mardi, novembre 03, 2015

"Capucine" de Blaise Hofmann

Ma rencontre avec l’ouvrage « Capucine », de Blaise Hofmann tient du hasard, un double hasard. Cela commença par l’annonce de l’exposition de photographies « Qui se souvient encore de Capucine » au musée Forel, la bonne institution morgienne à laquelle je suis … abonné ou avec laquelle je suis ami, à moins que ce ne soit une association qui s’occupe de prélever des cotisations annuelles en échange d’un droit de visite illimité. Bref, le musée m’envoie régulièrement une news-letter par voie électronique et des invitations par voie postale. Il y a un peu moins de deux mois de cela, j’ouvre l’un de ces courriers et en extirpe le bristol d’invitation. Il est signalé que l’auteur d’une toute récente biographie de Capucine sera présent. Capucine, un auteur ?! Je me rappelle d’une anecdote, quelque chose que j’avais placé dans « Journal de la haine et autres douleurs », notre voyage à New York avec Cy et sa tante. Nous avions passé une journée entière à Woodburry Common, une sorte de village de carton-pâte, un super outlet de toutes les grandes enseignes du centre ville. Chez Saks, où je fis l’acquisition de quelques accessoires, l’une des vendeuses avait repéré que je parlais français avec Cy. C’est donc en français qu’elle s’adressa à moi. Tout naturellement, elle me demanda d’où je venais, « une ville sur le lac Léman, à côté de Lausanne ». La vendeuse écarquilla les yeux, répéta « Lausanne » avant d’ajouter « là où vivait Capucine ». Je découvris alors que la star discrète qui s’était jetée par la fenêtre de son appartement, au huitième étage d’un locatif de standing du chemin de Primerose, était vraiment une star.

Après avoir googelisé Blaise Hofmann, j’ai trouvé une adresse courriel, contacter l’intéressé, lui raconter mon anecdote avec la vendeuse de chez Saks. J’étais surtout intrigué par l’intérêt d’un journaliste pour une gloire oubliée au nom de fleur… Je lui ai donc proposé un échange de livres. Brève rencontre à la cinémathèque, il intervenait en avant projection d’un film dont Capucine tenait le premier rôle. Nous avons procédé à l’échange puis je suis rentré, déjà captivé par les premières pages. Je n’ai pas été déçu du reste, surtout impressionné par le travail d’enquêteur de l’auteur. Reconstitution minutieuse de la dernière journée de Capucine, remise en contexte de la période par l’évocation de petits riens (météo, programme télévisé, la une de la presse romande). On y est, et plus particulièrement le lecteur lémanique qui replonge dans ses propres souvenirs, essaie de se rappeler de ce qu’il avait bien pu faire ce 17 mars 1990, un samedi et rien de pire que les samedis lausannois, leur étroitesse, leur ennui, cette manière épouvantable qu’ils ont à se refermer sur eux-mêmes dès 18h, 17h à l’époque, heure de fermeture des magasins et de tant de cafés. Les lieux encore ouverts ne sont pas faits pour les solitaires, aucune échappatoire ne semble possible. Hofmann relève même qu’on annonce « Sébastien c’est fou » sur la première en soirée.

Comment une femme coqueluche du Paris d’après-guerre, mannequin vedette de Hubert de Givenchy et son amie, étoile du cinéma américain des années soixante, fourrures, robes de créateur, bijoux, villa merveilleuse, limousines … comment une telle femme a-t-elle pu finir dans le cul-de-sac existentiel d’une vie à Lausanne ! Et elle avait largement dépassé l’âge de jouir de l’hédonisme brouillon des nuits de la capitale vaudoise, lorsque le MAD n’était pas encore une boîte de vieux jeunes entre blaireaux et bobo. Combien de fois Capucine n’a-t-elle pas dû laisser errer son regard sur le lac, le cirque des montagnes, cherchant d’où viendrait son sauveur, depuis sa terrasse, son nid d’hirondelle. Hofmann nous raconte un conte tragique et l’avancée de ses recherches en parallèle, Saumur où grandit Germaine Lefèvre pas encore devenue Capucine, Cap’ pour les intimes. On y apprend l’enfance, l’usine de l’oncle un peu collabo’ sur les bords, le père un peu planqué sur un autre bord, la mère limite malveillante, certainement jalouse de sa fille, petit monde étroit et provincial sous l’Occupation. Puis Paris, les petits boulots, un mariage raté, l’engeance de l’existentialisme, une lubie pour ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche, ou ceux qui n’aiment pas danser frénétiquement jusqu’au petit jour dans les cave à jazz. Il y aura encore la carrière de mannequin, Hubert de Givenchy, l’ami de toujours, la rencontre avec Audrey Hepburn, l’amie de toujours. Finalement les Etats-Unis, un agent en père de substitution, son pygmalion, des rôles magnifiques mais Capucine a-t-elle été une grande comédienne ?

Mystère. J’ai le souvenir d’avoir vu – dans le délire d’une fièvre grippale – « What’s new, pussy cat » ; j’avais douze ou treize ans et la mélodie du générique ne m’a jamais quitté. Capucine était de cette aventure déjantée, très en décalage avec son emploi d’icône de la femme sophistiquée. Hofmann nous rend parfaitement le paradoxe de cette comédienne qui rencontra soit son public mais pas son réalisateur. Elle était une déesse d’un autre temps, la tragédie de sa vie. Finir seule à Lausanne, ni proches, ni enfants, quelques mots avec le serveur du « Gros Minet », le bar sur l’avenue de Cour, un salut à la concierge – Capucine sent très bien que cette femme ne l’apprécie pas tant, un coup de fil à Audrey qui vit à une dizaine de kilomètres de là mais l’amie de toujours est encore en déplacement, son travail d’ambassadrice de l’Unesco. Je n’ai pas vu de film de Capucine depuis que j’ai terminé la lecture de son excellente biographie ; je ne cherche pas particulièrement à le faire. La mort de Capucine m’a toujours été une sorte de motif mythologique. Maladie ? Peine de cœur ? Déception ? Fatigue ? ou lorsque l’étoile froide de votre gloire éteinte vous laisse dans l’obscurité, et à Lausanne. Sous l’élégante plume de Blaise Hofmann, Capucine a enfin trouvé un auteur qui lui sied.



vendredi, octobre 23, 2015

"Il est de retour", le film

« Il est de retour » est de retour, après le roman désopilant et bien mené de Timur Vermes, les écrans allemands ont droit à la primeur de l’adaptation cinématographique. Passer du texte à l’image n’est pas chose facile, rentre en ligne de compte le respect du roman , de l’idée que l’on s’en fait, sans parler de la dimension choquante du propos, l’intimité de la lecture n’a rien à voir avec une projection en salle, du moins tant que le film n’est pas disponible en dvd ou en streaming. Le pitch (égal à celui du livre), Adolf Hitler se réveille en 2014 exactement là où son corps avait été incinéré en 45. Difficile pour un homme en uniforme nazi et ressemblant trait pour trait à Adolf Hitler de passer inaperçu dans notre société filmée 24 sur 24, de manière volontaire ou non. Très rapidement, notre protagoniste va savoir tirer parti de ce diktat addictif de l’image  tout en flattant la vanité de ceux qui vont l’aider.
 
Le réalisateur (David Wnendt) rend parfaitement l’esprit du texte, tout en le poussant au-delà de la bonne pochade par un travail de mise-en-abîme subtile et philosophique. Il incite le spectateur à se poser les bonnes questions ; où se trouve la limite entre la parodie et la conviction ? quelle est finalement la responsabilité de tout Allemand ? cette responsabilité dépasse-t-elle le cercle du peuple allemand ? Hitler revenu d’entre les morts lance à Sawatzki, un jeune assistant producteur de télévision timide, l’un des premiers promoteurs de son retour sur le devant de la scène, il lui lance donc « vous ne pouvez pas me supprimer, car je suis une part de vous tous, et pas forcément la plus mauvaise ». Le film se clôt quasi sur cette scène, puis une traversée triomphale du Führer dans une Mercedes décapotable à travers Berlin où les passants lui font tantôt des doigts d’honneur tantôt de petits signes amicaux de la main ou, même, un franc salut nazi (il s’agit de vrais passants et pas de figurants, certaines scènes ayant été tournées en milieu « naturel »).
 
Scénario rondement mené, rythme et gags, dérision de la culture allemande (sous-culture diront les mauvaises langues), le film repose néanmoins sur la prestation d’Oliver Masucci qui campe un Hitler encore meilleur que Bruno Ganz. La gestuelle, la posture, le phrasé, tout y est, jusqu’à cette assurance du regard qui ne semble pas être le fait d’un comédien. A propos de Bruno Ganz, coup de projecteur sur une scène reprise et réadaptée de « Der Untergang ». Rappelez-vous lorsque le Führer dans son bunker, acculé par la nouvelle de sa défaite prochaine se lance dans une diatribe enflammée, invectivant ses généraux. Remplacez Hitler par un directeur de programme ambitieux acculé lui aussi à une reddition prochaine du fait des mauvais résultats d’audience et vous le verrez se comporter exactement de la même manière qu’Adolphe, les mêmes cris, les mêmes menaces, la même violence. Hitler est parmi nous …
 
Question débat, le film suscite quelques réactions, guère plus que le livre ou la pièce. Entre Pegida, la crise des migrants et la guerre en Syrie, Vermes et Wnendt font figure de Cassandre. Un leader populiste, droit, intègre, passionné et écologiste de surcroît ferait florès, et peut-être mieux qu’en 33. Et pas seulement en Allemagne. En surimpression de la traversée de Hitler à travers Berlin, une mosaïque d’images tirées de l’actualité récente, Marine Le Pen, Nigel Farage, La lega del Nord, et d’autres encore, des purs produits de nos démocraties libérales : tout ce qu’il y a de plus officiellement élus par les déçus du système, les déclassés qui votent encore, les laissés-pour-compte qui tentent de protester une dernière foi. En fait, il n’est pas de retour, il n’est jamais vraiment parti.

samedi, octobre 17, 2015

"Perdre la paix" de Christophe Girard

« Perdre la paix », petit livre de souvenirs plus vrais que vrais du grand Maynard Keynes, Keynes ? LE Keynes du keynésianisme, la célèbre théorie économique – et on n’a pas inventé mieux – qui prône une redistribution partielle de la fortune par une intervention adéquate de l’Etat. Ne soyez pas étonné, l’auteur n’est autre que le brillant maire socialiste-centriste du IVème arrondissement, Christophe Girard. L’homme de lettres est aussi talentueux que le politique ; son roman historique prend la forme adroite et hybride d’un roman mi épistolaire, mi journal intime, voire une confession. Girard a imaginé (je fis pareil en son temps avec le héros révolutionnaire vaudois Laharpe dans « Mémoire d’un révolutionnaire »), Girard a donc imaginé le journal intime de Keynes alors qu’il était l’un des négociateurs britanniques en vue du diktat de Versailles, la honte des alliés, l’après Première Guerre mondiale lorsqu’une France vindicative et un empire britannique jaloux de son hégémonie géoéconomique chargèrent l’Allemagne de tous les vices et dépecèrent n’importe comment l’Etat austro-hongrois, le tout avec la complicité d’une Amérique naïve jusqu’à la bêtise. Et le Keynes historique était tout à fait conscient de cela, de la catastrophe à venir (avènement du nazisme avec la complicité des alliés en réponse à leur peur panique du socialisme).
 
