Je me
résume. Selon la formule consacrée, je résume pour moi-même la situation, ce
qui m’y a mené et, à la fois, comme Yahvé faisant « tsim-tsum », je
me rétracte en moi-même pour laisser de la place à cette vie. Donc, tout a commencé il y a très longtemps, dans mon
enfance, durant les nuits de laquelle j’ai beaucoup rêvé. Fantasmagories ou
monde parallèle, mystère. Il est juste arrivé un instant T à la suite duquel le
papier peint a décollé et j’ai vécu dix-quinze ans dans le texte que j’ai
écrit, la vie de mes personnages, une vie selon mes sensations et mon souvenir
pas moins vraie que mon existence actuelle. S’il s’agissait d’un délire à
caractère schizoïde, j’aurais vraisemblablement « atterri » dans une
jolie petite chambre capitonnée, une clinique au fond d’un parc et un
traitement fait de cachets rigolos. Je vais partir de l’idée que tout est vrai.
Je vais donc aussi disqualifier l’explication façon « Lost », à
savoir je suis mort mais ai recréé avec quelques autres une réalité tout aussi
vraie que celle que nous connaissions de notre vivant. Je rejette aussi l’explication
façon « Vanilla Sky » même si, çà et là, j’ai l’impression qu’il y a
un accroc dans la moquette, un truc qui ne colle pas. Je me rêverais une vie
idéale plutôt merdique, ça n’a pas de sens. Au chapitre des « déjà vu »,
il y aurait l’explication en mode Matrix ou allégorie de la caverne de Platon :
là-bas se trouvait la vraie vie, ici n’est qu’un théâtre d’ombres chinoises. Il
y a encore la théorie des cordes, on se rapproche du vraisemblable. J’ai donc,
durant une légère absence, été un menuisier-flic-raté-agent-de-sécurité, une
sorte d’agent triple bidimensionnel baladé entre l’Empire, l’Agence et la
Résistance. J’ai aussi été enseignant transfuge dans la peau de mon double et
un demi-malfrat ici bas. J’ai, clou du clou, été un jeune homme noir de 25 ans
de l’autre côté avant que je ne décide de revenir. Il y a encore la « parenthèse »
de l’homme de quarante ans qui se retrouve dans la peau d’un danseur de 17 ans !
Je mets de côté cet épisode, c’est une bizarrerie que l’on dira connexe. « Et
maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » comme le disait le mec de la
publicité pour la super-glue collé au plafond. Je ne suis absolument pas en
état de reprendre le fil de cette vie … ma vie. Se réveiller, se lever, se
préparer, prendre des transports, pratiquer une activité lucrative à caractère
pédagogique parmi … des collègues pour qui l’Histoire appartient à des débiles
de spécialistes, des crétins qui se laissent berner par les sources, des
preuves bidouillées et orientées par les vainqueurs, quelle que soit la guerre.
En gros, il faut avoir le droit d’avoir une opinion. Quelle vie dénuée de sens,
en dépit de la sincère affection que je peux porter aux proches que j’ai
retrouvés.
dimanche, novembre 10, 2019
lundi, novembre 04, 2019
Des nouvelles de "Credo"
Reculer
pour mieux sauter … De la
déception ? non. De l’impatience assurément. Il était prévu que
« Credo » sorte en novembre, il sortira à la rentrée de janvier, chez
l’Age d’Homme comme prévu. Pas d’inquiétude, donc. Ce report, un supplément de
temps pour garder encore un peu ce texte auprès de moi. Je ne vais pas vous
faire le coup du « je ne me suis jamais tant livré », il s’agit
toujours d’un essai à caractère autofictif, mise-en-scène et réagencement à la
clef. Toutefois, j’y suis peut-être plus … cash. Je me disais, hop, ça sort en
novembre, un entrefilet par-ci, une demi-interview par-là, un peu de curiosité,
la considération de mes pairs et l’affaire sera vite classée avec le tohu-bohu
des fêtes de fin d’année. Satisfait sans trop se mouiller. En janvier, ça
risque de mieux se voir. Avoir des lecteurs, soit, susciter la curiosité, des
questions, y répondre, voilà une autre affaire.
