dimanche, mars 20, 2016

Rénovation du bâtiment n° 1-3 de la rue Saint Louis, à Morges


Retour sur une rénovation réussie au cœur de Morges. Là où se signale un authentique travail d’architecte, mieux qu’une réhabilitation, une révélation.

Une citadelle ? un cloître ? une maison forte ? Une construction simple, sans artifices, ornement, effets  verre-acier, etc. Le bâtiment des n° 1 et 3 de la rue Saint-Louis, dans sa version réactualisée ne souffre que d’un défaut : il n’a pas de nom. Ce n’est pas un édifice construit ex-nihilo, il est le résultat de la mue adroite et élégante du bâtiment « Bataillard ». Dans sa forme première, ce locatif du centre ville était l’exemple parfait du niveau 0 architectural. Façades jaunasses au crépi, de trop nombreuses petites fenêtres garnies de volets bruns, un immeuble qui n’aurait pas même valu le prix de sa démolition. A force, on ne le voyait plus, il était devenu une verrue sèche – pas même purulente – au coin des rues Charpentier et Saint-Louis. Un truc moche.

Lorsque l’on vit quelque agitation autour de la chose, plus d’un Morgien bénit le bienfaiteur qui prenait à sa charge la démolition de ce manifeste de la médiocrité architecturale : que nenni ! On ne démolissait pas, on rénovait, et avec quel talent ! ARCK Architecture SA, sur une base aussi indidgente, a réussi le tour de force d’une réhabilitation élégante. Le bâtiment a gagné un penthouse, signalé par un bandeau anthracite de la largeur de l’étage. L’existence de la terrasse est révélée par des escaliers métalliques en vis côté square des Charpentiers. Ce dernier étage a la particularité d’avoir été entièrement réalisé en bois. Il jouit de plus d’une plus grande hauteur sous plafond que les étages inférieurs. Côté rue des Charpentiers, il porte un oriel carré ; les fenêtres de ce dernier niveau reprennent le rythme des façades sans pour autant reproduire la disposition disgracieuse des fenêtres d’origine. Les magiciens de chez ARCK auraient peut-être aimé les ordonner différemment mais il eût fallu revoir tout l’aménagement intérieur. Toutefois, afin d’atténuer l’effet « casemate » et tromper l’œil du passant, donner du caractère à une façade qui n’en avait aucun, chaque meurtrière … chaque fenêtre, pardon, a été pourvue d’un volet métallique rouge ! Effet garanti sur la façade blanche.


La présence d’un bâtiment dans le tissu urbain implique bien plus qu’une façade quelconque à tel ou tel numéro d’une rue. Il s’inscrit dans un ensemble, il apporte sa voix à un dialogue renouvelé, promenade urbaine, déambulation. La « citadelle Bataillard » (j’opte pour ce surnom) « dépasse » ici ou là, signale sa présence et enrichit le point de vue par les effets du talent d’ARCK Architecture SA.

lundi, mars 14, 2016

"La part de l'autre" de Eric-Emmanuel Schmitt

Je ne savais pas le bon, le doux et toujours souriant Eric-Emmanuel germanophile ? peut-être plus que moi ! étonnant pour un auteur français, certainement un effet de son ascendance alsacienne. Dans son roman uchronique, La part de l’autre (mi-pochade, mi-travail littéraire),  le bonhomme nous tricote le double récit de Hitler peintre reçu à l’Académie de Beaux-Arts de Vienne et de Hitler, le dictateur classique. Nous suivons les deux protagonistes de 1908 à leurs morts respectives. Le procédé est en théorie intéressant, il l’est de fait pour les jeunes années du Hitler historique et du Hitler peintre. Leurs vies sont si proches, si peu les différencie. Schmitt s’est bien documenté, l’époque est peinte avec de belles couleurs, le détail est truculent, les vicissitudes de l’un comme de l’autre sont drolatiques. J’ai ri et pour de vrai.
Les trois-cents première pages passent comme de rien, on en redemanderait presque. La Première Guerre offre de véritables morceaux de bravoure. Le Hitler historique et son chien, Foxl, qui sera mortellement blessé  par l’ennemi, le Français planqué de l’autre côté de la tranchée ; au petit matin, Hitler se résout à l’achever d’une balle. Pas un mot de faux dans cette tragédie anodine et universelle, fondamentale pour la psyché romancée du futur chancelier Hitler. Je serai incapable de relire ce passage tant il me bouleverse. Le plus obtus des lecteurs ne pourra que vivre la détresse, la douleur et la peine de la situation. Vérité de l’émotion, rigueur syntaxique, saveur originale du verbe. Ça se gâte par la suite ; l’auteur nous assomme de son petit genre artisteux et donne dans la rallonge inutile, de la phrase à caractère littéraire, une sorte d’amoncellement d’images cocasses et boiteuses. C’est un festival … disons plutôt une brocante de métaphores bricolées à contre sens de la phrase-même. On finit sur du grotesque et de la pantalonnade, le Hitler historique devenu sourd suite au dernier attentat, ou percevant déjà l’échec de sa guerre et, illico après, un nouvel et bref épisode de littérature, « Der Untergang », la fin du Führer dans le bunker de la chancellerie.

Notre auteur s’est tout de même fendu d’un justificatif historique, une bafouille tendant à prouver que son invention tient la route, à peu près, plus ou moins. La fin uchronique de Hitler peintre n’est pas pour me déplaire. Berlin est la New York de cette autre possibilité, Babelsberg Hollywood, le premier homme à avoir marché sur la lune est allemand, und so weiter. Deutschland über alles, ce qui, aujourd’hui, hormis les deux ou trois petits riens show-off de la culture populaire dominante, est le cas. Notre doux Eric-Emmanuel va jusqu’à rendre à l’Allemagne les territoires indûment attribués à la Pologne après le Première Guerre mondiale. Y aurait-il de sa part une certaine inimitié envers les Polonais ?! Pas un mot sur les Sudètes. Dans sa rondeur, notre bon écrivain a encore replâtré l’hypothèse que, durant tout le IIIème Reich, les civils allemands n’étaient pas au courant de l’extermination massive des juifs !? Le Hitler dictateur serait devenu par hasard antisémite, suite à la lecture d’une revue pangermaniste … Mouais, voilà une interprétation plutôt olé-olé des événements qui permet au lecteur (français) de faire l’économie de l’antisémitisme crasse de la France d’avant 1945.

