il faut souvent se servir soi-même.

Jean Chauma est un peintre, un peintre de genre ; ni petit ni mauvais, le genre, sincèrement attachant. Chaque personnage brille de son éclat propre, marbrés de quelques ombres. Trois fois riens, et Jean, le gentil caïd au sexe lourd, le géant débonnaire toujours impeccable sur lui et toujours prêt à bander pour une femme : vieille, grosse, moche, boiteuse pourquoi pas mais une femme pour laquelle il bandera et contre laquelle il pressera ses cent kilos mi-muscles, mi-gras, une femme qu’il saura aimer et faire jouir, parce qu’il aime toutes les femmes, comme l’un des mâles dominant d’une meute, d’un territoire, son territoire mais il n’est pas exclusif. Jean est dans l’immédiat, le sensible, pas assez intello pour être jaloux.


L’auteur a-t-il des revendications ? Non, pas de ce pipeau-là. A quoi cela pourrait-il bien servir ? Jean, Louisette, Marcelle, Franky, Momo et les autres en seraient-ils meilleurs ? plus beaux ? plus vrais ? plus profonds ? Non, on s’en tape ; la rédemption … l’appel à la rédemption n’a pas besoin de discours. C’est un sentiment, parmi d’autres, parmi la foules de sensations et de pensées qui nous traversent, une impression fugace que Jean n’arrive pas à isoler, un matin heureux, assis tout contre le mur turquoise de la cuisine, derrière la table du petit-déjeuner, comme une envie de tout remettre à plat. 

129 p. et pas une de trop, bsn Press

jeudi, juillet 30, 2015

Retour de Berlin

Pas même une semaine … je suis rentré il y a six jours, une nouvelle théière, quelques boîtes de thé, un trench-coat, un blazer, un presse-papier dans mes bagages en sus du linge sale, de quelques mots peu amènes contre une autre ville, magnifique pourtant. Je suis rentré de Berlin où j’ai … berlinisé, à savoir j’ai marché, bu du vin blanc sec, visité une exposition de peinture, suis allé à la messe, au cinéma, au fitness, ai très copieusement déjeuné ou dîné avec Mmes von Jena mère et fille, avec Christine et ses parents, son frère. Et je me suis tant de fois retrouvé à table seul avec Berlin, derrière un schnitzel, une soupe de lentilles ou une salade de pommes-de-terre accompagnée de deux viennes. Et les petites pauses café, quelques aperol-spritz, une tranche de strudel. Marcher dans et avec Berlin. 

Il y a peu, à la radio, on m’a fait remarquer que Berlin, c’était la nuit qui n’a pas de fin, la scène électro, la fête … Pour les touristes peut-être, les noceurs de haut-niveau qui courent les capitales de boîtes en festivals comme on courait les opéras dans le passé. Je n’ai jamais eu ce snobisme et ne suis jamais allé « en boîte » que pour « emballer ». Etant marié, je suis exonéré de la nécessité de la fréquentation de tels lieux. Et, même, si j’étais célibataire, je profiterais du sens pratique de Berlin qui connaît bien une quinzaine d’établissements de … cruising. Je ne vais pas vous faire un dessin, vous n’avez qu’à vous documenter sur le sujet. Berlin, avec son pragmatisme bon enfant, est une ville d’un autre siècle. La première puissance européenne a pour capitale une ville de la Belle Epoque. On a beau y multiplier les gratte-ciels, les parallélépipèdes rectangles de verre et d’acier, l’ombre des Guillaume plane encore sur la ville.