Pour faire bonne mesure, Christophe Girard a donné pour interlocuteur à son héros le jeune Volodia, un traducteur qui le connut lors de la conférence de Paris (prélude au diktat de Versailles). Ce jeune homme deviendra le diariste, à postériori, de cette  conférence. La mort de Keynes, vingt-sept plus tard, un mot de condoléance à sa veuve, l’invitation de celle-ci à se rappeler, et Volodia va raconter sa rencontre avec Maynard, sa turlute avec le monsieur dans une cabine des toilettes du quai d’Orsay, une réédition de la chose dans des circonstances moins … enfin plus … et oui, Keynes était gay ! C’est avec une gourmandise non dissimulée que notre auteur évoque ce trait de la personne du célébrissime économiste. Il insiste parfois un peu trop, s’attarde sur quelques détails scabreux à des fins militantes. Il est vrai que l’on a toujours voulu faire de Keynes un gentil hétéro potentiellement détournable et ne faut-il pas rendre à César ce qui est à César ! L’auteur mêle la voix de Maynard, celle de Volodia et quelques lettres de la veuve avec talent et fluidité. Cela en rajoute à la clarté du portrait et aux véritables enjeux de cette conférence de Paris. A ce propos, petit bémol, en sus d’une certaine complaisance dans le graveleux de la scène de turlute, il sort parfois un cocorico discret du petit cœur français de l’auteur, un chant de fierté à peine malvenu mais c’est un germanophile de nationalité suisse qui vous l’écrit.
 
On ne peut toutefois pas taxer Christophe Girard de chauvinisme. Il relève la rapacité des autorités françaises de l’époque, la lâcheté britannique, et l’avidité de toutes les autres nations, toutes prêtes à fondre sur l’Allemagne. Le texte est vivant, les personnages ont la crédibilité de politiciens actuels dans leurs confidences via la presse d’investigation. L’éclairage est adroit quoique perfectible … Ach, mein deutsches Herz a tout de même bondit à plusieurs reprises. Même si Monsieur Girard ne donne pas dans l’anti-teutonnerie primaire, il pèche  par méconnaissance ici ou là, à peine des imprécisions, mais de ce genre de flou léger qui fait toute la différence. Nous avons droit à une lecture de l’intérieur des positions anglo-cocorico-françaises, un ou deux descriptifs réalistes catastrophistes de l’Allemagne vaincue, assortie d’avis à l’emporte-pièce sur cette Allemagne que nos voisins français révèrent aujourd’hui mais méconnaissent et ce parmi des cercles universitaires. Christophe Girard pèche donc par ethnocentrisme naturel, il n’est pas allé jusqu’à dire des aberrations du genre de celles que tiennent des chercheurs du CNRS claironnant haut et fort que « les territoires des empires centraux n’ont connu la démocratie qu’après la première guerre mondiale », comme si c’était la France de la révocation de l’édit de Nantes, la France antidreyfusarde et antié-sémite (voir l’affaire Dreyfus, 1894-1906), la France de la criminalisation de l’homosexualité (lois radiées en  1981 par Mitterrand) qui était venue apprendre la chose à l’Empire allemand et l’Autriche-Hongrie, deux Etats démocratiques et tolérants que l’on ne peut pas mélanger sous l’étiquette commune « d’empires centraux » avec l’empire ottoman et la Russie tsariste ; ce serait aussi grossier que de confondre la Vème République avec Vichy !!!
 
J’eusse aimé lire l’évocation des principes de tolérances allemandes qui prévalaient tant en Prusse que dans le Saint-Empire en matière confessionnelle. Depuis la terrible guerre de Trente Ans (1618-48), ces deux Etats acceptaient la confession protestante (aussi égarée soit cette religion sur certains points, là, c’est l’auteur catholique qui vous parle) au sein de leurs populations. Ces deux mêmes Etats acceptaient aussi des citoyens juifs, sans leur faire vivre de pogroms ou autres moindres violences. L’empire allemand (1871-1918), empire qui était gouverné par un parlement démocratiquement élu vota même des lois de lutte contre l’anti-sémitisme, lois ratifiées par Guillaume II, l’un des souverains les plus caricaturés après Louis XVI (ici s’exprime ma sensibilité légitimiste). Faut-il rappeler que ce même Guillaume II n’ajourna pas les élections législatives en pleine Première Guerre mondiale, élections qui se soldèrent par une majorité socialiste ce qui poussa l’empereur à abdiquer ! Cette nouvelle Allemagne sociale-démocrate se tourna vers la voie diplomatique et l’armistice pour mettre fin à une guerre dont elle n’était pas l’initiatrice (faut-il le rappeler) et dans laquelle elle ne se reconnaissait plus. Elle le fit en toute bonne foi. Dernier point, celui de l’acceptation de la différence sexuelle. La Prusse connaissait une tolérance légendaire, merci Frédéric II, tolérance qui continua de s’exprimer dans l’empire allemand. Du moment que vous vous mariiez, vous pouviez bien aimer et pratiquer votre propre sexe. La République de Weimar ira plus loin, elle faillit légaliser le mariage entre personnes du même sexe. Inutile donc de s’appesantir sur la France laïque incapable de vendre le projet de mariage pour tous. Histoire d’enfoncer le clou, je ne résiste pas au plaisir de citer le nom de la Kaiserbründl, littéralement la petite fontaine de l’empereur, sauna masculin à la réputation gay, un établissement ouvert en 1889 en plein coeur de Vienne. Le lieu fut fréquenté par le grand-duc Ludwig-Victor, frère de l’empereur Franz-Josef et personnage très haut en couleurs.
 
Soit, on s’éloigne peut-être du sujet de l’ouvrage dont il est question, autant pour moi, il faudra que j’écrive ce livre sur Guillaume II et mes Allemanges d’avant-guerre, sur les vertus qu’elles portèrent et portent encore. Que cela ne vous empêche pas – en attendant cet ouvrage – de lire « Perdre la paix », de Christophe Girard ou la conférence de Paris vue par le petit bout de la lorgnette.

samedi, octobre 03, 2015

"Animarex" de Jean-François Kervéan

Anne, Jules, Vivonne, Bibiche et Louis, évidemment Louis, et Olympe, Mme de la Fayette aussi et tant d’autres, la jeune cour de Louis, le quatorzième, un souverain pour lequel je n’avais pas de vénération particulière. Il y a aussi l’auteur, Jean-François Kervéan, rencontré lors du « Livre sur les quais » à Morges. Christophe Girard – auteur brillant, ma prochaine critique, et maire du IVème arrondissement – tenait ab-so-lu-ment à me le présenter. Le monsieur était sagement assis à un bout de table, un peu embarrassé de lui-même, dans le voisinage très, trop proche d’auteurs à gros succès. Christophe a fait les présentations, Kervéan m’a tendu la main, avant tout soulagé de voir en Christophe un visage connu.

Un verre de vin à la maison, dans l’attente du dîner des auteurs, nous avons fait un échange et quel bonheur d’avoir rencontré un auteur aussi subtil. Le roman est tout à son image. Le lecteur rencontre les différents protagonistes avec une sorte d’évidence cordiale. Les présentations ont été faites et nous voilà dans l’intimité du tout jeune Louis, sa chienne Friponne, sa gouvernante, une halte impromptue. Nous n’allons pas suivre le roi soleil dans tous les aléas de son grand règne ; Jean-François Kervéan nous ouvre aux secrets d’une jeunesse, d’un cœur, une rencontre et une liaison avec Bibiche, la farouche et voluptueuse Marie Mancini, nièce du cardinal Mazarin.

Sont offertes au lecteur les minutes de la relation d’un don Juan compulsif avec sa première maîtresse et quoi d’autre ? Kervéan brosse le portrait d’un homme libre, loin de la pompe royale, béton prise rapide. Louis-Dieudonné dans toute sa vérité historique devient … un ami, tout du moins l’un de ses personnages que l’on est impatient de retrouver. La vérité de l’homme ne nous est pas livrée par un auteur ou un historien mais par l’âme-même de feu le grand souverain, d’où le titre, « Animarex », version latin de cuisine. Le texte prend la forme d’une confidence entre cette âme – qui vampirise l’auteur dont elle fait son nègre – et le lecteur. La trame narrative supporte un tissage complexe, va et vient du XVIIème au XXIème siècle, le Marais en décors commun, surpiqûre de quelques anecdotes colorées, la petite histoire de « l’Hôtel de la Semence ». L’étoffe du roman est doublée du taffetas léger, motif moiré, le récit de la réalisation du livre ; on suit l’auteur, mise en scène, mise en abîme, effet miroir façon galerie des glaces limite schizophrénique.