Dernier point, une question que vous pourriez vous poser : pourquoi diable me suis-je embarqué dans la lecture des 500 pages de « La part de l’autre » ? Par ouverture d’esprit, pardi, à force de me gausser en classe de l’œuvre de M. Schmitt qui, au demeurant, est un homme charmant et des plus sympathiques en dépit de son succès irritant, œuvre donc que l’on a tenté de faire remonter dans mon estime en me vantant le titre dont il est  question ici. Pari perdu et, du coup, mes élèves du gymnase du soir se retrouvent avec cette lecture au programme ! Il faut aussi qu'ils se frottent à de la littérature populaire.

samedi, mars 05, 2016

Elections communales vaudoises 2016 ou la veste

Plus jamais je ne pourrai relire froidement le récit de l’armistice de 18, signé par un petit matin brumeux, glacial : Erzberger, von Oberndorff, von Winterfeldt, von Grünnel et Vanselow, reçus avec hauteur dans le wagon de l’état-major français, la forêt de Compiègne, reddition sans condition. Ne nous cachons pas la vérité, j’ai pris une veste aux dernières élections communales, et pas sûr qu’elle ne soit bien taillée. Il faisait froid de même, devant l’hôtel de ville. Il a fallu attendre, un verre à la main tout de même, et des résultats d’abord publiés sur le site de l’Etat de Vaud, allez donc consulter la chose sur l’écran d’un smartphone, et pas de classement par partis, un classement par candidats dans l’ordre des résultats. 1, 2, 3, 4, 5, 6 … 10 sièges pour le parti sous la bannière duquel je me suis présenté, il faut chercher parmi des cohortes de socialistes, de libéraux-radicaux, d’écolos … Et il m’en manque un, refaire le tour du listing déroulant, parmi les cris de joies et les trépignations d’élus verts découvrant leur accession au législatif communal. Je ne serai pas des leurs. Je ne suis pas élu. Je me demande si les verts triomphants feront montre d’autant d’allégresse lorsqu’ils seront retenus, otages, d’une commission bout de tuyau avec des commissaires tatillons qui n’en finissent pas d’ergoter sur rien. Je me vois remplacé par des nouveaux venus, des potes de copains de connaissances de candidats (tout parti confondu) , une joyeuse clique que l’on rencontre collée sur toutes les terrasses de la Grand-Rue. Je tiens cette révélation de mon assistant lors du dépouillement, s'esclaffant à plus d'un bulletin, me signalant "Truc, Chose et Machin, et encore Bidule" qu'il croise parmi les habitués de tel ou tel débit de boissons. C’est ici qu’il faut s’avouer que la fréquentation de la messe et du fitness rendent nettement moins populaire que la fréquentation de bistrots de traîne-patins. Désolé, je n’ai pas de réseau de serveuses ou de potes de bitures pour doubler mon nom (et/ou biffer celui des autres; pratique à propos de laquelle j'ai été affranchi il y a peu).

L’électeur a toujours raison et s’il est mauvais, la faute aux politiques ! Mon homme, fraîchement élu au sein d’un parti en vogue, m’explique encore que les Morgiens veulent de nouvelles têtes, ou qu’ils ont voté bidule parce qu’il est beau, ou parce que tout le monde le connaît … Je résume, je n’ai pas été réélu parce que je suis un cageot que l’on ne connaît pas mais que l’on n’a plus envie de voir ?! Un détail m’échappe … Il paraît que c’est un plus, pour un parti, que de renouveler ses troupes, ses élus; et, me dit-on encore, les proches viennent-ensuite finissent toujours par siéger quand les nouveaux-venus jettent l’éponge, rapport aux commissions bout de tuyaux trépidantes, ou quand partent les vieux du parti qui ne se sentent plus chez eux. Dans les deux cas, le signal n’est pas très engageant, cela fait légèrement « roue de secours », ou pauvre à qui l’on fait la charité de ses vêtements vieux ou passés de mode. Il faut encore affronter la tête des candidats qui vous connaissent et qui, après s’être assurés de leur propre réélection, vous saluent avec ce petit quelque chose de particulier que l’on adresse aux faillis ou aux perdants. Jusqu’à l’hypocri... euh, la diplomatie de certains qui hésitent avant de monter dans leur voiture, se ravisent tout de même, s’en tiennent à des propos d’une grande banalité, faisant mine de ne pas connaître les résultats, ne s’étonnent même pas lorsque vous dites que votre parti a perdu un siège et que ce siège était le vôtre. « Dans six mois, une année … », les calendes grecques promises aux viennent-ensuite.

Premier conseil communal d’après élection, le ton est léger, badin, quelques malades diplomatiques, ballottage général à la municipalité, deux ou trois interventions, des rapports expédiés en deux-quatre-sept. Les partants comptent les conseils, les séances, les commissions dans lesquelles ils siègent ; les réélus tirent des plan sur la comète, des alliances à venir, se demandent à quoi ressembleront les nouveaux venus des autres partis … L’électeur a toujours raison, même quand il a tort. Je ne parle pas pour moi, fermez-moi la porte au nez, je rentrerai par la fenêtre, c’est un peu mon rôle de centriste, un véritable 4x4 de la politique. Je pense avant tout à ces conseillers de longue date, investis et désintéressés, sincères et balayés par un vote, parce que « pas assez sexy », pas de réseaux bistrot non plus, pas de titres, pas d’amis influents, pas de profil sexy, selfie avantageux, etc. Balai neuf balaie bien, et le dévouement civique ne vaut alors pas plus qu’une feuille morte.





  

dimanche, février 28, 2016

Retour de Toulouse

"David" par Antonin Macié
Pas facile de trouver quelques jours de libres en pleine campagne communale vaudoise, d’autant plus que je ne suis pas le seul à me présenter devant les électeurs, Cy. a été appelé par un parti de droite. Nous occupons donc le pavé le samedi matin, jour de marché, dans des stands différents. Et pour les relâches, nous sommes partis quatre jours à Toulouse avec ses parents. La ville rose … ocre délavé sous la pluie, la météo n’étant pas radieuse.