Dans « Credo »,
tout y passe, la politique, les convictions, les rancœurs, les obédiences, deux
ou trois griefs. Avec le temps et l’âge, on accumule : souvenirs, kilos en
trop, contradictions, compromissions, casseroles, regrets. Ecrire soulage et
allège. Ça ne fait pas maigrir mais ça permet de montrer qu’on a compris que la
prise de masse est dans l’ordre des choses. On ne va pas s’astreindre à des
régimes forcément promis à l’échec sur la durée comme certains auteurs à bonne
gueule que la jeunesse fuit insensiblement et qui tentent désespérément de la
retenir par le brushing et le contrôle alimentaire. C’est grotesque, surtout
lorsque l’intéressé vous la joue « rebelle ». Remarquez, j’ai autant
d’aversion pour les repentants qui confessent une jeunesse ceci ou cela en
bavant sur leur famille au passage. Tous les auteurs se remboursent au passage,
avec plus ou moins d’habileté mais de là à se justifier, le petit genre
psy-psy-beurk d’un dossier d’instruction judicaire. Laissez-moi vomir.
« Credo »
n’est pas tendre ; néanmoins, il n’est ni revanchard ni gratuit. Vous
connaissez mon amour de l’état des lieux, « rendre sur le vif »,
témoigner des moindres choses et donner du sens. Je n’ai pas envie d’en
débattre, me faire salir ma version par des peigne-culs ou des pisse-froids. A
la relecture, j’ai eu quelques vapeurs, j’ai même hésité à sabrer ceci ou cela,
ne pas passer pour un vieux con. Et puis non, mes critiques ne sont pas
gratuites, elles ne tiennent pas de la provocation « pour faire
genre » à caractère picaresque. Ce
qui est écrit, est écrit, plus moyen de me couper la parole ou de kidnapper mon
opinion dans un débat contradictoire au cours duquel des jobards me prouveront
A + B au carré à quel point ce que je pense est tendancieux parce que je ne
suis pas sociologue, machin-chouetteologue ès pédanterie bienpensante. Il y a
de la gloriole aussi. J’ai mis un point d’honneur à être moi à chaque mot de ce
texte, moi en légèrement augmenté pour bien tout couvrir le champ. Un regret
peut-être, je n’ai pas assez parlé des toc-tocs, des fêlés, des cabossés, des
tordus et de ceux dont on ne veut pas parce qu’ils ne font pas partie des « bonnes »
victimes.
dimanche, octobre 27, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 23
Le Renard - Der Alte |
Il est
rentré de Berlin. Je suis rentré de Berlin, un séjour de plus, visite à la
Berlinische Galerie, Hasir où, apparemment, j’ai mes habitudes, visites à Li.,
dîner avec cette dernière et Frau Dr. von J., sa mère ; un peu
d’amusement ; la musique de la ville, sa magie. Et tout est dit. Il est
rentré en vrac et soulagé, de la peine à dire « je », cette identité
qui n’a pas plus d’existence dans un texte que l’évocation d’un éléphant rose
ou le récit de l’un ces songes si réalistes, mon Oméga, le pays d’ailleurs que
je visite encore, parfois, avec moins de régularité. J’ai reçu un message d’ un
autre éditeur, voir les détails de la publication de « La lumière des
Césars », mon odyssée limite délirante à travers les couloirs d’une autre
possibilité. Une otite me bave à travers l’oreille droite, j’entends des
choses, le crépitement insistant d’un incendie qui bouronne. Je ne serai pas le
moins du monde étonné lorsque les flammes jailliront. Excellente excuse pour ne
rien faire et regarder toute les séries policières franchouilles, britouilles
et teutonnes que diffusent une bonne quinzaine de chaînes … indigentes pour la
plupart. J’aime le cliché du/de la commissaire, tics et manies, et le monde de
tous les jours en toile de fond. J’ai peut-être eu un trouble schizoïde à force
de rester collé derrière le petit écran ? Entre « Le Renard » et
« Poirot », je sors les petits chiens, me traîner dehors parmi cet
été qui commence à prendre du plomb dans l’aile. Il faut en profiter … parce
que sous peu, il doit reprendre le chemin du boulot. Ni agent de sécurité, ni
flic, ni marchand d’art ou retraité : il enseigne ! Configuration
plutôt classique pour un auteur ; il est loin le temps quand la
littérature nourrissait son homme.
