Lie de vin … ou bordeaux, une couleur si ce n’est rare ou
précieuse, particulière du moins. Il aime bien prendre un objet courant en
point de repère, une breloque de turquoise ou une paire de gants, en l’occurrence,
ne pas rouler un regard vide et imbécile autour de lui, fixer calmement l’objet
choisi le temps de remettre ses idées en place, de se retrouver. Avant qu’il n’instaure
ce petit rituel assez simple, il lui est arrivé des retours … comment dire,
mouvementés, voire acrobatiques. Il a aussi pris l’habitude de commencer par se
situer : le lieu, le moment, puis les détails plus prosaïques quant à sa
personne. Il ne s’inquiète plus de ne pas retrouver de suite son nom, il paraît
que c’est normal ; à force de transiter, il a développé ce qu’on appelle
une conscience universelle. Le nom et le prénom tiennent du particulier.
« On ne change pas une équipe qui gagne, surtout quand
elle perd », dixit un obscur auteur. Cette citation est devenue le motto
de Steeve, il aime la retourner dans un sens, dans l’autre, s’en pourlécher
installé dans un café chic, aux heures de bureau. Il aime faire un peu la roue,
il se rembourse des longues années au cours desquelles il s’est benoîtement
laissé marcher dessus par des jobards analphabètes. On lui donne du « Monsieur »,
on le sert avec empressement et il prend un air extrêmement détaché, hautain,
ailleurs. Ça ne fait pas
avancer le schmilblick … Qui peut bien encore savoir ce qu’est le schmilblick ?
A son dernier retour, non seulement il n’a pas retrouvé son nom avant une bonne
heure mais il lui a fallu une heure de plus, se souvenir du chemin à prendre,
retourner chez lui. Il est entré au hasard dans un cinéma, regarder n’importe
quoi, faire passer le temps, les effets se dissipent complètement au bout de
160 minutes, exactement. Brigitte, sa mère, trouve qu’il a changé, qu’il a le
caractère moins facile, qu’il est devenu intraitable, impatient, même s’il fait
bien plus « monsieur » à présent. Steeve travaille son rôle, comme un
acteur, d’où ses simagrées dans les établissements chicos de la ville. Il se
déride toutefois devant l’un des garçons du café N***, un brun, souriant,
aimable, toujours agréable et qui semble apprécier sa présence. Ce serveur s’adresse
à lui sans affectation, avec naturel et sympathie. Si Steeve était gay, il
aimerait draguer un garçon comme lui … mais il n’est pas gay, pire, sans sexe,
parce qu’amoureux d’une statue de cire. Il se comprend. Il a pourtant cherché à
« évacuer une certaine tension » avec une blonde pigeonnante accostée
en boîte, au « Temple » mais il a renoncé au milieu de l’action, pas
envie de se répandre pour si peu … et il aurait fallu rester un peu, les affres
de la conversation, des banalités, remettre le couvert. Non, trois fois non, et
on peut l’appeler à tout moment. Il a tout de même fait l’effort d’un mensonge
émouvant.
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