Difficile de vraiment « communier » avec les lieux lorsque l’on est en  groupe. A plus de deux, le nombre importe sa propre logique, ses conversations, ses équilibres. Toutefois … parfois … une fenêtre, un moment vide à la table d’un restaurant, une brasserie, quelques mots de la conversation voisine. Toulouse fait indéniablement  partie du réseau des bonnes villes de France, de ces capitales régionales, à la personnalité propre et en constant dialogue avec LA CAPITALE, tantôt jalouse, tantôt prétentieuse, un petit jeu touchant qui laisse Paris de marbre et force ces bonnes villes à s’interroger sans cesse sur leur place dans le monde et dans le cœur de leurs habitants.

Arrivée par un après-midi pluvieux, taxi, gymkhana sur l’autoroute de contournement, appart’hôtel à deux pas de la Halle aux Grains, encombrée de camions de France télévision, « Victoires de la musique classique » oblige. La ville s’offre assez facilement aux visiteurs occasionnels, il suffit de se diriger vers le centre pour tomber sur une référence locale, « Père Léon », un lieu aimé des Toulousains, une majorité de locaux dans la salle, une vaste terrasse chauffée sur laquelle s’arrêtent des fumeurs mi-pressés, le temps d’un express, le temps d’une cigarette assis et à l’abri.

Scène de rue, des punks à chiens qui mendient mine de rien, avec leur bête au poil soigné, des animaux doux et timides, surtout doux, comme leurs maîtres, d’un naturel sympathique, un peu honteux des aboiements de leurs compagnons. La police veille au grain et défile lentement en voiture dans les rues piétonnes. Il pleut toujours. Les agents observent tout de leur véhicule, se contentent de quelques signes à un Rom, plus loin, assis sur un carton, devant une grande enseigne, la sébile tendue sans conviction. Et le Rom de regimber silencieusement par quelques grimaces à l’adresse de la maréchaussée qui insiste d’un froncement de sourcil. Et le Rom de partir en soupirant, son carton pose-fesses sous le bras. Mes punks à chiens avaient déjà filé. Et cet autre Rom, pieds nus, couché, recroquevillé, la tête couverte et mimant maladroitement des tremblements de froids. La pluie avait cessé et la température devait avoisiner les … 12°. Le lendemain, temps dégagé, soleil intermittent, 15°, et mon Rom toujours pieds nus, ou plutôt en lambeaux de chaussettes, toujours dans son rôle d’homme réfrigéré, mimant tant bien que mal le grand froid. Détail piquant, il avait le peton  soigné, propre, propre ! alors qu’il est sensé aller … pieds nus et, de plus, la plante lisse, sans cale, un pied qui saurait certainement attendrir les fétichistes de ce genre d’extrémité.


La foule toulousaine est … urbaine, réceptive à son milieu, bourrue lorsqu’elle est pressée, le plus souvent pleine d’attention. Et lorsque le Toulousain est en service, il est d’une parfaite amabilité (restaurants, musées, magasins) ; il aime son métier et ne fait pas/ne semble pas faire de différence entre le local et le touriste. Pas un tag sur les murs, une ville calme et heureuse … Quoiqu’un nombre non-négligeables d’arcades commerciales étaient fermées, faillies, barrées de vieilles planches, sur la place du Capitole même. Peu de femmes voilées mais, au détour de rues moins fréquentées, de ces jeunes hommes en survêtements de marque, ce genre que l’on prête à … la banlieue. Ils ont l’air d’attendre ou de comploter. Ils n’aiment pas le touriste, ni le passant du reste, pas de geste inconsidéré, pas un mot, juste un regard et cette mine fermée propre à ceux qui se méfient de l’irruption soudaine des forces de l’ordre. Je ne connais rien de la politique locale, de l’étiquette des gouvernants. Il s’agit peut-être d’un calme trompeur … Il faut encore évoquer le grand nombre d’églises historiques, les ravages de la Révolution et de l’affairisme sur celles-ci, deux musées assez bons, l’un public et l’autre privé, quelques belles toiles dans les deux, une salle entière consacrée à Bonnard dans la fondation privée, un David vainqueur de Goliath, héros des plus jeunes et troublant au détour d’un escalier dans le musée public ; l’œuvre est d’un artiste du cru, Antonin Mercié. Voici tout le charme de la province officielle, capable de produire et admirer benoîtement ce qui, objectivement, ressort de l’érotisme le moins avouable.

lundi, février 22, 2016

"La commisération des serpents", extrait

Lie de vin … ou bordeaux, une couleur si ce n’est rare ou précieuse, particulière du moins. Il aime bien prendre un objet courant en point de repère, une breloque de turquoise ou une paire de gants, en l’occurrence, ne pas rouler un regard vide et imbécile autour de lui, fixer calmement l’objet choisi le temps de remettre ses idées en place, de se retrouver. Avant qu’il n’instaure ce petit rituel assez simple, il lui est arrivé des retours … comment dire, mouvementés, voire acrobatiques. Il a aussi pris l’habitude de commencer par se situer : le lieu, le moment, puis les détails plus prosaïques quant à sa personne. Il ne s’inquiète plus de ne pas retrouver de suite son nom, il paraît que c’est normal ; à force de transiter, il a développé ce qu’on appelle une conscience universelle. Le nom et le prénom tiennent du particulier.


« On ne change pas une équipe qui gagne, surtout quand elle perd », dixit un obscur auteur. Cette citation est devenue le motto de Steeve, il aime la retourner dans un sens, dans l’autre, s’en pourlécher installé dans un café chic, aux heures de bureau. Il aime faire un peu la roue, il se rembourse des longues années au cours desquelles il s’est benoîtement laissé marcher dessus par des jobards analphabètes. On lui donne du « Monsieur », on le sert avec empressement et il prend un air extrêmement détaché, hautain, ailleurs. Ça ne fait pas avancer le schmilblick … Qui peut bien encore savoir ce qu’est le schmilblick ? A son dernier retour, non seulement il n’a pas retrouvé son nom avant une bonne heure mais il lui a fallu une heure de plus, se souvenir du chemin à prendre, retourner chez lui. Il est entré au hasard dans un cinéma, regarder n’importe quoi, faire passer le temps, les effets se dissipent complètement au bout de 160 minutes, exactement. Brigitte, sa mère, trouve qu’il a changé, qu’il a le caractère moins facile, qu’il est devenu intraitable, impatient, même s’il fait bien plus « monsieur » à présent. Steeve travaille son rôle, comme un acteur, d’où ses simagrées dans les établissements chicos de la ville. Il se déride toutefois devant l’un des garçons du café N***, un brun, souriant, aimable, toujours agréable et qui semble apprécier sa présence. Ce serveur s’adresse à lui sans affectation, avec naturel et sympathie. Si Steeve était gay, il aimerait draguer un garçon comme lui … mais il n’est pas gay, pire, sans sexe, parce qu’amoureux d’une statue de cire. Il se comprend. Il a pourtant cherché à « évacuer une certaine tension » avec une blonde pigeonnante accostée en boîte, au « Temple » mais il a renoncé au milieu de l’action, pas envie de se répandre pour si peu … et il aurait fallu rester un peu, les affres de la conversation, des banalités, remettre le couvert. Non, trois fois non, et on peut l’appeler à tout moment. Il a tout de même fait l’effort d’un mensonge émouvant.

