Je comptais écrire un petit quelque chose de
satirique à propos d’une récente élection mais nous sommes entrés dans l’année
jubilaire de la Miséricorde, je vais donc m’abstenir … par miséricorde (on me
prête fort peu de cette vertu, je ne sais pas pourquoi du reste). Je vais
plutôt m’ouvrir auprès de vous de ma lecture actuelle, un pavé, que je comptais
finir il y a une semaine de cela. L’ouvrage était goncourable l’année dernière,
plus de 600 pages aux éditions P.O.L, à savoir « Le Royaume » d’Emmanuel
Carrère. Je crois que j’avais dû en entendre parler, ou en lire quelque chose
et je l’ai trouvé voilà une année au-dessus d’une pile, librairie parisienne.
Je me suis dit pourquoi pas, question truc lourd, je venais d’acheter une
intégrale de Mafalda. Et « Le Royaume » est resté gentiment sur une
nouvelle pile, à la maison, parmi d’autres textes qui lui ont brûlés la
politesse, de moins épais ou de plus prestigieux (L’Homme sans qualité).
Le problème d’un pavé est un problème
pratique, ça pèse son poids dans le sac et ça prend une place dingue mais la
qualité du texte vaut largement cet effort. Je ne connaissais rien de l’auteur.
Je l’avais peut-être aperçu à la télévision. Pas besoin de s’informer sur le
bonhomme ; selon son éthique, il commence par expliquer son point de
départ. Il évoque sa conversion, sa pratique limite névrotique de la foi et
l’athéisme qui y succède. En corollaire, il nous parle de l’échec de son
premier mariage, de ses enfants, de son travail de scénariste, de son travail
d’auteur. La première partie du livre tient de la bonne autofiction, l’écrivain
n’est pas un gentil tricoteur de fables à bonne gueule pour magazine avec
couverture en papier glacé, il est un homme qui réfléchit et se confie selon le
célèbre modèle ronsardien. Inutile de vous dire qu’il s’agit du modèle que
j’applique dans mon propre travail d’auteur. Ce simple récit d’une conversion
ratée, comme un soufflé raplapla, justifierait largement le prix du livre mais
l’épisode catholo-bon teint n’est qu’un épisode dans une recherche plus vaste,
une interrogation de philologue, de journaliste, d’historien, de sociologue
autour du personnage de saint Luc et, donc, par ricochet, de saint Paul et de
Notre Seigneur Jésus Christ.
A ce point-là de ma critique, au cas où le
lecteur de ce billet ne connaîtrait rien de moi, je suis catholique, croyant et
pratiquant, la totale ! Et par choix puisque je suis né dans une famille
protestante vaudoise ayant une pratique plutôt molle de la foi. Je n’avais pas
été baptisé. J’ai connu un épisode de révélation vers quatorze ans qui m’a mené
au baptême onze ans plus tard, à la confirmation puis à un épisode de
« protestation » avant de vivre pleinement ma foi en paroisse, auprès
de l’admirable abbé Pittet. Il m’a accueilli au sein de la paroisse Saint-Joseph,
et mon homme aussi, car ce prêtre ne jugeait pas mon homosexualité. Il nous
demandait parfois de l’assister et de donner la Communion. Je confesse à Dieu
tout puissant … euh, non, nous ne sommes pas à la messe, mais je confesse un
désintérêt quasi-total vis-à-vis de la doctrine de la foi, de la philosophie
attenante, de la philosophie en général (chiage dans le crâne comme le disait
mon ex-beau-père). Ma foi n’est pas un acte intellectuel, elle une
« simple » conviction qui repose sur elle-même et sur la présence
régulièrement renouvelée du Très Haut auprès de moi. Dans ses conditions, il
est clair que je n’ai pas besoin du blabla annexe si nécessaire aux croyants
tièdes afin de les réchauffer dans leur foi.
Revenons au « Royaume » d’Emmanuel
(littéralement Dieu est avec nous) Carrère. Après le constat de sa foi …
manquée, il bifurque sur un sujet qui lui tient à cœur, la vie de saint Luc,
qui était-il ? qu’elleA est la teneur exacte de son héritage biblique. Et
notre auteur mène l’enquête de manière magistrale. Il compile et analyse
l’exégèse, les différentes versions des évangiles (TOB, Segond, bible de
Jérusalem, etc.), relève les failles linguistiques du récit et leur
interprétation pour livrer au lecteur la vulgarisation synthétique et sagace de
thèmes habituellement débattus par les milieux universitaires. Impossible de
lâcher ce « Royaume », l’inspecteur Carrère mène l’enquête et ses
déductions sont encore plus fortiches que celles de Colombo, Poirot ou Maigret
réunis. On en redemande ! Je dois ici vous confesser de même que je ne
suis pas un grand lecteur de la bible, deux ou trois paraboles que je suis
incapable de replacer dans la bonne évangile, deux ou trois trucs pas piqués
des vers tirés du deutéronome, l’apocalypse, deux ou trois choses tirées des
lettres pauliniennes et rien de plus. Je lis avec intérêt dans mon missel le
commentaire des lectures du jour, goûte fort les homélies bien tournées et suis
avec intérêt les séquences d’explication biblique sur KTO. Parfois je lis une
page du Livre Sacré au lit (la Bible de Jérusalem a ma préférence), avant ou
après une page de Mafalda (la fameuse intégrale de plus de deux kilos), ces
deux sommes me tiennent lieu de livre de chevet.
Carrère, l’homme qui croyait mais ne croit
plus, met paradoxalement un talent fou à rendre vivant Paul, Luc, Jacques,
Marie et Notre Seigneur Jésus Christ de même. Il trie parmi les
« enjolivures » ce qu’il considère comme des anecdotes authentiques,
de première main. Il échafaude des hypothèses sur le saint Paul historique, sur
sa personnalité, les conditions de sa rencontre avec saint Luc. Afin de rendre
au mieux ce qu’il croit isoler de la psychologie de ses protagonistes, Carrère
opère de fréquents retours à sa propre expérience, mettant en perspective son
œuvre et son parcours. La méthode n’a rien de dérangeant car pleinement assumée
et, qui plus est, elle répond à un impératif moral, le fameux devoir de vérité.
D’où tu parles, Emmanuel ? « De ma place d’athée ex-croyant glissant
vers l’agnosticisme, d’homme issu d’un très bon milieu, d’auteur reconnu, de
scénariste vivant de sa plume, de père de famille, de divorcé remarié et
comblé, bref d’une place privilégiée ce qui, toutefois, ne retire rien à la
valeur de mon témoignage et rien à la qualité de ma recherche. » nous
répond-il. Et le lecteur procède à ces mêmes allers-retours, d’où l’incursion
de ma propre expérience dans cette critique. Toutefois, je réserve mes
conclusions à lire dans le prochain billet consacré au « Royaume »,
dès que j’en aurai terminé la lecture (600 pages, tout de même !).
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