Je suis de
retour, pour de bon, à peine abasourdi par trois-quatre mois d’absence ?
deux ans ? dix ans ? absence à moi-même. J’ai durant tout ce temps,
agi de manière tout à fait normale, « en pilote automatique ». J’ai
mis des chaussettes, me suis brossé les dents et ai même exercé des activités
pédagogisantes à caractère lucratif. J’avais déjà « débloqué » dans
le genre durant mon enfance, mon adolescence. Je me rappelle qu’on me trouvait
déjà bizarre. Je suis allé trouver un ORL pour mon conduit auditif droit en
plein marasme, vraisemblablement la porte par laquelle je suis passé …
Intrication
et non-localité, mes nouveaux mots d’ordre, à moins que je ne sois dans l’état
du chat de Schrödinger, vivant et mort à la fois ?! Normalement, il nous
arrive des trucs qui tombent d’on ne sait où, « la faute à la
fatalité » selon le bon mot de Charles Bovary à propos de la mort d’Emma.
Je sait qu’il s’agit d’un état d’équilibre. Comme deux particules qui se
rencontrent ? s’intriquent ? s’emboîtent ? existant l’une par
l’autre. Si l’une est rouge, l’autre est verte ; si l’une devient verte,
l’autre vire au rouge. Pourquoi en ai-je conscience ? pourquoi la
dyslexie ? pourquoi une conformation du système nerveux selon un schéma
autistique Asperger ? On va dire qu’il s’agit de mon « petit »
talent. On s’est bien occupé de moi durant mon absence, j’aurai pu me retrouver
en plus mauvais état. Je découvre tous les jours qui je suis et le nombre d’activités à la c… dans lesquelles je
me suis investi. A croire que je craignais de ne pas exister en dehors de ces
activités. Disons que tout cela est le résultat de mes choix.
lundi, octobre 14, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 22
Il a lu un
joli volume, verbe mesuré, de belles images, la force d’un récit biblique, « La
seconde mort de Lazare ». Il l’a trouvé chez le mec gazeux … l’auteur …
chez lui, l’envoi d’un éditeur. Ça l’a touché, profondément touché. Il est
lui-même, une sorte de Lazare, pareil et si différent dans ce supplément de vie
qu’il reconnaît peu à peu comme la sienne. Peut-être qu’Alpha-Oméga, l’Agence,
et tout le reste n’est que fumisterie. A ce tarif-là, le « soleil vert »,
c’est de la chaire humaine ! Trouver une porte à Berlin ?! une porte
vers une autre dimension, façon « Stargate » ; Steeve aimerait
en rire. Il devrait demander discrètement à son entourage s’il n’a pas un peu
changé, genre « j’ai pris le puck ». Les tableaux qui parlent, les
objets vivant, un petit monde façon « Alice au pays des merveille »,
tout cela s’est calmé, comme lissé, disparu. Il ne se rappelle plus exactement
quand cela a commencé, peut-être lors de la vision de presse de « Matrix »,
ils avaient juste manqué la scène initiale Follow
the white rabbit, comme le signal qu’un hypnotiseur donne au début de son
numéro. Du coup, il n’est jamais sorti de son état modifié de conscience, vingt
ans ou plus à côté de ses pompes, une prouesse ! Il a aussi vu, au Delphi
Lux, un nouveau cinéma, dans un nouveau bâtiment, derrière la gare de Zoo, il a
donc vu un film façon « Alice au pays de Berlin », une histoire de « merveilles »
résilientes dans laquelle une jeune femme court après une horloge qui permet de
remonter le temps (choix retardé de Wheeler ?!). Il est donc venu à Berlin
soit : 1. pour accepter cet épilogue cinématographique qui tendrait à lui
prouver que la vie de Steeve est aussi belle que n’importe quelle autre et qu’il
n’a pas à « sauver » l’univers mais à vivre son bonheur … 2. pour
rejeter cette conclusion foireuse mise en scène façon « Fabuleux destin d’Amélie
Poulain » choucrouteuse et, de ce fait, errer quasi à poil, au bord de la
folie, dans un monde hostile et incohérent. Il aurait dû aller voir le
documentaire sur la numérisation des œuvres d’art, le buste de Néfertiti en
affiche. Il aurait eu des réponses, des indices, le mystère des pyramides, un
peuple disparu, la grande loge, société secrète, l’Agence, etc. A la place, il
est allé voir une bluette dans une salle remplie de bonnes femmes soit gâteuses
soit assoupies.