vendredi, février 12, 2016

"The danish Girl", avec Eddy Redmayne

«Poplerne ved Hobro» 1919, Einar Wgener
L’accroche n’était pas des plus vendeuses, façon curiosité socio-historico-sexuelle : le premier transsexuel de l’histoire … Je conçois, je comprends mais me trouvant très à l’aise dans mon sexe et mon orientation sexuelle… voilà, bof. Je me rappelle du terrible et émouvant « Miss Mona » ou du subtil et féérique « Rose ». Il me faut avouer avoir aimé tous les films que j’aie vus traitant de la transsexualité. « The danish girl », toutefois, a pour lui un contexte, un décor extraordinaire. Il s’agit d’une histoire de peinture, d’une émotion artistique servie par une photographie de grand talent.

Côté fiche technique, la réalisation est signée Tom Hooper (Le discours d’un roi), la distribution repose sur un casting international et tout particulièrement sur les très frêles épaules d’Eddy Redmayne, un jeune prodige qui avait déjà interprété un Stephan Hawking plus vrai que nature. Eddy est the danish girl, si convaincant et si pudique, un jeu fait de sourires las, de tressaillements, d’une voix, d’un geste, le tout si vivant qu’il crève l’écran. Généreux dans la performance, il laisse la part belle à ses partenaires, la Suédoise Alicia Vikander (Ex-machina et Des Agents très spéciaux) son épouse, et l’Allemand Sebastian Koch (  La Vie des autres) le chirurgien qui lui fera changer de sexe.

L’histoire est authentique, elle débute au Danemark, chez un couple de peintres, Einar et Gerda Wegener. La lumière, l’atmosphère, Hooper a travaillé son sujet ; la référence à l’œuvre d’Hammershøi est évidente mais subtile, le petit plaisir d’un amateur de peinture aux spectateurs amateurs de peinture ; certaines scènes reproduisent l’une ou l’autre toile du maître danois. Ce sens artistique exacerbé est du reste le fil rouge de la narration. Einar a du succès avec une œuvre introspective, post expressionniste, baignée de sécessionnisme, un paysage, quasi toujours le même, répété à l’envi, une grève, des arbres dénudés, un ciel. Gerda peine à s’imposer, son œuvre est plus Art Nouveau, une sorte d’Otto Dix féminin et par le mode de traitement, et par les thèmes. Lorsque par jeu – en partie sexuel, voir la scène de la chemise de nuit en soie – Gerda pousse Einar à s’habiller en femme, un bal d’artistes, elle comprend tout de suite, se récrie et tient son sujet à la fois. Elle accouche de Lili, le double féminin de son époux ; elle lui donne une identité, une existence à travers les portraits qu’elle fait d’elle, des toiles qui remportent le succès.

Le reste du récit est fait de lumière, d’amour, de souffrance et d’espoir … surtout de souffrance. Comment comprendre le transsexualisme alors que, dans l’entre-deux guerres, on croyait encore à l’hystérie féminine ! De spécialistes en spécialistes, Einar reçoit les diagnostiques les plus fantasques, se soumet à des traitements improbables alors que grandit Lili en lui. Gerda sent s’éloigner son époux mais ne peut s’empêcher de peindre jusqu’à l’écœurement cette Lili qui lui vole son mari. Après un fastueux épisode parisien, Lili rencontrera le Dr. Warnecros, praticien à Dresde, chirurgien expérimental du changement de sexe. Il sera celui qui permettra à Einar de … mourir dans le corps d’une femme !

« The danish Girl » nous raconte une époque, quand le XIXème siècle durait encore dans le confort de la modernité du XXème. Il faudrait encore parler des costumes, de la bande son, des seconds rôles, des décors … Une réussite délicate, tout à l’image du traitement du sujet.

samedi, janvier 30, 2016

"Les deux vies de Louis Moray" de Stéphane Bovon

Après avoir exploré, défriché, déchiffré le monde d’après la « montée », Stéphane Bovon, en scénariste professionnel, a décidé de nous offrir un « prequel » à cette catastrophe fondatrice – l’élévation des eaux jusqu’à l’altitude symbolique de mille mètres. Le troisième tome de la suite « Gérimont » nous raconte la jeunesse du roi Louis Moray à Vevey, de nos jours. La fresque est truculente et notre bon Stéphane en profite pour nous narrer sa ville, les lieux emblématiques et, surtout, son microcosme politique. Laurent Ballif, Fabienne Despot, Jérôme Christen, Oskar Freysinger en guest star, et quelques autres encore, la peinture est enlevée, on rit à chaque ligne, pas même d’un rire méchant. Bovon est une crème d’homme, jamais véreux, méchant, énervé : un ami solide, ouvert, curieux, capable de toujours voir le meilleur chez autrui … Vous avez affaire à mon double inversé ! Là où je vous aurais glissé quelques vacheries à mots couverts, du sous-entendu en mine de rien vitriolé, notre auteur nous offre un regard bonhomme et perspicace.