Ce n’est pas un livre de plus sur Louis XIV, un truc docte et pompeux. Il se trouve que la relation contrariée, douloureuse dont il est question, était celle qu’un jeune souverain a partagée avec la nièce impétueuse de son « premier ministre ». Cela définit un cadre, un certain nombre de contraintes, un motif imposé mais la langue de Kervéan est alerte, son esprit pétille dans la description vivante de petits riens : détail des menus, nom des animaux domestiques, surnoms divers et des lieux, des situations authentiques car racontées par Mme de la Fayette, par des épistolaires et autres chroniqueurs d’occasion. En cette année jubilaire de la mort du Roy, si vous n’êtes pas abonnés aux romans historiques mais avez envie de lire quelque chose sur le grand règne, votre ouvrage sera « Animarex » de Jean-François Kervéan.

samedi, septembre 26, 2015

"L'homme sans qualité" de Robert Musil, tome 1

 
Près de neuf cents pages, détail anecdotique, peut-être un peu moins de huit cents finalement, je n’ai pas le volume sous la main. Parmi cette masse, on ne trouve que quelques pseudos-intrigues amoureuses et le récit d’un projet sans fond, une coquille vide, la « grande action nationale » en vue du jubilé de l’empereur. Musil commence la publication de ce roman en 1930, le début de la rédaction ne doit pas remonter à plus de dix ans, le moment exact est sans importance, il suffit de retenir que le texte date de l’entre-deux guerres, d’avant l’accession du chancelier Hitler au pouvoir. En ces temps-là, le grand Thomas avait publié l’incomplète « Montagne magique » et reçu le Nobel de littérature. Pour poursuivre la comparaison, Musil fait très vite comprendre à son lecteur qu’il ne doit pas s’attendre à une narration linéaire, avec un début, une fin, des personnages bien campés, une quête intérieure et morale finale à la clef. Que pouick. Musil est bien plus moderne et radical, quoique dans un genre plus éduqué que Thomas Bernhard un bon quart de siècle plus tard. Ce dernier partage avec Musil une analyse froide de la société autrichienne.
 
Mais que nous apprend l’insaisissable Robert Musil ? un être mi ceci, mi cela, entre le lard et le cochon, que l’on peut supposer gay, à bon droit, mais se défilant, pareil pour l’orientation politique, de gauche mais pas déclaré, suspicieux face aux idéologies triomphantes et plus attaché à la demi-mesure des possibles k und k d’un État ancien et universel. Notre Robert s’est projeté dans un avatar flatteur, Ulrich, un indécis de trente ans, athlétique, séduisant, ni romantique ni Don Juan, platement hédoniste dans un monde en sursis, une époque sur le fil. Entre sa belle cousine idéaliste et snob, sa maîtresse nymphomane, l’une de ses amies hystériques et quelques autres figures féminines guère plus équilibrées, il laisse venir, sans à priori, avec une curiosité de scientifique. Ces femmes tiennent presque le rôle d’allégorie des tendances du peuple, de ses aspirations, ses espoirs et Ulrich représenterait le  principe de raison. Musil ou la métaphore d’une catastrophe annoncée et je ne pense pas à la première guerre mondiale, une guerre de blocs qui s’est terminée en guerre anti-allemande, la honte sera pour les alliés.
 
Il y a bien l’élégance d’un temps de gens éduqués, ce petit plus qui permettait de supporter l’attente et le vertige de la vacuité, de la médiocrité, un temps qui, pour la première fois, reconnut du « génie » à un cheval de course. Imaginez que vous glissiez dans le sommeil, un sentiment approchant mais, plutôt que le sommeil, vous ne trouveriez qu’une insomnie hypnotique.

vendredi, septembre 11, 2015

Le Livre sur les Quais, 6ème édition

6ème édition du Livre sur les quais, 3ème pour moi, toujours autant de moments dont il faut se souvenir. Retrouver – pour de vrai – « les potes » : Yvan, Florian, André, Max, Christophe ou Jean-François, pendant, après ou entre deux verres, échanger des propos gaillards parce que la littérature ne s’écrit pas dans les monastères même si vous tenez des propos très corrects au fil de vos pages. A faire commerce avec ses pairs, on apprend à connaître son œuvre, à déterminer ses attentes. Je ne suis pas un « vendeur », rien de pire selon moi que ces auteurs qui bondissent à la face du badaud comme des pantins hors de leur boîte, ce me semble terrible de vendre un livre comme du poireau à la criée. Tant mieux pour l’éditeur … Je me sais (un peu) lu même si je n’ai, je crois, jamais eu les honneurs d’une vitrine. Je n’existe même pas dans les rayons de la bonne librairie de la place. Non, je ne suis pas allé vérifier expressément, je me suis cherché il y a une heure à peine, alors que j’étais passé acheter le second volume de « L’Homme sans qualité » et terminer la lecture des trois dernières pages du tome 1, que j’ai oublié à Vevey dans l’un ou l’autre des établissements où je « prêche ». Je suis donc sorti avec un nouveau pavé de plus de 1200 pages sur l’air de « nul n’est prophète en son pays ». Je n’en retire ni gloriole, ni dépit. Au chapitre des préoccupations égotiques, j’ai cherché mon nom dans une somme, une épaisse recension à propos de la littérature romande. Je m’y suis trouvé, par deux fois, perdu dans une énumération d’auteurs, la première sous une affirmation fallacieuse. Le responsable de ce docte dictionnaire n’a certainement jamais eu connaissance de mon premier texte, de l’autofiction, il y a 20 ans. C’était osé de la part de cette maison d’édition, j’avais eu droit à un bel article dans le Nouveau Quotidien, normal, j’avais 25 ans mais l’époque n’était pas aussi jeuniste qu’aujourd’hui, on m’a vite oublié. Je m’étais même fait remettre à l’ordre par l’éditeur en personne, on me reprochait mes initiatives de promotion auprès des libraires. Finalement, je crois que la maison en question regrettait la publication d’une autofiction gay et cherchait à la faire oublier.

Ce livre existe. Les huit suivants de même. Peut-être pas aussi aimés qu’ils le devraient, je suis un père négligent. Parfois, j’accepte l’expédient de la maison participative ! Voilà qui est assurément pire que la vente de poireaux sur un étal de marché. J’ai des lecteurs par inadvertances, des rencontres par hasard. Alors que certains ont de belles formules toute faite et bien rôdées pour un titre coup de poing, je me retrouve derrière les piles immobiles de cinq ouvrages aux dénominations étranges, exotiques sans être séduisantes. On s’arrête, plus souvent pour moi que pour mes romans, et je raconte un peu la trame de celui-ci, de celui-là, la non-intrigue du dernier, raconté comme cela, le texte me paraît plat, je manque pouffer de rire, je repense à l’une des scènes culte du Père Noël est une ordure, « Vous m’avez raconté cette soirée avec brio ! Avec qui ? Avec brio, c’est une expression … ». Je me pince l’intérieur de la joue et poursuit la présentation alors que mon très improbable lecteur a déjà les yeux qui glissent sur un titre qui l’a accroché et le propos assorti qui fait mouche.


Neuf titres en vingt ans, dix si j’y compte mon feuilleton en ligne, « Dernier vol au départ de Tegel ». Je les ai alignés sur le boukhara au pied de mon lit, un tapis aux reflets précieux et discrets, exactement ce qu’il faut à … mon œuvre. Je voulais juste voir « ce que ça faisait », tous alignés, dans leur ordre de parution. Et j’en ai fait une photo, pas mal. Je ne sais pas vendre mon travail mais je sais communiquer sur mon réseau social favori ; je me suis dit que je profiterai de l’image pour illustrer un billet, celui-ci, dès que j’aurais le temps, le calme, le salon d’été et la vue sur le port, le lac, la frise des montagnes. Dire merci comme il se doit aux organisateurs du Livre sur les Quais pour leur invitation, leur intérêt, leur attention ; dire merci aux potes, mes pairs, pour leur bonne compagnie ; dire merci à mes lecteurs, ceux que j’ai pu rencontrer et ceux qui, avec discrétion, ont pris l’une ou l’autre de mes dernières publications. Merci à vous tous. Je ne participerai pas à la 7ème édition, je me contenterai  du cocktail inaugural en tant que conseiller communal, pour peu que les Morgiens mes concitoyens me réélisent. Je travaille au dernier volet d’un roman uchronique, Hélice Hélas quand tu nous tiens ! Rien qui ne sera sous presse avant l’automne 2016, ou Noël, ou le printemps 2017. A tantôt, donc. 

jeudi, septembre 03, 2015

"La nouvelle fuite à Varennes", roman

On parle si souvent de roman de la maturité ou de texte coup de poing ou … que sais-je. « La nouvelle fuite à Varennes » est si loin de ce genre de qualificatif ; elle connaîtra certainement  peu de presse car c’est un roman honteux. Pensez donc, de l’édition « participative » ! Cela veut dire que j’ai payé le papier et l’encre, que j’ai fourni la couverture, une œuvre que Jacques Bonnard a spécialement réalisée pour l’occasion. Le livre existe, sous l’isbn 979-10-203-0678-4 ; il est référencé et même distribué par Hachette, pour pas cher, 16,50 euros en France, je ne sais pas pour combien en Suisse. Avec ce titre, et un autre publié il y a bien des années, j’existe sur Amazon et, peut-être, même à la FNAC des Halles, Paris.

L’histoire n’est pas facile, pas vendeuse, trendy, bandante, main stream. Je m’en f… Je raconte le récit de la névrose quotidienne des laborieux romands, secteur tertiaire, l’administration genevoise en particulier. Mon héros, une héroïne, une femme anonyme de plus de cinquante ans, célibataire, sans histoire, sans famille, banale. Ni violée, ni assassine, ni vamp, ni philosophe à temps partiel entre les rayons d’une supérette, ni salope divine faisant des trucs pas possibles avec de la courgette bio et locale. C’est une femme qui a sa culture pour elle. Et de la décence. De la dignité. J’ai passé beaucoup de temps à l’observer, de loin, ne pas interférer dans sa vie, ne rien déranger, le monde est déjà bien assez bordélique. J’ai pu prendre la mesure de sa détermination.