J’ai fait des infidélités à la Winterfeldstrasse. Après ma pause pragoise, j’ai loué dans l’Akazienstrasse un adorable rez-de-chaussée agrémenté d’un jardin de curé, moussu, traversé à la nuit tombée du vol furtif des chauves-souris. J’ai respiré l’air précieux de Berlin du fond d’un lit Louis-Philippe, j’ai aspiré ce fluide merveilleux aux vertus quasi-magiques, et sur ma couette, « L’Homme sans qualité », le récit sans pathos de la débâcle à venir, à demi-mot les vertus d’une époque. Musil adorerait la Berlin d’aujourd’hui, ma Berlin, ma petite ourse affectueuse et maladroite. Musil passerait certainement beaucoup de temps à observer les gens dans les cafés, les touristes aux abords des grandes attractions. Il saurait analyser avec le sérieux et l’ironie nécessaire la politique européenne actuelle.


A Berlin, j’ai berlinisé ; j’ai laissé filer le temps entre deux rencontres, entre un aller et un retour, entre les courses et de pseudo-obligations. J’ai pris la pose, un peu, je vais plutôt bien dans le décor. Depuis le temps, je fais partie du paysage. Et je me suis fais à l’idée que je ne reviendrai pas avant, oh ! pas avant novembre.

vendredi, juillet 24, 2015

Retour de Prague (Pattaya-sur-Knödel)

Après la foule des boulevards centraux, j’ai retrouvé le calme ; il faut dire que la « National Galery in Prague » ( je suis incapable de vous l’écrire en tchèque et ma tablette de la retranscrire avec les caractères adéquats) est fort peu fréquentée : peu de touristes et encore moins de locaux. Peut-être est-ce dû à la communication extraordinairement déficiente entourant ce lieu, quasi hors les murs, les anciennes galeries du commerce, une œuvre en vieux moderne, au-delà du centre historique. J’ai commencé ma visite par le 5ème étage où sont présentés les plans et les maquettes des projets que l’architecte tchèque Lubor Marek réalisa. Un bel esprit dans la conception, une esthétique novatrice, un petit air de Favarger (architecte lausannois contemporain de Marek et cousin par les projets). La Tchécoslovaquie – c’était encore la Tchécoslovaquie – était un Etat communiste « dur » ce qui, apparemment, n’interdit pas la créativité, voire une certaine coquetterie, rapport aux « jolis » détails des plan exposés. Cela n’empêchait pas des mandats internationaux ni le recyclage d’une vision très « Bidermeier » du confort. La société soviétisante de l’après-guerre s’inscrivait dans la suite de la Sécession … Sécession viennoise, il va sans dire.
 
Je déambule le long des coursives de ce paquebot de béton ; une guide tchèque fait la visite à un groupe de locaux, je me demande où résident ces Pragois « lambda », 5-6 personnes toutes de plus de 40 ans. Je présume qu’elles sont pragoises du fait de la familiarité qu’elles semblent entretenir avec les lieux. Je les compare à ce que j’ai rencontré dans le centre depuis mon arrivée, il y a deux jours de cela. Comment Prague a-t-elle pu faire si bon marché de la dignité impériale ? La couronne des Habsbourgs fit de l’obscure capitalette de Bohême un joyau de l’Europe de l’Est et vu ce que ce peuple est en train d’en faire, je serais presque tenté de regretter les chars soviétiques de 68. Les nombreux palais qui se suivent le long des grandes avenues, s’ils ne sont pas ruinés et portes murées, vitres brisées, toits crevés, voient leur rez-de-chaussée  occupé par les commerces les plus vils : bazars attrape-touristes où l’on vous vend de la bimbeloterie en cristal certifiée tchèque, des babioles d’une laideur telle que la Chine n’est pas capable de la reproduire. Il y a aussi ces très nombreuses échoppes de « massages » thaïs où le toutou de base pourra, en vitrine, s’offrir une séance de fish-spa. Je soupçonne d’autres activités dans les arrières salles ! Il y a aussi ces nombreuses boîtes et discos improbables pour lesquelles des rabatteurs déguisés font de la retape au milieu du trottoir dès 16h. Et parmi ces cabarets, il va de soi, bon nombre sont des bordels ! Prague devrait être rebaptisée Pattaya-sur-Knödel. On n’aime pas le touriste, on veut juste le baiser.
 