Vous l’aurez compris, cette saga Gérimont est le prétexte idéal afin de se regarder avec distance, quasi la vérité d’un conte et Stéphane Bovon – dessinateur, auteur, éditeur, graphiste, performeur, comédien, dj, etc. – nous fait partager sa … sagesse. Sincèrement, et sans ironie, Stéphane est un puits (sans fond) de culture au service d’une philanthropie à la portée de tous. Il dévide une conception créative et sagace de l’histoire et du système politique helvétiques. Cela tombe si juste que je n’ai quasi rien à y redire, trois fois riens, du détail, une absence un peu marquée de l’Eglise catholique dans la réalité religieuse vaudoise contemporaine et le fait de désigner les Habsbourgs et leurs troupes « d’Autrichiens ». Habsbourg, le berceau de la famille impériale, est un village … argovien et, à l’époque du soulèvement d’Uri, Schwyz et bidule, la région avait les Habsbourgs, une famille du cru donc, pour seigneur. On ne parlait même pas encore d’empire autrichien mais de « Saint Empire romain germanique ». Du détail.


Le premier tome était un choc, le second permettait au lecteur de « creuser le sillon » ; il fallait marquer les esprits avec le troisième, le meilleur des trois à mon avis, un texte que vous pouvez lire indépendamment de ses deux prédécesseurs : la satire politique se suffit à elle-même. Il est du reste étonnant que l’on n’ait pas fait plus d’échos aux « Deux vies de Louis Moray » en cette année électorale !? Une municipale de Vevey m’en faisait la remarque, me confiant encore qu’elle avait tant ri. Bovon affecte un style « décontracté », un joli travail de discours direct-indirect libre et le reste dans une écriture fluide aux effets certains et discrets. Le texte est plaisamment référencé, bandes-dessinées, pop-rock, peinture, surtout peinture, tout l’éclectisme de l’auteur. C’est ici que l’on rappelle la présence d’une toile de Picasso première période au musée Jenisch, un bassin dans le cloître de la cathédrale de Barcelone. Le roman se termine sur cette toile du reste, et quelques mystères. Bovon a mené une intrigue façon « Lost », scénario sophistiqué et lyrique sur le ton d’Achille Talon. Une lecture nécessaire.

mardi, janvier 19, 2016

"Des Geôles" de Jean-Yves Dubath


Voici le roman subversif de 2015, loin devant les gribouillis de littérateurs agités, imbibés ou non, sous influence ou non, portés sur le sexe ou juste vantards : aucun d’eux n’arrivent à la cheville de Dubath avec son « Des Geôles ». La presse est quelque peu passée à côté, les libraires un rien moins et comment atteindre son lectorat lorsqu’on n’est pas invité à faire la roue sur des plateaux de télé locale, d’autant plus lorsque l’auteur jouit d’une syntaxe exigeante et use d’un riche vocabulaire.

Il est nécessaire de goûter le verbe walsérien de notre homme, sa sensibilité à fleur de plume, cette prise de risque maximale qui consiste à se livrer, sans faux semblant, à ses lecteurs, à travers des sortes de didascalies à l’intrigue. Il y a le Dr. Raoul Aeschlimann, le criminel Albert Wasser, Mlle Rietberg, assistante sociale à la prison de S. et Mlle Juliette, une perruche, compagne du détenu – à perpète’ – Wasser. On se trouve dans le huis clos d’une prison, du milieu carcéral, du carcan social, des Grisons. Le Dr. Aeschlimann tient de l’antihéros social comme aimait les décrire Robert Walser. Le bon Raoul est, soit, médecin, longue carrière, mais sans la blouse blanche du chercheur ou du chef de clinique arrivé. On pressent que la pratique personnelle de son art l’a mené à exercer en prison. Le bon Dr. se met en marge, volontairement, par dégoût modéré du système, de ses complaisances : le cœur d’un juste, d’un pur bat dans sa poitrine.

Dubath nous laisse entrapercevoir les raisons de l’incarcération de Wasser, crime sadique à caractère sexuel, du pain béni pour les psypsys à taulards, les sociologues, les je-ne-sais-trop-quoi-o-logues, du joli monde qui exerce avec assurance et de confortables salaires. Et si le patient leur échappe : bourrez-le de calmants.  Et on passe au suivant. Et dans la bonne humeur. Toute l’horreur du gentil système nous est montrée, démontrée, cette horreur est juchée sur des hauts talons qui claquent, Mlle Rietberg, la cruche de service, avec cette bonne parole réconfortante à la bouche, le goût de la soumission helvétique, la grandeur nationale : se faire nabot face à la montagne.

Le texte réserve quelques voltes-faces spectaculaires, du grand art ! Le bonheur des petits riens, l’expérience de l’auteur, sa belle personnalité, son bon sens et son esprit critique. Surtout son esprit critique, rien de frontal, grossier, téléphoné … du gentiment corrosif.

dimanche, janvier 10, 2016

"Le Royaume" d'Emmanuel Carrère, suite et fin

L'auteur en dédicace
Lire « Le Royaume », jouir de la promesse du printemps par une fin de journée, janvier par exemple, le couchant, une heure dont les merles chantent la douceur, et croire que l’hiver ne sera plus … Oui, croire, suivre sans raison cette intime conviction qui vous fait vous émerveiller au chant délicat et mélancolique « des oiseaux du ciel ». « Le Royaume » est un texte brillant, drôle, alerte, d’un style subtil et aimable à la fois, pas d’effets gratuits, une parole sincère, tout simplement, et la coulisse du récit offerte aux lecteurs avec cette même simplicité. J’ai terminé la lecture de ce pavé dont la taille représente le seul défaut, et je ne parle pas du nombre de pages, du temps qu’il faut consacrer à sa lecture, juste de la taille de l’objet, un peu encombrant et mal commode à manipuler, surtout dans les dernières pages.

J’ai donc terminé ce voyage auprès de saint Luc, l’irascible saint Paul, saint Marc, ou plutôt saint Jean-Marc de son vrai prénom. Et saint Jacques le majeur, saint Pierre, le colérique saint Jean et le Pommadé … Celui qui est « frotté d’huile », oint … le Messie. Voilà exactement le genre d’anecdote que glisse Emmanuel Carrère dans son récit. Il avait, avec d’autres auteurs, participé en son temps à une version réactualisée de la Bible, dépoussiérer une phraséologie trop pompeuse encombrée de termes usés, d’où le « Pommadé » glissé par le comique de la troupe.