Il n’y a pas que cette femme, il y a « la grande Adélaïde », l’aïeule parfaite, la femme de toutes les situations, passées à travers deux guerres, de Vienne à Zürich, via Berlin et pas mal de souffrances, dominées. Adélaïde, une sorte d’ « Angélique marquise des anges » k und k. Elle, je l’envie, j’envie sa résolution mais je lui préfère une certaine femme de plus de cinquante ans, en jupe écossaise. Je l’ai filée à travers Genève, je l’ai suivie jusqu’à Constance, puis Berlin, elle m’a même traîné à Dresde. Elle m’a appris à regarder … vivre la peinture, communier avec la toile, vivre l’émotion de l’artiste. Je ne connais pas son nom. Nous n’avons pas été présentés … mais elle fait partie de ma vie.

Je vous la raconte un peu, depuis le salon d’été et je me souviens de ses premiers pas à travers mon manuscrit. J’écoute ce que j’écoutais alors, Casserol Band, Under sailor, le batteur du groupe était l’un de mes élèves. Je pourrais vous remplir cinq billets à propos de cette musique, confidentielle, tant de talent, un rien de naïveté, pas vraiment le son qui encombre les ondes. Je pourrais vous raconter un retour de Constance en train, Cy. endormi contre moi, c’était une belle journée d’hiver glaciale et transparente ; je pourrais vous raconter les mois passés à rédiger ce texte, le bonheur à sentir grandir cette réalité, ce petit morceau du monde et les rebuffades, les camouflets, la petite histoire d’un texte que j’ai fini par porter et en accoucher seul. Je ne connais même pas le nom de mon héroïne, je n’ai jamais osé l’aborder, ne pas troubler cette femme tout en mine de rien et pourtant ! Elle m’est presque devenue une parente selon le schéma improbable des familles croisées, recomposées.


Je la revois, sereine, heureuse, quelques amies autour d’elle, une réception à la Villa Mon-Repos, au milieu du parc ; les extras lui font du plat en dépit de ses cinquante ans et plus. Elle y répond avec ce qu’il faut de coquetterie. Elle est vraiment heureuse. Elle a su surmonter toutes les « contradictions de la vie » comme son aïeule par alliance, la grande Adélaïde.

mardi, août 25, 2015

"Les cartes du boyard Kraïenski" d'André Ourednik

De un, c’est un ami, de deux un excellent auteur, de trois le livre m’avait gracieusement été offert en service de presse par l’éditrice en personne, un beau volume rose passé - fraise écrasée dont la couverture présente un portrait énigmatique, un masque ? un visage ? Le titre, le nom de l’auteur en Glasket, une police un rien sécessionniste, élégante, novatrice et inquiétante à la manière d’un progrès que l’on ne maîtrise pas complètement et que l’on méprise un peu de ce fait. Cela fait plusieurs mois que je me consacre à la lecture sans fin de « L’Homme sans qualité » du prophétique Musil, pourquoi aurais-je envie de passer à autre chose ? Mes amitiés littéraires romandes et une certaine mauvaise conscience m’ont incité à laisser Vienne à ses viennoiseries pour me tourner vers le plus mitteleuropa des auteurs romands, le très docte et surprenant André Ourednik, un génie slave nous a été donné, un talent multidisciplinaire dans une grande tradition habsbourgeoise et multikulti … Et le très talentueux Monsieur Ourednik est une personnalité fascinante, intrigante et "sans faux-col", tout à l’image de son texte

Le roman commence dans un genre réaliste-naturaliste post-houellebecquien. Un homme, jeune encore, avatar de l’auteur ? peut-être, et une mission aux confins de l’Europe. Le Dr. Joachim Brik, notre héros, est géographe et sa mission consiste à scanner – à l’aide d’un scanner particulier, le second personnage principal du roman – des cartes anciennes détenues par le boyard Kraïenski, vieux noble dacénien vénéré par une population ahurie, touchante et postsoviétique … Très rapidement, le texte décolle des préoccupations néo-spleeniteuses du non-héros standard occidental pour entrer dans le ton de la littérature ineffable, de ces récits hors le temps, les lieux, hors champs. On retrouve tout l’esprit slave d’Ourednik (il m’a confié que son patronyme voulait dire bureaucrate en tchèque), esprit qui se déploie avec des reflets kafkaïens, maráïens (pour Sandór Máraï) mâtiné d’un lyrisme géographique gracquien. L’auteur nous emmène soit aux confins de l’Europe, dans un pays imaginaire légèrement arriéré, orthodoxe et failli, la Dacénie, mais il nous entraîne surtout aux limites culturelles objectives de notre européanité, au-delà de l’influence romaine, aux limites de notre Saint-Empire, là où la civilisation russo-byzantine tient encore tant bien que mal un avant-poste, le comptoir de pionniers vers un ailleurs à conquérir, le flou d’un territoire mouvant et revêche.

Le légo européen s’est emboîté du Sud au Nord, puis d’Ouest en Est et l’on est passé de Rome à l’empire, empire chrétien, morcèlement, recomposition, déploiement, nouveau morcèlement, puis redéploiement, à l’Est, la glorieuse couronne des Césars habsbourgeois, l’Europe unie sans la perfide Albion sur un mode strudel-knödel-bortsch ; un empire multiconfessionnel, multiculturel et polyglotte paradoxalement régénéré par le génie politique bonapartiste. Avec sa Dacénie métaphorique, André nous raconte un peu la Tchéquie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, et pourquoi pas la Serbie, le Monténégro, la Bulgarie ? Cette Europe exotique immémoriale semble quasi anachronique dans le bazar mondialisé. Et cela se terminera d’une manière incroyable, et légendaire pour le boyard et le projet du Dr. Brik, là où le conte nous explique les limites objectives du découpage spatial d’un territoire, d’une terre, l’arbitraire si fragile d’une frontière tracée sur une carte.

« Les cartes du boyard Kraïenski », un premier roman à l’écriture fluide, volontairement saccadée par moments, avant de s’envoler en une ou deux grandes belles phrases déliées d’un équilibre périlleux, morceau de bravoure ! Premier roman ? Oui mais je peux me tromper. Notre auteur s’est récemment fait remarquer avec son « Wikitractatus », une expérimentation poético-encyclopédique, une forme à la limite du romanesque. Et, pour revenir aux « Cartes du boyard … », André Ourednik montre le même goût du détail, un trait qui n’est pas pour me déplaire et qui rendra réel le château de Kraïenski au lecteur. Il y a surtout la couleur particulière de ce style, une nuance que je rapproche de l’œuvre polonaise de Kieślowski, des tons fanés ou travaillés de sorte à ce qu’ils paraissent adoucis, assourdis « en clair », vaporeux, un effet au service d’un texte à goûter comme une fable fantastique contemporaine.

dimanche, août 23, 2015

Rondo veneziano, suite de l'extrait du cahier vert

[…] J’ai pris quelques photos, parmi les crânes luisants d’Italiens chauves à torse nu et attitude néanmoins crâne, me frayant un passage entre des « jocondes » occasionnelles, pose à peine travaillée devant l’objectif marital. Il m’a fallu recadrer ces clichés, les « déflouter » afin d’en faire des souvenirs de vacances suffisamment alléchants pour qu’ils éveillent l’intérêt des mes amis numériques. Il y aura polémique du reste. J’y reviendrai. Je comptais écrire quelques forts chapitres durant la croisière même mais n’en ai pas eu le loisir … le temps… Il faut occuper le blaireau la journée entière, ne pas lui laisser l’occasion de se confronter à lui-même, à sa vacuité. D’une manière inversée, je compte « rentabiliser » ma présence sur ce navire, ma participation à une activité de masse moyennement peu glorieuse. Ecrire est une excuse et un motif à toutes les circonstances de la vie. Cela permet de se dédouaner à ses propres yeux, de prendre un petit air fin et de se justifier en cas de contradiction. 

Je ne suis plus encombré de ma tasse : je l’ai confiée, vide, à la mère de Cy. Je suis plus à l’aise pour prendre des photos et je tenais à voir défiler les grands monuments vénitiens alors que je buvais du thé, plutôt mauvais au demeurant, histoire de « faire du souvenir » original, décalé, très moi-même, soigner mon personnage. Au sortir de la lagune, j’ai abandonné la place, me mettre à l’ombre, reprendre ma tasse vide, observer de coin tous ces autres, dans leur vanité haïssable, désirable, indifférente, séparément, tour à tour, tout à la fois. Rétrospectivement, je ne saurais rien évoquer de plus au sujet de ces premières heures à bord. Il y a encore l’incident du fer à repasser, un petit accessoire de voyage que la sécurité a retenu, certainement du fait de la concurrence qu’il représentait par rapport au service de pressing/blanchisserie payant proposé à bord. Il m’a fallu descendre, monter, tourniquer en compagnie d’un employé de la réception, plutôt embarrassé, surtout lorsque je lui ai demandé une justification claire et précise à propos du danger que représentait mon fer à repasser ?! Au sortir d’un sous-sol – où ma valise ne se trouvait pas – un agent de sécurité a demandé à l’employé de la réception sur un ton peu amène pourquoi je ne repartais pas avec l’un ou l’autre des bagages ? ce à quoi je lui ai répondu sur un ton encore moins amène et en anglais que ma valise ne se trouvait pas là ! Des difficultés à concevoir une évidence sortant d’une logique standardisée. J’ai alors relevé pour moi-même qu’à clientèle généralement débile, règles et personnel encore plus débiles.

mardi, août 18, 2015

"Rondo Veneziano", extrait du "Cahier vert", retour de croisière

Autour de la piscine, au restaurant, sur les coursives, dans les bars, au théâtre du navire, partout, l’affront de la jeunesse, 15-25 ans à peu près, un peu plus. Des garçons poseurs, préoccupés de leur propre pose, et paradoxalement resplendissant ; des garçons bruns, châtains, bien faits, bronzés, élégants, séduisants. On ne brille pas de cette manière avec son cerveau, ou sa culture. Ces garçons vont si bien avec la mer, l’horizon, le ciel et la décoration un peu vulgaire du « Musica », décoration parfaitement identique à celle des autres navires d’une catégorie identique de la flotte MSC.

Bon nombre de ces merveilleux garçons occupaient le pont supérieur bâbord, lors de la sortie du port de Venise. Ils étaient perdus parmi la masse des croisièristes photographiant à qui mieux mieux la Sérénissime en contrebas. Je me tenais parmi cette foule, au second rang, encombré d’une tasse de thé. Le bateau s’est dirigé sur la Giudecca , l’a dépassée, puis a contourné Saint-Marc avant de filer vers le large et quelques îles que je n’ai pas su reconnaître. J’ai été frappé par l’inclinaison marquée, voire dangereuse de plus d’un clocher.