De quoi vit exactement la Tchéquie, oups, pardon, la République tchèque. Et de quoi vit la région de Prague ? Je suis arrivé en train et, dès la frontière, le long de la voie, je n’ai vu qu’usines désaffectées, en ruine, domaines agricoles négligés, villes et villages peu avenant. , à la limite de l’abandon. Je comprends, à présent, le désir de la Slovaquie de quitter la Tchécoslovaquie. Je sais que, malheureusement, l’économie slovaque est à la traîne du fait de son orientation agricole. Et pourquoi donc cette « République tchèque » européenne n’a pas encore adopté l’euro ? Serait-elle si attachée à ses couronnes, plus petit commun dénominateur qui, pourtant, ne fait pas d’elle une nation, à peine un peuple. Je m’explique. Tout pays porte une sorte de nom officiel représentatif de sa nature politique : Royaume du Danemark, République française, Canton de Vaud, etc. La République tchèque refuse de porter, logiquement, le nom de Tchéquie. Il faut  à  chaque fois se fendre du « préfixe » République comme si la Confédération helvétique refusait de se faire appeler Suisse. Cela prouve bien que les Tchèques, en dépit de leur unité de langue (quoique, de nombreuses minorités existent), ne sont pas encore prêts à être une Nation. Ils sont une ethnie au sens qu’on lui donnait du temps de l’Empire autrichien. Devenus indépendants, suite à la honte de Versailles (synonyme du Traité du même nom), agglomérés aux Slovaques, les élites tchèques ont poursuivi dans la logique « K und K » qui leur avait plutôt réussi. L’Autriche diminuée, affaiblie ne put protéger la Tchécoslovaquie des appétits nazis. Après la guerre, le glacis soviétique maintint l’ordre à coups de triques et laissa le pays poursuivre, d’une certaine manière, dans sa lancée sécessionniste, je veux dire en rapport avec le mouvement de la Sécession viennoise. Devenus indépendants en 1993, les Tchèques n’en sont pas devenus matures pour autant, voir le gâchis de Prague … de Pattaya-sur-Knödel.
 
La ville est l’un de ces paradis traversés de vieux touristes américains célibataires et ivres dès 18h. La moitié d’entre eux sort accompagnée – n’ayons pas peur des mots – d’un jeune tapin. On trouve beaucoup d’autres messieurs difformes et directifs, d’un âge plus qu’avancé et d’une indignité proportionnelle ; ils sont russes, hongrois ou locaux. Il y a aussi la question de la drogue et de son trafic, aussi fréquent qu’à Lausanne, c’est dire l’ampleur du problème. Les vendeurs sont des migrants africains  avec ou sans papier. Ils attendent le client à l’orée des passages souterrains et dans les ruelles peu fréquentées. On retrouve aussi ces mêmes migrants déguisés en Chinois (retape sur la voie publique pour les « spas » asiatiques), déguisés en marin (retape pour des croisières sur la Moldau) ou dans des costumes voyants et ridicules (retape pour les « boîtes de nuit »). Cette misère et cette indécence ne semblent pas toucher Josefov, le quartier juif, au Nord-Ouest de la vielle ville. Les troupeaux de touristes semblent réfrénés par la noblesse des façades fleuries de bâtiments Art Nouveau parfaitement entretenus. Enseignes de luxe et commerces atypiques occupent les rez-de-chaussée. J’y ai trouvé un antiquaire-horloger, sur la Maiselova, accueil un peu froid mais en français, montres suisses anciennes  en état à un prix imbattable. Ces belles rues sont épargnées, de même, par un autre mal social typiquement pragois : le punk fasciste. Souvent pris de boisson, la crête courte, il arbore cet air décidé des abrutis déclassés. Etonnamment, il ne s’en prend ni au juif, ni au gay ; il se contente d’agresser le touriste de couleur. Quant à la misère classique, celle des sdf, elle se fait discrète. Elle se rencontre çà et là assise calmement sur un banc. Elle boit du vin à même le carton d’une brique, elle donne de l’eau à son chien, elle retire pour un instant ses chaussures douloureuses. Lorsqu’elle est toxicomane, elle passe d’une démarche boiteuse et toutefois alerte vers son dealer, son prochain fix. Le clou de ce périple pragois a sans doute consisté en la visite du « château », vaste complexe royal, doublé de la cathédrale Saint-Vitus, un sommet dans la débilité concentrationnaire touristique. Vous êtes approximativement accueilli par des militaires néo-soviétiques qui marchent aux pas de l’oie et des matrones qui ne parlent qu’anglais ou russe en sus du tchèque. La cathédrale, lessivée par le défilé incessant des visiteurs, est aussi propice au recueillement qu’un hall de gare. Interdiction aux visiteurs de profiter des bancs, ils pourraient les user ou les salir de leur impur séant étranger et, sommet de la grossièreté, ils pourraient peut-être se laisser aller à quelque oraison intime ou prier pour le salut de cette ville. Quant au château, oui, soit, je ne suis pas très vieille brique moyenâgeuse mais l’effet « hall de gare » persiste. Il n’y a rien à voir à part quelques meubles rustiques en faux vieux, des salles riantes comme une antichambre de sous-préfecture et, partout, dans les commentaires affichés, de la retape pour la grandeur ( ?)  du royaume de Bohême. Silence sur la dynastie des Habsbourgs qui réorganisa cet état féodal en un royaume moderne. Silence de même sur Joseph II et sa réforme progressiste de l’empire. C’est à la Synagogue espagnole (de style arabo-andalou, d’où le nom) que, enfin, j’ai lu quelques propos sur l’appartenance de la Tchéquie au glorieux Saint Empire romain-germanique.
 