Je l’avais déjà signalé dans ma critique à mi-parcours, « Le Royaume » est le meilleur ouvrage d’histoire biblique qu’il m’ait été donné de lire … quoique je ne sois pas un grand lecteur de ce genre documentaire. Emmanuel (littéralement Dieu est avec nous, je sais, je l’ai déjà glissé dans le premier volet de ma critique), Emmanuel donc, en parallèle des aventures et mésaventures du doux et, apparemment pusillanime Luc, nous refait le récit de la rédaction des évangiles et du reste du canon du Nouveau Testament. Les textes les plus anciens sont vraisemblablement l’évangile selon saint Marc (Jean-Marc) et les écrits pauliniens. Jean-Marc serait le fils de la femme qui reçut Jésus et les apôtres pour leur dernier repas, la sainte Cène. Jean-Marc parle le grec comme « un chauffeur de taxi pakistanais à Londres parle anglais », dixit Carrère. Marc s’exprime à l’aide d’un verbe sec, sans fioriture. Dans son évangile, le Christ se montre révolutionnaire et carré, voire péremptoire. De leur côté, les lettres pauliniennes ne font pas grand cas de la personnalité du Christ ; le dernier apôtre n’a en tête que l’organisation des jeunes communautés chrétiennes et l’ouverture de cette foi aux gentils … aux goïs, aux non-circoncis à qui le ciel est tout de même promis en dépit de leur prépuce. Puis viendrait l’évangile selon saint Luc, médecin de culture grecque, frotté de judaïsme, ayant fortuitement rencontré Paul en tournée dans sa Macédoine natale. Il le suivit, de Jérusalem à Rome, ce qui lui permit de rencontrer ceux qui avaient connu le Christ et conservaient son souvenir, son enseignement à travers une sorte de recension de ses paraboles, de ses coups de gueule aussi. Cette source fantôme (appelée source Q par la théologie) est présente chez Luc mais absente chez Jean-Marc. Quant à l’évangile selon saint Jean, il résulterait effectivement de l’enseignement du « disciple préféré », paroles recueillies dans son grand âge par un autre Jean, un grec d’un genre plutôt platonicien qui rendit ce témoigne de manière très intellectuelle. Et  Mathieu ? le dernier évangile, le plus sobre, le plus consensuel, construit autour de la source Q, une sorte de récit à l’usage des communautés orientales. Mathieu serait plus une marque qu’un individu authentique.


Et Carrère en vient à évoquer la guerre judéo-romaine, la Rome de Caligula, de Néron, de Vespasien ; il n’oublie pas de convoquer l’historien incontournable et contemporain de ce premier siècle : Flavius-Josèphe, poser le décor. « Le Royaume » peut se lire à la manière d’un roman historique, on est quasi dans le docu-fiction « Rome », avec le making-off en parallèle. Carrère fait carton plein : l’esprit, l’humour, la culture, le don de conteur, il a tout, cet auteur, tout sauf … la foi ! Il aimerait y croire mais ne trouve aucune preuve, rien de concluant. Il s’astreint à un « lavage de pieds », chercher un dernier petit bout de foi jusque là. Il n’a pas l’air de souffrir de cet état, il ne cesse de s’interroger à son propos, comme de mes amis hétéros qui finissent par coucher avec un homme afin d’éloigner d’eux l’hypothèse de méconnaître leur homosexualité ! Je reste coi. Et si notre auteur n’a pas retrouvé cette foi qu’il a pratiquée avec ferveur durant trois, ans avant de s’en détourner comme d’une lubie, son roman, le fruit de sept ans de recherche, nourrit copieusement l’inculture philosophique et théologique de croyants dans mon genre.  

jeudi, décembre 31, 2015

Bonne année quand même ...

… allez, bonne année 2016, elle ne sera pas pire que 2015. Il ne s’agit pas de se faire à l’idée, ni de cette cornichonnerie de « résilience » pour psypsy gentil de magazines à grand tirage. Il est question d’humilité, loin des rodomontades politiciennes et artisteuses. Je sais de quoi je parle, je participe tant à la vie politique locale qu’à la vie artistique romande. Néanmoins, j’essaie d’être en phase, concret, sincère dans mes activités et ne surtout pas sombrer dans un dogme ou l’autre, me justifier, avoir raison .... J’ai tant d’exemples de petits juges ès morale sur les réseaux. J’ai bataillé avec des gauchos-bobos des beaux quartiers qui s’émeuvent et se trompent de discours, des laïcards obtus, beaucoup de laïcards obtus, de cette vilaine race intellectuelle qui ne sait pas croire et tente d’imposer par sa raison dévoyée sa sécheresse de cœur. La bienpensance et la coolitude sont les pires maux de l’époque, ils renvoient directement au péché d’orgueil.

Je reviens d’un bref séjour à Constance, histoire de faire des courses et fréquenter cette bonne ville, marcher dans ses rues, prendre une tasse de thé au Rosengarten, dîner dans l’un des restaurants du centre, etc. Il y a tant dans cet etc., tant mieux, car pour le reste, il a fallu composer avec une foule de « casques à boulons », leurs mauvaises manières, leurs mioches mal-élevés, et ce qu’ils peuvent parler fort, dans la rue, les cafés, les magasins ! Je trouve bien du mérite à mes Constançois. Mon etc. s’est surtout illustré par la fréquentation des nombreuses et très belles églises de la ville. J’ai même eu la chance d’assister à une messe, la chapelle aménagée dans la sacristie de Sankt Stefan. J’avais déjà eu ce privilège il y a quelques années de cela. J’espérais pouvoir réitérer cette expérience, ce moment d’intimité, l’atmosphère précieuse de ce lieu, l’autel, son retable sculpté, représentation mariale, les grandes armoires montées sur des corps de buffet, quatre, qui rythment la salle et ne laissent rien échapper des trésors que gardent des serrures baroques.