La ville était belle, attirante, intrigante, souvenir de « La Mort à Venise », évidemment, forcément et souvenir d’une conversation facebookienne récente au cours de laquelle je disais mon peu d’admiration pour la cité des doges, noyées sous le tourisme de masse et l’aqua-alta, comme une célèbre courtisane dans le coma après un AVC et néanmoins entreprise par des cohortes de touristes asiatiques au milieu de son incontinence. Je ne retire rien à mon jugement ; je relève in petto que, si j’en avais le temps, j’ « entreprendrai », moi aussi, volontiers la comateuse. Les passagers – mes compagnons – de ce HLM flottant agitaient joyeusement la main en signe d’au revoir à l’attention des fourmis humaines cheminant tout en bas ou empilées dans les vaporetti. Seuls leurs répondaient d’autres touristes alors que les Vénitiens tentaient de faire mine de ne pas voir cette espèce d’orque obèse de trois-cents mètres sur trente (maître-bau), sur soixante, à vue de nez, animal contre-nature au sommet duquel je me tenais avec quelques centaines d’autres, Cy. et ses parents ; ces derniers un peu plus en retrait du bastingage, à l’ombre.  

samedi, août 08, 2015

"A plat" de Jean Chauma

« À plat » de Jean Chauma, un petit roman noir qui « trucule » à la manière d’un film de Zidi ou de dialogues d’Audiard. Tout serait dit mais l’auteur nous raconte aussi une banlieue, les tours, des punks à pétards dans l’escalier, Louisette et ses trois filles, la grosse Marcelle, un boudin mais la reine des pipes !

Evidemment, Chauma ne dresse pas le portrait d’un monde très « ganz raffiniert », on n’est pas dans le seizième arrondissement. On n’est pas non plus dans les romans noirs et prétendument « rock’n’roll » ou des pervers habillé en Gucci découpent en lanières des fillettes hurlant de douleurs et de terreurs avec un scalpel design. Avec Jean, on donne dans un genre un peu plus «jambon-beurre », tout en rondeur, en sympathie, en authenticité. Pas de vapeur d’alcool, de drepou, de noirceur brumeuse mais la beauté des choses les plus simples. On se retrouve dans la France que l’on pouvait aimer, encore, la France franchouille et sympa qui regarde Jacques Martin à la télé le dimanche midi, un pays de gens évidents qui se débrouillent pour avancer, un jour après l’autre ; de vraies personnes qui bataillent avec eux-mêmes, leur triste horizon et les quelques opportunités que la vie peut leur offrir, même s’il faut souvent se servir soi-même.

Jean Chauma est un peintre, un peintre de genre ; ni petit ni mauvais, le genre, sincèrement attachant. Chaque personnage brille de son éclat propre, marbrés de quelques ombres. Trois fois riens, et Jean, le gentil caïd au sexe lourd, le géant débonnaire toujours impeccable sur lui et toujours prêt à bander pour une femme : vieille, grosse, moche, boiteuse pourquoi pas mais une femme pour laquelle il bandera et contre laquelle il pressera ses cent kilos mi-muscles, mi-gras, une femme qu’il saura aimer et faire jouir, parce qu’il aime toutes les femmes, comme l’un des mâles dominant d’une meute, d’un territoire, son territoire mais il n’est pas exclusif. Jean est dans l’immédiat, le sensible, pas assez intello pour être jaloux.


L’auteur a-t-il des revendications ? Non, pas de ce pipeau-là. A quoi cela pourrait-il bien servir ? Jean, Louisette, Marcelle, Franky, Momo et les autres en seraient-ils meilleurs ? plus beaux ? plus vrais ? plus profonds ? Non, on s’en tape ; la rédemption … l’appel à la rédemption n’a pas besoin de discours. C’est un sentiment, parmi d’autres, parmi la foules de sensations et de pensées qui nous traversent, une impression fugace que Jean n’arrive pas à isoler, un matin heureux, assis tout contre le mur turquoise de la cuisine, derrière la table du petit-déjeuner, comme une envie de tout remettre à plat. 

129 p. et pas une de trop, bsn Press

jeudi, juillet 30, 2015

Retour de Berlin

Pas même une semaine … je suis rentré il y a six jours, une nouvelle théière, quelques boîtes de thé, un trench-coat, un blazer, un presse-papier dans mes bagages en sus du linge sale, de quelques mots peu amènes contre une autre ville, magnifique pourtant. Je suis rentré de Berlin où j’ai … berlinisé, à savoir j’ai marché, bu du vin blanc sec, visité une exposition de peinture, suis allé à la messe, au cinéma, au fitness, ai très copieusement déjeuné ou dîné avec Mmes von Jena mère et fille, avec Christine et ses parents, son frère. Et je me suis tant de fois retrouvé à table seul avec Berlin, derrière un schnitzel, une soupe de lentilles ou une salade de pommes-de-terre accompagnée de deux viennes. Et les petites pauses café, quelques aperol-spritz, une tranche de strudel. Marcher dans et avec Berlin. 

Il y a peu, à la radio, on m’a fait remarquer que Berlin, c’était la nuit qui n’a pas de fin, la scène électro, la fête … Pour les touristes peut-être, les noceurs de haut-niveau qui courent les capitales de boîtes en festivals comme on courait les opéras dans le passé. Je n’ai jamais eu ce snobisme et ne suis jamais allé « en boîte » que pour « emballer ». Etant marié, je suis exonéré de la nécessité de la fréquentation de tels lieux. Et, même, si j’étais célibataire, je profiterais du sens pratique de Berlin qui connaît bien une quinzaine d’établissements de … cruising. Je ne vais pas vous faire un dessin, vous n’avez qu’à vous documenter sur le sujet. Berlin, avec son pragmatisme bon enfant, est une ville d’un autre siècle. La première puissance européenne a pour capitale une ville de la Belle Epoque. On a beau y multiplier les gratte-ciels, les parallélépipèdes rectangles de verre et d’acier, l’ombre des Guillaume plane encore sur la ville.

J’ai fait des infidélités à la Winterfeldstrasse. Après ma pause pragoise, j’ai loué dans l’Akazienstrasse un adorable rez-de-chaussée agrémenté d’un jardin de curé, moussu, traversé à la nuit tombée du vol furtif des chauves-souris. J’ai respiré l’air précieux de Berlin du fond d’un lit Louis-Philippe, j’ai aspiré ce fluide merveilleux aux vertus quasi-magiques, et sur ma couette, « L’Homme sans qualité », le récit sans pathos de la débâcle à venir, à demi-mot les vertus d’une époque. Musil adorerait la Berlin d’aujourd’hui, ma Berlin, ma petite ourse affectueuse et maladroite. Musil passerait certainement beaucoup de temps à observer les gens dans les cafés, les touristes aux abords des grandes attractions. Il saurait analyser avec le sérieux et l’ironie nécessaire la politique européenne actuelle.


A Berlin, j’ai berlinisé ; j’ai laissé filer le temps entre deux rencontres, entre un aller et un retour, entre les courses et de pseudo-obligations. J’ai pris la pose, un peu, je vais plutôt bien dans le décor. Depuis le temps, je fais partie du paysage. Et je me suis fais à l’idée que je ne reviendrai pas avant, oh ! pas avant novembre.

vendredi, juillet 24, 2015

Retour de Prague (Pattaya-sur-Knödel)

Après la foule des boulevards centraux, j’ai retrouvé le calme ; il faut dire que la « National Galery in Prague » ( je suis incapable de vous l’écrire en tchèque et ma tablette de la retranscrire avec les caractères adéquats) est fort peu fréquentée : peu de touristes et encore moins de locaux. Peut-être est-ce dû à la communication extraordinairement déficiente entourant ce lieu, quasi hors les murs, les anciennes galeries du commerce, une œuvre en vieux moderne, au-delà du centre historique. J’ai commencé ma visite par le 5ème étage où sont présentés les plans et les maquettes des projets que l’architecte tchèque Lubor Marek réalisa. Un bel esprit dans la conception, une esthétique novatrice, un petit air de Favarger (architecte lausannois contemporain de Marek et cousin par les projets). La Tchécoslovaquie – c’était encore la Tchécoslovaquie – était un Etat communiste « dur » ce qui, apparemment, n’interdit pas la créativité, voire une certaine coquetterie, rapport aux « jolis » détails des plan exposés. Cela n’empêchait pas des mandats internationaux ni le recyclage d’une vision très « Bidermeier » du confort. La société soviétisante de l’après-guerre s’inscrivait dans la suite de la Sécession … Sécession viennoise, il va sans dire.
 
Je déambule le long des coursives de ce paquebot de béton ; une guide tchèque fait la visite à un groupe de locaux, je me demande où résident ces Pragois « lambda », 5-6 personnes toutes de plus de 40 ans. Je présume qu’elles sont pragoises du fait de la familiarité qu’elles semblent entretenir avec les lieux. Je les compare à ce que j’ai rencontré dans le centre depuis mon arrivée, il y a deux jours de cela. Comment Prague a-t-elle pu faire si bon marché de la dignité impériale ? La couronne des Habsbourgs fit de l’obscure capitalette de Bohême un joyau de l’Europe de l’Est et vu ce que ce peuple est en train d’en faire, je serais presque tenté de regretter les chars soviétiques de 68. Les nombreux palais qui se suivent le long des grandes avenues, s’ils ne sont pas ruinés et portes murées, vitres brisées, toits crevés, voient leur rez-de-chaussée  occupé par les commerces les plus vils : bazars attrape-touristes où l’on vous vend de la bimbeloterie en cristal certifiée tchèque, des babioles d’une laideur telle que la Chine n’est pas capable de la reproduire. Il y a aussi ces très nombreuses échoppes de « massages » thaïs où le toutou de base pourra, en vitrine, s’offrir une séance de fish-spa. Je soupçonne d’autres activités dans les arrières salles ! Il y a aussi ces nombreuses boîtes et discos improbables pour lesquelles des rabatteurs déguisés font de la retape au milieu du trottoir dès 16h. Et parmi ces cabarets, il va de soi, bon nombre sont des bordels ! Prague devrait être rebaptisée Pattaya-sur-Knödel. On n’aime pas le touriste, on veut juste le baiser.
 