Notre-Dame des Neiges
Je compte revenir à Prague … tout de même. En dépit de tout ce qui précède. Il faut regarder passer le temps assis au Jardin franciscain, derrière Notre-Dame des Neiges, simplement rester assis dans la paix de ce cloître ouvert au public. Des moines franciscains occupent encore les bâtiments conventuels et assurent deux messes quotidiennes à Notre-Dame des Neiges, une nef comme une lanterne aux ogives transparentes, posée un peu en hauteur. Ici, on y rentre sans payer, on peut s’y asseoir aussi longtemps qu’on le veut. Peu avant le début de l’office, un moine à la recherche d’un servant de messe est venu me demander mon aide … c’eût été difficile, je ne parle pas un mot de tchèque. Au dehors, à la limite extérieure du cloître, s’étend la rue Vodičkova, avec ses cinémas. On peut du reste gagner le Jardin franciscain par une galerie commerciale, un passage qui mène à l’un de ces cinémas à l’ancienne, entre une boutique de maroquinerie et un restaurant chinois un peu « designant ». Par bonheur, le touriste se fait plus rare. Le Pragois est – encore – chez lui. J’ai regretté de ne pas parler tchèque, je serais allé voir « Woman in gold », avec la sublime Helen Mirren dans le rôle principal, c’eût été le bon endroit et la bonne circonstance pour ce film.
 
Prague, c’est aussi la magie d’une lumière particulière au crépuscule, une lumière douce et triste de fin de règne, à observer depuis l’un des nombreux ponts qui enjambent la Moldau. J’ai emprunté au hasard de mes pas le pont Legli qui se prolonge par le boulevard Vitěznà, au pied de la colline boisée de Malà Strana, une forêt au milieu du Ring. Lorsque le toutou de base plein de bière est déjà bien rangé dans son hôtel ou entreposé dans un établissement de nuit, les façades se remettent à parler, un chuchotis discret qui raconte les riches heures d’une capitale d’empire, d’une cité multiculturelle, prospère, pleines de questions à défaut d’avoir été heureuse. La tristesse de la ruine de rues entières est moins grande. Le tourisme est une malédiction qui ne rapporte pas suffisamment pour occuper toutes les boutiques du centres. Des pâtés de maisons entiers restent vides et mornes avec leurs longs alignements de fenêtres noires, parfois un œil crevé, carreaux brisés. Il faut donc aimer Prague malgré les touristes et les Pragois.

mercredi, juillet 15, 2015

"Que faites-vous à Berlin ?"