J’ai retrouvé avec joie ce lieu public réservé et chaleureux. Nous fêtions les Saints Innocents, ces enfants victimes d’Hérode. Il n’y a pas eu d’homélie, ce n’est pas de mises pour les vêpres ; le prêtre s’est toutefois permis une réflexion libre en introduction, évocation des enfants migrants morts en mer. Je ne nie pas être venu à Constance pour y « faire de bonnes affaires » mais la horde d’acheteurs de mes compatriotes, ceux-là même qui parlent si fort et étalent leur sabir avec suffisance sont-ils jamais entrés dans une église de Constance ? La ville passe pour une gentille bourgade commerçante, point. Toute l’Allemagne n’est-elle pas devenue le terrain de jeu favori des Suisses ? Berlin et ses folles nuits en point d’orgue …

« Aimez-vous les uns les autres, mes petits enfants » répétait sans relâche saint Jean dans la béatitude du grand âge. Voilà un commandement qu’applique le moins chrétien des Berlinois, l’un de ces bons gars qui composent la foule anonyme de la capitale allemande. Un type qui travaille pour vivre, qui aime les week-ends prolongés à la belle saison pour lézarder dans un « Biergarten » avec les copains. C’est peut-être aussi une de ces filles de Berlin ex-est, avec leurs colorations capillaires charbonneuses et leurs fringues gothico-folkloriques avec une tentative sexy. Ces filles-là vont au pub, avec les copines, font la fête les unes chez les autres, dans des sous-locations squatteuses puis finissent au bort du terrain de foot quand leurs « mecs » jouent le dimanche après-midi. Ceux-là savent faire la part des choses avec les « Prominenten » ; ils les admirent un peu, ont bien de la curiosité mais rien de plus. Ils regardent ces élites comme des poissons rares à l’aquarium et puis s’en retournent à leurs petites affaires. Ça les fait marrer quand ils lisent un article sur « les folles nuits berlinoises », des hangars pouilleux dans les tréfonds de Neukölln, pensent-ils, de la boîte à touristes ou des ces lieux pour les « möchte gern », pire que le touriste, du touriste qui a pris racine !

2016 sera, comme l’a été 1524 ou 1893. Et les faiseurs continueront à faire du bruit, à occuper le terrain, et les modes passeront. Peut-être que les « leaders d’opinion » jetteront leur dévolu sur d’autres destinations, d’autres activités sportives, que la jupe rallongera, et les couleurs de la prochaine saison ? Qu’importe, on continuera de célébrer la messe en semaine, la chapelle aménagée dans la sacristie, Sankt Stefan, pour moins d’une dizaine de fidèles. Et Berlin ne sera peut-être plus « capitale des nuits européennes », ça ne fera pas le beurre des dealers de coke mais la ville s’en fiche pas mal, car elle est bien autre chose. « Ouvrez les yeux, mes petits enfants … », dirait aujourd’hui saint Jean « … et vous vous aimerez les uns les autres ».


dimanche, décembre 27, 2015

Extrait de "Croisière", "Les règles du jeu"


Je n’ai jamais vraiment suivi les règles : tantôt par défit, tantôt par incompétence. Avec le temps, c’est devenu une autre marque de fabrique. J’ai décidé que toutes – mais vraiment toutes – mes activités composeraient ma réalité, ma « vie pour de vrai ». Des rêveries aux projections, aux rôles que je me suis donnés, tout, absolument tout compose ma réalité. J’y adjoins même une partie de mon activité onirique. Il y a, toutefois, des règles, pour revenir à elles, que je m’applique à respecter, celles auxquelles j’adhère par conviction religieuse et celles que je me donne, la pratique du fitness par exemple, ou tout ce qui touche à mon affairement salarié. Je vais me donner des règles pour la suite de ce « cahier estonien » (ce manuscrit n’a pas encore de nom), une sorte de rituel que j’enfreins déjà lors de leur énoncé. Je vais écrire dans la paix du soir, dans cette pièce que l’on nomme le « salon d’été », une mezzanine que Cy. occupait encore il y a peu, avant qu’il n’aménage sa chambre à coucher dans la partie de l’appartement que je nomme le « loft », le séjour avec sa verrière, l’escalier d’entrée et la nouvelle chambre de Cy. La salon d’été a une vue plongeante sur le port historique de Morges, le haut lac, les montagnes. C’est un point de vue qui évoque immédiatement la salle de fitness des navires MSC Poesia et MSC Musica, salle placée à la proue, derrière de larges baies en verre fumé, juste au-dessus du poste de commandement. Le salon d’été est un espace qui a été gagné dans la toiture par l’aménagement d’un bandeau de fenêtres sur toute la largeur du bâtiment. En contrebas, comme une proue de pierre, vraisemblablement l’ancienne capitainerie du port du temps des Bernois,; je retrouve symboliquement la configuration du navire de croisière. Notre salon d’été est meublé de deux ou trois choses que Cy. n’a pas prises dans sa nouvelle chambre, sont venus y rejoindre un divan d’étoffe écrue, des tapis vert tendre, quelques guéridons et ma table, mes chaises faux « Tuilipani » d’époque. Un lustre de verroterie, une sorte de brocard fleuri dans l’escalier, des vasques de Bassano et une chaise Louis XIII complètent la décoration, sans parler de la petite troupe d’accessoires de rien propre à ma mise-en-scène …

Autre règle, la taille des « chapitres » ou de ce qui m’en tient lieu, des sortes de forts paragraphes, cinq pages manuscrites. Les étapes de notre croisière méditerranéenne ne seront pas forcément évoquées de manière structurée, je ne m’interdis pas les flashbacks, les digressions, les descriptions de mouvements intérieurs. Hier, par exemple, alors que je revenais de Lörrach où je suis allé faire deux ou trois courses et, surtout, acheter mes billets de train pour Münich (quelques jours en octobre après Ibiza), j’ai été tenté de raconter mon repas dans un restaurant du coin. Je voulais évoquer ma nostalgie du Rheintal, la vue sur les colines de vignoble avoisinantes et le soleil déclinant, les ombres graciles des petits villages çà et là, mon Allemagne adorée, une grande douceur teintée d’une  légère douleur, celle de ne pas appartenir à ce terroir, de ne pas avoir d’emprise sur lui et de ne pouvoir le fréquenter qu’à la manière d’une âme errante, voire d’un passager clandestin.


Je ne me donne aucun délai particulier pour mener ce travail à terme. Cependant, l’année dernière, j’avais clos la rédaction de la première partie à Noël. Pour des raisons de symétrie, je vais tenter de mettre un point final au cours de cette même période du calendrier.

mercredi, décembre 16, 2015

"Le Royaume" d'Emmanuel Carrère

Je comptais écrire un petit quelque chose de satirique à propos d’une récente élection mais nous sommes entrés dans l’année jubilaire de la Miséricorde, je vais donc m’abstenir … par miséricorde (on me prête fort peu de cette vertu, je ne sais pas pourquoi du reste). Je vais plutôt m’ouvrir auprès de vous de ma lecture actuelle, un pavé, que je comptais finir il y a une semaine de cela. L’ouvrage était goncourable l’année dernière, plus de 600 pages aux éditions P.O.L, à savoir « Le Royaume » d’Emmanuel Carrère. Je crois que j’avais dû en entendre parler, ou en lire quelque chose et je l’ai trouvé voilà une année au-dessus d’une pile, librairie parisienne. Je me suis dit pourquoi pas, question truc lourd, je venais d’acheter une intégrale de Mafalda. Et « Le Royaume » est resté gentiment sur une nouvelle pile, à la maison, parmi d’autres textes qui lui ont brûlés la politesse, de moins épais ou de plus prestigieux (L’Homme sans qualité).
 