De quoi vit exactement la Tchéquie, oups, pardon, la République tchèque. Et de quoi vit la région de Prague ? Je suis arrivé en train et, dès la frontière, le long de la voie, je n’ai vu qu’usines désaffectées, en ruine, domaines agricoles négligés, villes et villages peu avenant. , à la limite de l’abandon. Je comprends, à présent, le désir de la Slovaquie de quitter la Tchécoslovaquie. Je sais que, malheureusement, l’économie slovaque est à la traîne du fait de son orientation agricole. Et pourquoi donc cette « République tchèque » européenne n’a pas encore adopté l’euro ? Serait-elle si attachée à ses couronnes, plus petit commun dénominateur qui, pourtant, ne fait pas d’elle une nation, à peine un peuple. Je m’explique. Tout pays porte une sorte de nom officiel représentatif de sa nature politique : Royaume du Danemark, République française, Canton de Vaud, etc. La République tchèque refuse de porter, logiquement, le nom de Tchéquie. Il faut  à  chaque fois se fendre du « préfixe » République comme si la Confédération helvétique refusait de se faire appeler Suisse. Cela prouve bien que les Tchèques, en dépit de leur unité de langue (quoique, de nombreuses minorités existent), ne sont pas encore prêts à être une Nation. Ils sont une ethnie au sens qu’on lui donnait du temps de l’Empire autrichien. Devenus indépendants, suite à la honte de Versailles (synonyme du Traité du même nom), agglomérés aux Slovaques, les élites tchèques ont poursuivi dans la logique « K und K » qui leur avait plutôt réussi. L’Autriche diminuée, affaiblie ne put protéger la Tchécoslovaquie des appétits nazis. Après la guerre, le glacis soviétique maintint l’ordre à coups de triques et laissa le pays poursuivre, d’une certaine manière, dans sa lancée sécessionniste, je veux dire en rapport avec le mouvement de la Sécession viennoise. Devenus indépendants en 1993, les Tchèques n’en sont pas devenus matures pour autant, voir le gâchis de Prague … de Pattaya-sur-Knödel.
 
La ville est l’un de ces paradis traversés de vieux touristes américains célibataires et ivres dès 18h. La moitié d’entre eux sort accompagnée – n’ayons pas peur des mots – d’un jeune tapin. On trouve beaucoup d’autres messieurs difformes et directifs, d’un âge plus qu’avancé et d’une indignité proportionnelle ; ils sont russes, hongrois ou locaux. Il y a aussi la question de la drogue et de son trafic, aussi fréquent qu’à Lausanne, c’est dire l’ampleur du problème. Les vendeurs sont des migrants africains  avec ou sans papier. Ils attendent le client à l’orée des passages souterrains et dans les ruelles peu fréquentées. On retrouve aussi ces mêmes migrants déguisés en Chinois (retape sur la voie publique pour les « spas » asiatiques), déguisés en marin (retape pour des croisières sur la Moldau) ou dans des costumes voyants et ridicules (retape pour les « boîtes de nuit »). Cette misère et cette indécence ne semblent pas toucher Josefov, le quartier juif, au Nord-Ouest de la vielle ville. Les troupeaux de touristes semblent réfrénés par la noblesse des façades fleuries de bâtiments Art Nouveau parfaitement entretenus. Enseignes de luxe et commerces atypiques occupent les rez-de-chaussée. J’y ai trouvé un antiquaire-horloger, sur la Maiselova, accueil un peu froid mais en français, montres suisses anciennes  en état à un prix imbattable. Ces belles rues sont épargnées, de même, par un autre mal social typiquement pragois : le punk fasciste. Souvent pris de boisson, la crête courte, il arbore cet air décidé des abrutis déclassés. Etonnamment, il ne s’en prend ni au juif, ni au gay ; il se contente d’agresser le touriste de couleur. Quant à la misère classique, celle des sdf, elle se fait discrète. Elle se rencontre çà et là assise calmement sur un banc. Elle boit du vin à même le carton d’une brique, elle donne de l’eau à son chien, elle retire pour un instant ses chaussures douloureuses. Lorsqu’elle est toxicomane, elle passe d’une démarche boiteuse et toutefois alerte vers son dealer, son prochain fix. Le clou de ce périple pragois a sans doute consisté en la visite du « château », vaste complexe royal, doublé de la cathédrale Saint-Vitus, un sommet dans la débilité concentrationnaire touristique. Vous êtes approximativement accueilli par des militaires néo-soviétiques qui marchent aux pas de l’oie et des matrones qui ne parlent qu’anglais ou russe en sus du tchèque. La cathédrale, lessivée par le défilé incessant des visiteurs, est aussi propice au recueillement qu’un hall de gare. Interdiction aux visiteurs de profiter des bancs, ils pourraient les user ou les salir de leur impur séant étranger et, sommet de la grossièreté, ils pourraient peut-être se laisser aller à quelque oraison intime ou prier pour le salut de cette ville. Quant au château, oui, soit, je ne suis pas très vieille brique moyenâgeuse mais l’effet « hall de gare » persiste. Il n’y a rien à voir à part quelques meubles rustiques en faux vieux, des salles riantes comme une antichambre de sous-préfecture et, partout, dans les commentaires affichés, de la retape pour la grandeur ( ?)  du royaume de Bohême. Silence sur la dynastie des Habsbourgs qui réorganisa cet état féodal en un royaume moderne. Silence de même sur Joseph II et sa réforme progressiste de l’empire. C’est à la Synagogue espagnole (de style arabo-andalou, d’où le nom) que, enfin, j’ai lu quelques propos sur l’appartenance de la Tchéquie au glorieux Saint Empire romain-germanique.
 
Notre-Dame des Neiges
Je compte revenir à Prague … tout de même. En dépit de tout ce qui précède. Il faut regarder passer le temps assis au Jardin franciscain, derrière Notre-Dame des Neiges, simplement rester assis dans la paix de ce cloître ouvert au public. Des moines franciscains occupent encore les bâtiments conventuels et assurent deux messes quotidiennes à Notre-Dame des Neiges, une nef comme une lanterne aux ogives transparentes, posée un peu en hauteur. Ici, on y rentre sans payer, on peut s’y asseoir aussi longtemps qu’on le veut. Peu avant le début de l’office, un moine à la recherche d’un servant de messe est venu me demander mon aide … c’eût été difficile, je ne parle pas un mot de tchèque. Au dehors, à la limite extérieure du cloître, s’étend la rue Vodičkova, avec ses cinémas. On peut du reste gagner le Jardin franciscain par une galerie commerciale, un passage qui mène à l’un de ces cinémas à l’ancienne, entre une boutique de maroquinerie et un restaurant chinois un peu « designant ». Par bonheur, le touriste se fait plus rare. Le Pragois est – encore – chez lui. J’ai regretté de ne pas parler tchèque, je serais allé voir « Woman in gold », avec la sublime Helen Mirren dans le rôle principal, c’eût été le bon endroit et la bonne circonstance pour ce film.
 
Prague, c’est aussi la magie d’une lumière particulière au crépuscule, une lumière douce et triste de fin de règne, à observer depuis l’un des nombreux ponts qui enjambent la Moldau. J’ai emprunté au hasard de mes pas le pont Legli qui se prolonge par le boulevard Vitěznà, au pied de la colline boisée de Malà Strana, une forêt au milieu du Ring. Lorsque le toutou de base plein de bière est déjà bien rangé dans son hôtel ou entreposé dans un établissement de nuit, les façades se remettent à parler, un chuchotis discret qui raconte les riches heures d’une capitale d’empire, d’une cité multiculturelle, prospère, pleines de questions à défaut d’avoir été heureuse. La tristesse de la ruine de rues entières est moins grande. Le tourisme est une malédiction qui ne rapporte pas suffisamment pour occuper toutes les boutiques du centres. Des pâtés de maisons entiers restent vides et mornes avec leurs longs alignements de fenêtres noires, parfois un œil crevé, carreaux brisés. Il faut donc aimer Prague malgré les touristes et les Pragois.

mercredi, juillet 15, 2015

"Que faites-vous à Berlin ?"

« Mais que faites-vous à Berlin ? » J’y vis ma vie berlinoise, quelque chose qui n’est pas très éloigné de mon séjour morgien. De préférence, je loge à Schöneberg, Berlin ex-ouest, mélangé et peuplé de vrais gens, des Berlinois et pas cette engeance touristique qui va boire à bon compte et dégueuler partout de Kreuzberg à Friedrichshain, ou ces affreux « Schwaben », comme on dit, avec leur délire écolo-bobo et leurs mouflets mal nourris (fétichisme vegan oblige) et encore plus mal élevés. Et j’ai mes habitudes au n° 11 de la Winterfeldstrasse, je ne suis pas loin de mon fitness de la Hauptstrasse, je suis à côté de la Maassenstrasse, du Bério, de Hasir, de mon indien mi-pouilleux de la Goltzstrasse, du Café Kalwil (ex Steiner Café), de la Viktoria-Luise-Platz, de la Hohenzollernplatz, de ma bonne paroisse Sankt Ludwig, de la sombre silhouette de Sankt Matthias, du café-brocante fifties, sixties Sorgenfrei, du Kino Odeon, de Steglitz via le 48 et le 85, Steglitz avec ses centres commerciaux, le café Baier, le restau’ Thaïlandais Cida (oui, je sais, ça surprend toujours) et, dans l’autre sens, je rejoins en deux-quatre-sept la Hauptbahnhof (85) ou Alex (48) via Kulturforum-Potsdamerplatz-Leibzigerplatz.
 
