« Perdre la paix », petit livre de souvenirs plus
vrais que vrais du grand Maynard Keynes, Keynes ? LE Keynes du
keynésianisme, la célèbre théorie économique – et on n’a pas inventé mieux –
qui prône une redistribution partielle de la fortune par une intervention
adéquate de l’Etat. Ne soyez pas étonné, l’auteur n’est autre que le brillant maire
socialiste-centriste du IVème arrondissement, Christophe Girard. L’homme de
lettres est aussi talentueux que le politique ; son roman historique prend
la forme adroite et hybride d’un roman mi épistolaire, mi journal intime, voire
une confession. Girard a imaginé (je fis pareil en son temps avec le héros
révolutionnaire vaudois Laharpe dans « Mémoire d’un
révolutionnaire »), Girard a donc imaginé le journal intime de Keynes
alors qu’il était l’un des négociateurs britanniques en vue du diktat de
Versailles, la honte des alliés, l’après Première Guerre mondiale lorsqu’une
France vindicative et un empire britannique jaloux de son hégémonie
géoéconomique chargèrent l’Allemagne de tous les vices et dépecèrent n’importe
comment l’Etat austro-hongrois, le tout avec la complicité d’une Amérique naïve
jusqu’à la bêtise. Et le Keynes historique était tout à fait conscient de cela,
de la catastrophe à venir (avènement du nazisme avec la complicité des alliés
en réponse à leur peur panique du socialisme).
Pour faire bonne mesure, Christophe Girard a donné pour
interlocuteur à son héros le jeune Volodia, un traducteur qui le connut lors de
la conférence de Paris (prélude au diktat de Versailles). Ce jeune homme
deviendra le diariste, à postériori, de cette
conférence. La mort de Keynes, vingt-sept plus tard, un mot de
condoléance à sa veuve, l’invitation de celle-ci à se rappeler, et Volodia va
raconter sa rencontre avec Maynard, sa turlute avec le monsieur dans une cabine
des toilettes du quai d’Orsay, une réédition de la chose dans des circonstances
moins … enfin plus … et oui, Keynes était gay ! C’est avec une gourmandise
non dissimulée que notre auteur évoque ce trait de la personne du célébrissime
économiste. Il insiste parfois un peu trop, s’attarde sur quelques détails
scabreux à des fins militantes. Il est vrai que l’on a toujours voulu faire de
Keynes un gentil hétéro potentiellement détournable et ne faut-il pas rendre à
César ce qui est à César ! L’auteur mêle la voix de Maynard, celle de
Volodia et quelques lettres de la veuve avec talent et fluidité. Cela en
rajoute à la clarté du portrait et aux véritables enjeux de cette conférence de
Paris. A ce propos, petit bémol, en sus d’une certaine complaisance dans le
graveleux de la scène de turlute, il sort parfois un cocorico discret du petit
cœur français de l’auteur, un chant de fierté à peine malvenu mais c’est un
germanophile de nationalité suisse qui vous l’écrit.
On ne peut toutefois pas taxer Christophe Girard de
chauvinisme. Il relève la rapacité des autorités françaises de l’époque, la lâcheté
britannique, et l’avidité de toutes les autres nations, toutes prêtes à fondre
sur l’Allemagne. Le texte est vivant, les personnages ont la crédibilité de
politiciens actuels dans leurs confidences via la presse d’investigation.
L’éclairage est adroit quoique perfectible … Ach, mein deutsches Herz a tout de
même bondit à plusieurs reprises. Même si Monsieur Girard ne donne pas dans l’anti-teutonnerie
primaire, il pèche par méconnaissance
ici ou là, à peine des imprécisions, mais de ce genre de flou léger qui fait
toute la différence. Nous avons droit à une lecture de l’intérieur des
positions anglo-cocorico-françaises, un ou deux descriptifs réalistes
catastrophistes de l’Allemagne vaincue, assortie d’avis à l’emporte-pièce sur
cette Allemagne que nos voisins français révèrent aujourd’hui mais
méconnaissent et ce parmi des cercles universitaires. Christophe Girard pèche
donc par ethnocentrisme naturel, il n’est pas allé jusqu’à dire des aberrations
du genre de celles que tiennent des chercheurs du CNRS claironnant haut et fort
que « les territoires des empires centraux n’ont connu la démocratie
qu’après la première guerre mondiale », comme si c’était la France de la
révocation de l’édit de Nantes, la France antidreyfusarde et antié-sémite (voir
l’affaire Dreyfus, 1894-1906), la France de la criminalisation de
l’homosexualité (lois radiées en 1981
par Mitterrand) qui était venue apprendre la chose à l’Empire allemand et
l’Autriche-Hongrie, deux Etats démocratiques et tolérants que l’on ne peut pas
mélanger sous l’étiquette commune « d’empires centraux » avec
l’empire ottoman et la Russie tsariste ; ce serait aussi grossier que de
confondre la Vème République avec Vichy !!!
J’eusse aimé lire l’évocation des principes de tolérances
allemandes qui prévalaient tant en Prusse que dans le Saint-Empire en matière
confessionnelle. Depuis la terrible guerre de Trente Ans (1618-48), ces deux
Etats acceptaient la confession protestante (aussi égarée soit cette religion
sur certains points, là, c’est l’auteur catholique qui vous parle) au sein de
leurs populations. Ces deux mêmes Etats acceptaient aussi des citoyens juifs,
sans leur faire vivre de pogroms ou autres moindres violences. L’empire
allemand (1871-1918), empire qui était gouverné par un parlement
démocratiquement élu vota même des lois de lutte contre l’anti-sémitisme, lois
ratifiées par Guillaume II, l’un des souverains les plus caricaturés après
Louis XVI (ici s’exprime ma sensibilité légitimiste). Faut-il rappeler que ce
même Guillaume II n’ajourna pas les élections législatives en pleine Première
Guerre mondiale, élections qui se soldèrent par une majorité socialiste ce qui
poussa l’empereur à abdiquer ! Cette nouvelle Allemagne sociale-démocrate
se tourna vers la voie diplomatique et l’armistice pour mettre fin à une guerre
dont elle n’était pas l’initiatrice (faut-il le rappeler) et dans laquelle elle
ne se reconnaissait plus. Elle le fit en toute bonne foi. Dernier point, celui
de l’acceptation de la différence sexuelle. La Prusse connaissait une tolérance
légendaire, merci Frédéric II, tolérance qui continua de s’exprimer dans
l’empire allemand. Du moment que vous vous mariiez, vous pouviez bien aimer et
pratiquer votre propre sexe. La République de Weimar ira plus loin, elle
faillit légaliser le mariage entre personnes du même sexe. Inutile donc de
s’appesantir sur la France laïque incapable de vendre le projet de mariage pour
tous. Histoire d’enfoncer le clou, je ne résiste pas au plaisir de citer le nom
de la Kaiserbründl, littéralement la petite fontaine de l’empereur, sauna
masculin à la réputation gay, un établissement ouvert en 1889 en plein coeur de
Vienne. Le lieu fut fréquenté par le grand-duc Ludwig-Victor, frère de
l’empereur Franz-Josef et personnage très haut en couleurs.
Soit, on s’éloigne peut-être du sujet de l’ouvrage dont il
est question, autant pour moi, il faudra que j’écrive ce livre sur Guillaume II
et mes Allemanges d’avant-guerre, sur les vertus qu’elles portèrent et portent
encore. Que cela ne vous empêche pas – en attendant cet ouvrage – de lire « Perdre
la paix », de Christophe Girard ou la conférence de Paris vue par le petit
bout de la lorgnette.
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