Le problème d’un pavé est un problème pratique, ça pèse son poids dans le sac et ça prend une place dingue mais la qualité du texte vaut largement cet effort. Je ne connaissais rien de l’auteur. Je l’avais peut-être aperçu à la télévision. Pas besoin de s’informer sur le bonhomme ; selon son éthique, il commence par expliquer son point de départ. Il évoque sa conversion, sa pratique limite névrotique de la foi et l’athéisme qui y succède. En corollaire, il nous parle de l’échec de son premier mariage, de ses enfants, de son travail de scénariste, de son travail d’auteur. La première partie du livre tient de la bonne autofiction, l’écrivain n’est pas un gentil tricoteur de fables à bonne gueule pour magazine avec couverture en papier glacé, il est un homme qui réfléchit et se confie selon le célèbre modèle ronsardien. Inutile de vous dire qu’il s’agit du modèle que j’applique dans mon propre travail d’auteur. Ce simple récit d’une conversion ratée, comme un soufflé raplapla, justifierait largement le prix du livre mais l’épisode catholo-bon teint n’est qu’un épisode dans une recherche plus vaste, une interrogation de philologue, de journaliste, d’historien, de sociologue autour du personnage de saint Luc et, donc, par ricochet, de saint Paul et de Notre Seigneur Jésus Christ.
 
A ce point-là de ma critique, au cas où le lecteur de ce billet ne connaîtrait rien de moi, je suis catholique, croyant et pratiquant, la totale ! Et par choix puisque je suis né dans une famille protestante vaudoise ayant une pratique plutôt molle de la foi. Je n’avais pas été baptisé. J’ai connu un épisode de révélation vers quatorze ans qui m’a mené au baptême onze ans plus tard, à la confirmation puis à un épisode de « protestation » avant de vivre pleinement ma foi en paroisse, auprès de l’admirable abbé Pittet. Il m’a accueilli au sein de la paroisse Saint-Joseph, et mon homme aussi, car ce prêtre ne jugeait pas mon homosexualité. Il nous demandait parfois de l’assister et de donner la Communion. Je confesse à Dieu tout puissant … euh, non, nous ne sommes pas à la messe, mais je confesse un désintérêt quasi-total vis-à-vis de la doctrine de la foi, de la philosophie attenante, de la philosophie en général (chiage dans le crâne comme le disait mon ex-beau-père). Ma foi n’est pas un acte intellectuel, elle une « simple » conviction qui repose sur elle-même et sur la présence régulièrement renouvelée du Très Haut auprès de moi. Dans ses conditions, il est clair que je n’ai pas besoin du blabla annexe si nécessaire aux croyants tièdes afin de les réchauffer dans leur foi.
 
Revenons au « Royaume » d’Emmanuel (littéralement Dieu est avec nous) Carrère. Après le constat de sa foi … manquée, il bifurque sur un sujet qui lui tient à cœur, la vie de saint Luc, qui était-il ? qu’elleA est la teneur exacte de son héritage biblique. Et notre auteur mène l’enquête de manière magistrale. Il compile et analyse l’exégèse, les différentes versions des évangiles (TOB, Segond, bible de Jérusalem, etc.), relève les failles linguistiques du récit et leur interprétation pour livrer au lecteur la vulgarisation synthétique et sagace de thèmes habituellement débattus par les milieux universitaires. Impossible de lâcher ce « Royaume », l’inspecteur Carrère mène l’enquête et ses déductions sont encore plus fortiches que celles de Colombo, Poirot ou Maigret réunis. On en redemande ! Je dois ici vous confesser de même que je ne suis pas un grand lecteur de la bible, deux ou trois paraboles que je suis incapable de replacer dans la bonne évangile, deux ou trois trucs pas piqués des vers tirés du deutéronome, l’apocalypse, deux ou trois choses tirées des lettres pauliniennes et rien de plus. Je lis avec intérêt dans mon missel le commentaire des lectures du jour, goûte fort les homélies bien tournées et suis avec intérêt les séquences d’explication biblique sur KTO. Parfois je lis une page du Livre Sacré au lit (la Bible de Jérusalem a ma préférence), avant ou après une page de Mafalda (la fameuse intégrale de plus de deux kilos), ces deux sommes me tiennent lieu de livre de chevet.
 
Carrère, l’homme qui croyait mais ne croit plus, met paradoxalement un talent fou à rendre vivant Paul, Luc, Jacques, Marie et Notre Seigneur Jésus Christ de même. Il trie parmi les « enjolivures » ce qu’il considère comme des anecdotes authentiques, de première main. Il échafaude des hypothèses sur le saint Paul historique, sur sa personnalité, les conditions de sa rencontre avec saint Luc. Afin de rendre au mieux ce qu’il croit isoler de la psychologie de ses protagonistes, Carrère opère de fréquents retours à sa propre expérience, mettant en perspective son œuvre et son parcours. La méthode n’a rien de dérangeant car pleinement assumée et, qui plus est, elle répond à un impératif moral, le fameux devoir de vérité. D’où tu parles, Emmanuel ? « De ma place d’athée ex-croyant glissant vers l’agnosticisme, d’homme issu d’un très bon milieu, d’auteur reconnu, de scénariste vivant de sa plume, de père de famille, de divorcé remarié et comblé, bref d’une place privilégiée ce qui, toutefois, ne retire rien à la valeur de mon témoignage et rien à la qualité de ma recherche. » nous répond-il. Et le lecteur procède à ces mêmes allers-retours, d’où l’incursion de ma propre expérience dans cette critique. Toutefois, je réserve mes conclusions à lire dans le prochain billet consacré au « Royaume », dès que j’en aurai terminé la lecture (600 pages, tout de même !).