« Mais que faites-vous à Berlin ? » J’y vis ma vie berlinoise, quelque chose qui n’est pas très éloigné de mon séjour morgien. De préférence, je loge à Schöneberg, Berlin ex-ouest, mélangé et peuplé de vrais gens, des Berlinois et pas cette engeance touristique qui va boire à bon compte et dégueuler partout de Kreuzberg à Friedrichshain, ou ces affreux « Schwaben », comme on dit, avec leur délire écolo-bobo et leurs mouflets mal nourris (fétichisme vegan oblige) et encore plus mal élevés. Et j’ai mes habitudes au n° 11 de la Winterfeldstrasse, je ne suis pas loin de mon fitness de la Hauptstrasse, je suis à côté de la Maassenstrasse, du Bério, de Hasir, de mon indien mi-pouilleux de la Goltzstrasse, du Café Kalwil (ex Steiner Café), de la Viktoria-Luise-Platz, de la Hohenzollernplatz, de ma bonne paroisse Sankt Ludwig, de la sombre silhouette de Sankt Matthias, du café-brocante fifties, sixties Sorgenfrei, du Kino Odeon, de Steglitz via le 48 et le 85, Steglitz avec ses centres commerciaux, le café Baier, le restau’ Thaïlandais Cida (oui, je sais, ça surprend toujours) et, dans l’autre sens, je rejoins en deux-quatre-sept la Hauptbahnhof (85) ou Alex (48) via Kulturforum-Potsdamerplatz-Leibzigerplatz.
 
Ma vie berlinoise, c’est aussi/surtout le cadre de mon œuvre littéraire… - ici, de même, j’en suis conscient, « œuvre littéraire » sonne de manière aussi surprenante que « Cida », le restaurant thaï. Une œuvre donc, je donne suffisamment de moi-même, de mon temps, pour m’autoriser l’emploi de ce terme que des auteurs académiques vautrés dans l’hypocrisie de leur fausse humilité qualifient de pompeux ! Si raconter la haine, le rejet, la peine, le deuil et les infimes riens de notre temps est « pompeux », soit, je suis un auteur « pompeux ».  Et je traîne cette « pompe » lorsque je regarde sur les quais, Alt Tegel, Teglersee, une poule d’eau quémandant l’affection d’une congénère en courbant la tête pour qu’elle lui lisse les plumes du dessus d’un bec alerte. Je trempe aussi régulièrement ma « pompe » dans un bol de soupe de lentilles, avec un morceau de pain au sésame, à chaque fois que je vais dîner dans un Turc. En six titres (romans, essai, autofictions), une grosse moitié de mon … œuvre publiée et plus de dix ans, Berlin m’est presque aussi familière que le Pays de Vaud.
 
Hier soir, effet du hasard, Christine avait à faire à Friedrichshain ; ses parents, son frère de passage, nous nous sommes donc vus, tous, du côté de la Simon-Dach-Strasse, dans l’une des cantines que nous fréquentions à mes débuts avec Berlin. Je crois que la ville est contente de ce que je dis d’elle. Elle me renouvelle son affection à chacun de mes séjours. Depuis le temps, je suis l’un de ses nombreux petits oursons. De trimestres en trimestres, nous avons – un peu – vieilli ensemble. Je me targue d’être un « Teilzeit Berliner », le temps partiel de mon œuvre, il faut bien payer les factures et les billets d’avion… Ma relation à la ville est officielle, du moins en Suisse, Cy. parle même de partir s’installer dans cette aimable capitale, il en reçoit une carte postale par jour que j’y passe. Pourquoi pas, pas tout de suite, un projet à la limite entre le moyen et le long terme, le temps que je termine mon travail de « Vaudois enragé », cette variété à laquelle je dois appartenir.