Ma vie berlinoise, c’est aussi/surtout le cadre de mon œuvre littéraire… - ici, de même, j’en suis conscient, « œuvre littéraire » sonne de manière aussi surprenante que « Cida », le restaurant thaï. Une œuvre donc, je donne suffisamment de moi-même, de mon temps, pour m’autoriser l’emploi de ce terme que des auteurs académiques vautrés dans l’hypocrisie de leur fausse humilité qualifient de pompeux ! Si raconter la haine, le rejet, la peine, le deuil et les infimes riens de notre temps est « pompeux », soit, je suis un auteur « pompeux ».  Et je traîne cette « pompe » lorsque je regarde sur les quais, Alt Tegel, Teglersee, une poule d’eau quémandant l’affection d’une congénère en courbant la tête pour qu’elle lui lisse les plumes du dessus d’un bec alerte. Je trempe aussi régulièrement ma « pompe » dans un bol de soupe de lentilles, avec un morceau de pain au sésame, à chaque fois que je vais dîner dans un Turc. En six titres (romans, essai, autofictions), une grosse moitié de mon … œuvre publiée et plus de dix ans, Berlin m’est presque aussi familière que le Pays de Vaud.
 
Hier soir, effet du hasard, Christine avait à faire à Friedrichshain ; ses parents, son frère de passage, nous nous sommes donc vus, tous, du côté de la Simon-Dach-Strasse, dans l’une des cantines que nous fréquentions à mes débuts avec Berlin. Je crois que la ville est contente de ce que je dis d’elle. Elle me renouvelle son affection à chacun de mes séjours. Depuis le temps, je suis l’un de ses nombreux petits oursons. De trimestres en trimestres, nous avons – un peu – vieilli ensemble. Je me targue d’être un « Teilzeit Berliner », le temps partiel de mon œuvre, il faut bien payer les factures et les billets d’avion… Ma relation à la ville est officielle, du moins en Suisse, Cy. parle même de partir s’installer dans cette aimable capitale, il en reçoit une carte postale par jour que j’y passe. Pourquoi pas, pas tout de suite, un projet à la limite entre le moyen et le long terme, le temps que je termine mon travail de « Vaudois enragé », cette variété à laquelle je dois appartenir.

mardi, juillet 07, 2015

John Steed/Patrick Macnee: in memoriam


Une anecdote, exactement de celles qui me frappent et que je conserve pieusement. La scène est tirée des « New Avangers », la dernière mouture de « Chapeau melon et bottes de cuir ». Steed est à terre, on lui a tiré dessus ; Purdey a tout vu. Elle rejoint Steed, éplorée, persuadée qu’il est mort ; à peine décoiffé, notre homme reprend conscience et se relève. Purdey s’émerveille de ce miracle avant que Steed ne sorte de sa poche un étui à cigarettes et dise « Je ne fume pas moi-même mais je porte toujours ce genre de chose sur moi pour mes amis qui cultivent ce vice ». Je rêve aujourd'hui encore de pouvoir faire montre d'une telle souveraineté dans les contradictions de la vie. Le raffinement, l’élégance désintéressée du geste, de l’accessoire font de Steed un héros affable, faillible (on lui tira tout de même dessus) et paradoxalement invincible.

Patrick MacNee alias John Steed est présent dans mes plus lointains souvenirs. Il fut mon premier modèle, place à peine disputée par le très sexy Robert Conrad, alias James West (Les Mystères de l’Ouest). Un homme accompli ne pouvait que s’habiller, se mouvoir et parler comme Steed ; j’en étais convaincu à cinq ans, à sept ans, à quinze ans et jusqu’à aujourd’hui. Il me fut toutefois donné de constater assez tôt qu’il ne s’agissait pas du modèle dominant… Je me construisit en rapport avec ce personnage suranné, son univers choisi, son esprit décalé et sa préciosité. Quoique je fisse, je restai toujours un peu Steed - la Rolls antique, le respect et la situation en moins. Certains petits garçons choisissent Zorro, Musclor ou Ronaldo comme héros universel. Ils les portent, les vivent, en parlent, les imaginent dans toutes les circonstances de la vie. Mon héros était une figure aimable que, jamais, je n’imaginai en pyjama, dans son intimité ou, pire, dévêtu !!! Parfois, le téléspectateur pouvait  entrapercevoir Mr. Steed en « négligé », à savoir bras de chemise, gilet et cravate.

Mon héros, mon modèle, est une sorte de dieu flegmatique et plein d’humour, jouissant d’un sens de la répartie lui faisant dire « Vive la reine » alors que, découvert au milieu d’une assemblée de fanatiques nazis, il se voyait menacé. Dans un épisode de la période Tara King, il perdit la mémoire se rappelant néanmoins confusément de … « mère-grand », le chef de sa section, un étrange vieux bébé en chaise roulante. Steed se demanda goguenard et ironique s’il était donc un petit-fils indigne ? Chaque épisode portait son bon mot, sa chute amusante en épilogue, surtout du temps de Mrs Peel. On luttait contre l’ennemi de toujours, le communiste, le russe, le soviétique, un quarteron de nostalgiques du IIIème Reich, parfois un trafiquant d’opium chinois, des savants fous, des proscrits rancuniers, une tripotée de traîtres prêts à vendre jusqu’aux culottes de la reine pour quelques livres ou de simples espions aux méthodes fantasques. « Chapeau Melon et bottes de cuir » était l’une de ces institutions télévisuelles du samedi après-midi au même titre que « Cosmos 1999 » ou « Bonanza », l’une de ces machines à rêver qui m’ont appris à grandir avant de passer à Green, Mann, Mauriac ou Musil.



mercredi, juin 24, 2015

"Ohrtodhoxes" de Casimir M. Admonk

Casimir, c’est une rencontre, une présence, un sourire, un auteur. Il était assis derrière une table et découpait des mots, des phrases, des caractères dans l’un des exemplaires d’ Ohrtodhoxes, son roman, poésie en prose mais l’étiquette est un peu courte. Il faut imaginer Casim’, comme il signe ses courriels, sous un ciel menaçant, une terrasse en ville, un bunker improbable et la foule, la jeunesse des amis, ah ! les jambes des garçons …
 
« Trouver une nouvelle forme de combat. Trouver une nouvelle arme. La retourner contre soi. Pour aller plus loin, on peut toujours se répandre, en plus de textes, en plus du texte, je peux encore laisser cette tache dans ma main, et donner à voir ce sperme sur vos dents. » Tout est dit, je repense à la scène initiale de « A single man » de Tom Ford ; Casim’ a un petit air très couture et le talent de susciter des images, des mondes, des vérités. Son texte se déroule en volutes baroques, aussi riches que rares ; cette puissance évocatrice et cette langue envoûtante qui laissent le plus attirant des auditoires sous le charme, hypnotisé, obnubilé … L’orage même en reste interdit, suspendu au-dessus d’une terrasse improbable, un bunker en ville.
 
Comme dans toute parole précieuse, on ne peut évoquer Ohrtodhoxes que par son entour, les à-côtés du verbe et ce qu’il suscite chez le lecteur. Ce sont des couchers de soleil paradoxaux, des pleurs amers le sourire aux lèvres, la promesse d’une fin et le désespoir du bonheur. La pythie n’est pas clair ?! Elle joue seule de la guitare pour son singe, dans sa chambre, lors de la fête de la musique et c’est son privilège, royal, de délivrer la Vérité dans la forme qui lui plaît. Elle a décidé d’être séduisante et ses vers en prose ne sont pas une pochade. Le texte vous appelle, la pythie est aveugle. Ne voit-elle pas que son passé a pour elle les yeux de Chimène ? Ah ! les jambes des garçons, et des pâtes à la tomate, une soirée de printemps, les bunkers en ville tiennent du mythe, ne fermez pas les portes de votre esprit, Casim’ n’est de loin pas un innocent et Ohrtodhoxes vous séduira.

mardi, juin 09, 2015

"Ex_Machina" d'Alex Garland

Ex Machina, premier film de l’auteur britannique Alex Garland – surtout connu pour ses scénarios de 28 jours plus tard et 28 semaines plus tard – développe le thème de l’homme tout puissant se substituant, même, à Dieu. Le scénario est simple. Nathan (Oscar Isaac Hernandez), patron d’une grosse entreprise d’informatique, a organisé une loterie auprès de son personnel. Le prix : une semaine dans son domaine retiré, en sa compagnie, afin de participer à un mystérieux projet. Caleb (Domhnall Gleeson), jeune programmateur célibataire sans attache remporte le concours. Il est déposé par un hélicoptère au milieu de rien, entre un glacier, une rivière, des montagnes … Une maison tout de même, une sorte de bunker design et tendance pour magazine trendy, impression papier glacé. Commence alors un étrange huis-clos, troublant, sophistiqué et subtilement décadentiste entre l’innocent, le créateur, et sa créature : une androïde dotée d’une intelligence artificielle. A charge pour Caleb de déterminer si « Ava » (Alicia Vikander) est une simple machine ou si elle est dotée d’une intelligence autonome. Ce ballet à trois est complété par la présence de Kyoko (Sonoya Mizuno), une présence muette et soumise, une sorte d’esclave intégrale traitée n’importe comment par Nathan … qu’importe, elle est clairement une machine.

Ex Machina n’est pas un film d’anticipation de plus, c’est une question philosophique, un jeu hyper-connoté, comme une association libre de haut vol. Nathan s’est fait une place dans l’informatique en développant un moteur de recherche nommé Blue Book, en référence au « Cahier Bleu » du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein. Pas besoin d’aller chercher très loin, Blue Book évoque immédiatement chez le spectateur le spectre de Google, le moteur de recherche capable de recouper les données de toutes vos recherches afin de vous fournir des réponses aux questions dont vous n’avez pas même encore l’idée.
Nathan a tout du geek triomphant : parano, narcissique, manipulateur, névrosé, imbu de sa personne et à la merci de tous les tics de goûts et de comportement de cette nouvelle élite. Il soigne son physique, son look de vieux hipster un peu trop testostéroné, mange du sushi, du riz intégral, des smoothies antioxydants mais boit comme un trou pour calmer ses angoisses de branleur psychotique. Pour ce qui touche au sexe, il a sa poupée gonflable électronique, Kyoko, qui ne parle pas, ne comprend rien mais répond à une logique gestuelle. Si vous la touchez, elle se déshabille ; si vous mettez de la musique, elle danse. Scène d’anthologie, Nathan le gros naze de génie au physique de bœuf aux hormones qui exécute une chorégraphie à la Cloclo, parfaitement synchro’ avec sa péripatéticienne informatique sous le regard médusé de ce pauvre Caleb qui, ainsi qu’il était prévu dans le plan, tombe peu à peu amoureux d’Ava.

Cela finira mal, forcément. Il est nécessaire de s’arrêter sur quelques détails multi-référencés comme l’évocation de l’action painting de Pollock ou la présence du portrait de Margaret Wittgenstein par Klimt ; Margaret était la sœur du philosophe … Qu’est-ce à dire ? Cela nous renvoie invariablement aux sources de la catastrophe, dans cette Mitteleuropa k und k qui implosa à courir après de grandes idées, la nouveauté d’un mode d’expression inédit. Ava prouve l’autonomie de son intelligence par le surgissement de l’irrationalité du désir chez elle, un désir physique avant qu’il ne devienne général. Nous ne devrions pas jouer avec cette notion d’intelligence artificielle et, pourtant, nous finirons par la créer puis nous en perdrons le contrôle. L’action painting enseignait qu’il ne fallait pas réfléchir au geste créateur ; le sens apparaîtrait à postériori. Ex Machina comme une prophétie servie par un jeu d’acteur, une esthétique, un cadrage kubrickiens.



mardi, mai 26, 2015

" La Bête" de Jon Ferguson

Essayiste, basketteur pro, entraîneur révéré, peintre à ses heures, romancier, et bien d’autres choses, le jeune homme perpétuel qu’est Jon Ferguson nous offre avec son dernier titre bilingue, « La Bête »/« Beast » une sorte d’évangile à son athéisme tempéré. Le texte est divisé en « Miettes » et en « Bulles », autant d’aphorismes développés à la manière d’exempla, les médiévistes comprendront où je veux en venir, pour les autres, deux mots d’explication. Les ordres mineurs, qui sont aussi des ordres prédicants, les franciscains et les dominicains donc, partaient prêcher dans le monde, s’invitant au grand dam du clergé séculier dans les paroisses où ils expliquaient la morale chrétienne, le catéchisme, les symboles, les évangiles à grand renfort de récits légendaires et de scénettes. Pour s’en rappeler, ils recensaient toutes ces historiettes, ces exemples, dans de volumineux recueils. L’un des plus connus : La Scala coeli de Jean Gobi junior (neveu présumé de Jean Gobi sénior, père abbé du monastère dominicain de Saint-Maximin) n’est pas sans rappeler par la forme et le fond la « Bête » dont il est question.

John Ferguson n’est pas entré dans les ordres, même s’il mène une vie disciplinée de moine (se lever tôt, de l’exercice, un petit-déjeuner équilibré, travailler, une collation, un peu de repos, travailler, dîner, se coucher tôt sans excès de table ni de boisson). Toutefois, il a voulu condenser une vie d’observation dans ses miettes et ses bulles. L’homme ne sombre pas dans un émerveillement bébête ni dans une misanthropie poisseuse, il s’explique sur le fil de son émerveillement face au monde et de sa confiance en l’homme, aussi, tout de même. Pas de grandes phrases creuses, Ferguson est un pragmatique, un homme d’actions, pas du genre « tellement profond qu’on ne voit plus rien à la surface ». Il aime pourfendre les lieux communs du catastrophisme, les inquiétudes pseudo-scientifiques, une tendance eschatologique et régressive qui nous promet le grand crac-boum pour bientôt.


Notre auteur louvoie un peu, rapport à Dieu, la foi, le christianisme. Tantôt il prétend ne pas croire et tantôt laisse la porte ouverte tout en reniant la tiédeur de l’agnosticisme. Voici le seul reproche, léger, que je pourrais émettre sur le texte mais j’ai une lecture de catholique croyant. En bon misanthrope modérément réactionnaire, je ne peux que m’émerveiller par la confiance que Jon met en l’autre, tous les autres. Ce n’est pas « chou », il s’agit là du résultat d’un véritable sacerdoce, une volonté expresse d’ouverture. Question style, pas de fioritures mais une langue claire, parfois un peu raide, comme l’accent anglo-saxon dans la scansion du verbe. Cela en rajoute à la singularité du témoignage, à sa valeur, à sa saveur. « La Bête », essai précieux, catéchisme fergusonnien à lire en continu ou à glaner par le hasard des pages.

dimanche, mai 24, 2015

Revenir sur le "Journal de la haine et autres douleurs"

En ai-je trop dit ? ou pas assez ? Je me suis relu, comme à chaque fois, non pas dans un mouvement de satisfaction vaniteuse mais pour me persuader de l’existence du texte. M’y suis-je reconnu ? oui et non. Il y eut le temps des sentiments, des émotions, l’instant vécu, puis celui de l’évocation, du regret et, finalement, le temps de la rédaction. Au fil des pages, j’ai retrouvé des traces de ces trois strates, vestiges, archéologie. Finalement, Olivier – mon éditeur et, par conséquent sa lectrice Aurore – a cru au livre bien avant moi. D’une chose le texte mais le livre ! une autre affaire. Il y a une distance à présent entre le corps du texte et moi, rien de désagréable, une bonne centaine de page sous une couverture sobre, élégante.

Le texte existe, le livre a une présence physique, il est empilé en petits volumes dans la grande librairie de la place entre autres, la place Pépinet, Lausanne, où j’ai dédicacé hier après-midi, en compagnie de Daniel Fazan (nos romans sortent de concert). C’était sympathique, agréable, un peu vertigineux, les amis, les pairs, des parents venus partager un moment et le livre, une dédicace … mais le texte, la charge massive contre les autres, tous les autres, chacun a reçu son paquet comme dirait les personnages humiliés et revanchards de Mauriac. En ai-je trop dit ? ou pas assez ? pas assez de noms, de faits précis, de dates ? J’assume. Les complexes, les aveux sous-entendus, les manquements, la révolte, la violence du verbe : j’assume tout. L’autofiction porte toujours son petit parfum de soufre et de charogne, une odeur chaude et juste pas trop écœurante. Séduction.


« Un auteur, ça se met dans sa bibliothèque mais surtout pas à sa table ou, pire, dans son lit ! » avais-je écrit il y a quelques années de cela. « L’auteur est un rat » avais-je conclu et je me prouve à moi-même que j’avais raison. Je suis toutefois moins frappé par la violence de mon propos que par le charme puissant de « l’entre les lignes », ce qui s’immisce du souvenir de Vienne dans le récit et la douceur de Cy., sa présence, son attention. Ma huitième publication arrive vingt après la première, « Appel d’air », de l’autofiction de même. On peut me suivre ainsi à travers mes logements, mes mythes, mes amours de 1995 à aujourd’hui, en passant par « La Dignité », un triptyque autofictif où je dézinguais mon ex et mon ex-belle-famille ; j’avais alors la jeune trentaine. Finalement, je reste plutôt fidèle à moi-même dans l’expression de mon exécration, enfin une constante sur laquelle s’appuyer parmi mon champ de ruines perso’. 

mercredi, mai 13, 2015

"L'Homme sans qualité", première étape.

Quatre cents pages, un petit tiers de l’œuvre, à peine, « L’Homme sans qualité » n’est pas un texte qui s’offre au lecteur avec facilité. De chapitres en chapitres, il faut du temps car cette absence de qualité ne peut se définir en positif. Comme tous les concepts fondamentaux, il est nécessaire d’en circonvenir le contour en creux, inventorier ce que cette absence n’est pas. Chronique de la médiocrité annoncée, l’œuvre de Musil, fleuve et inachevée, dresse dès les années 30 l’inventaire de notre contemporanéité désabusée et ironique. L’action, commence par un long plan fixe sur la rue viennoise, la portion qu’Ulrich, notre non-héros, observe depuis la fenêtre de son logement, un petit palais de plaisance que la ville a englouti dans ses faubourgs. Le pitch ? Il s’agit du récit de la vie d’un jeune bourgeois contraint à un certain dilettantisme après avoir brisé toutes ses aspirations contre le roc indifférent de la vie.

Cette société « k und k » (pour kaiserlich und königlich / impériale et royale) ressemble par certains aspects à l’Europe Unie et à son usine à gaz administrative. En mieux toutefois. Musil y raconte en non-intrigue secondaire un gentil monde en recherche d’un grand projet, d’une idée, d’une ligne directrice afin de célébrer dignement les soixante-dix ans du règne de Franz Joseph. Mais l’empereur n’est plus un homme, il est le principe souverain de l’administration, et comment peut-on bien fêter une … administration ?! Toutefois, la Cacanie (petit non que Musil donne à sa caricature de l’Autriche-Hongrie) ne manque ni de bon sens, ni de panache. Dans ce pays idéal et complexe, on affecte pragmatisme et usages ; cela n’est pas sans rappeler de même un certain canton mou-du-genou, les ors impériaux et royaux en moins. Un coup à gauche, un coup à droite, et beaucoup de discussions, très longues d’où il ressort que l’on n’est ni pour ni contre mais bien au contraire. Il eût peut-être fallu être moins sage.

Ce roman, cette somme parle de nous ! Notre non-héros, par exemple, suite à la lecture du journal, relève qu’ « un cheval est génial ». Pourquoi donc les hommes auraient-ils encore du génie puisque c’est au tour des chevaux d’en avoir. Ulrich relève encore l’importance qu’ont prise les « sportifs » dans le débat public, l’importance qu’on leur accorde sur la seule foi de leurs exploits, de leur physique entraîné, de leur bonne mine bronzée. Au fil du non-récit, alambiqué et détourné de mille petits faits de rien, je reste stupéfait alors que j’en tourne les pages dans le train, métro-boulot-dodo, litanie usante préfigurée dans une chronique placée avant la grande catastrophe, la mère de tous les conflits et de tous les malentendus, la grande, celle de 14-18 … ou de 14-45, 14-92, affaire à suivre. Petit vertige des vérités si évidentes que l’on ne veut les voir ; et le train file, avec ou sans suicide sur les voies, avec ou sans glissement de terrain, déraillement de convoi chimique dangereux, etc. C’est un miracle que de pouvoir encore se leurrer, se dit-on en interrompant sa lecture, descendre du train, gare de destination.

Affaire à suivre, donc.