A-t-il
seulement envie de courir après le fantôme d’Akhenaton ? jouer les Indiana
Jones flapi quoiqu’il ne soit pas physiquement en pire état qu’Harrison Ford à
présent. Tant qu’une momie ne vient pas lui taper sur l’épaule, il en reste à
son état d’auteur mineur, la petite cinquantaine, sans sexualité particulière,
un léger délire derrière lui. Il ne finira pas comme Maurice Leblanc qui se
barricadait dans sa chambre à coucher de peur d’être assassiné par son
personnage, Arsène Lupin. Il est con, l’autre ! Tout le monde sait parfaitement
que Lupin ne tue pas ; au pire, il séduit. Et Steeve de s’imaginer faire
un pas de deux en robe fourreau avec Georges Descrières. Il retrouve des
souvenirs d’enfance, l’enfance de l’autre, le mec gazeux, l’auteur, lui-même
donc, des souvenirs d’enfant sage, derrière la télé, maman coud à la machine
sur la table derrière, dans l’espace salle à manger. Il sait que cet autre qu’il
est à présent a aimé le personnage de Lupin, son aisance à être, son humour,
son baroque et le fait de faire tourner les moralisateurs en bourrique. « Passer
à travers … » : les règles, les interdits, les lois de la physique,
les tabous, le ridicule et quelques autres décors peints. Il serait à ses
propres yeux un Lazare et que va-t-il faire de ce temps de rab ? Tout d’abord
cesser de regarder le monde avec des yeux de merlans frits puis se mettre au
travail, être le personnage qui écrit la vie de l’auteur. Il est LA porte, à
Berlin, dans sa bonne ville, dans la « Grande » ville voisine, à Tel
Aviv ou Lyon. Partout. Il n’est pas question de remonter le temps mais de le
réinterpréter, de relever les indices. Il est question de sens, de retour de
sens (commun, propre ou figuré, qu’importe). L’histoire est la trame du temps.
Sans récit, tout fout le camp ou rien n’advient.
mardi, octobre 08, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 21
La
température est redescendue, il est en vacances, quelques semaines, et il se
fait à son nouveau … statut. Dans la nuit, bien avancée, alors que Lou’
sommeille allongé dans son lit, contre lui, il regarde une série à la
télévision, une série britannique, « Downton Abbey » ou les
pérégrinations existentielles d’une famille d’antan, le titre, le château, le
domaine à travers la modernité post-apocalyptique de l’après 18. La déférence
de chacun des protagonistes le touche, leur manière d’être bons sans
sentimentalisme, leur foi en ce qui leur paraît juste doublée de compassion,
comprendre l’autre … Steve eût aimé être le scénariste d’un tel récit. Ça le touche profondément, mieux que
l’expérience des fentes de Young ou de la gomme quantique à choix retardé de
Wheeler. Steeve rend les armes avec Everett – le physicien auteur de la
théorie des mondes multiples – et,
lorsque Steeve regarde un épisode de « Downton », il a envie
d’adhérer à cette réalité si peu réelle, admettre une version en particulier
comme admettre un penchant. Il emporte de cette douceur avec lui lors de
proto-transits, des mondes où ce n’est pas grave et qu’il fréquente avec
bonheur, de vieilles habitudes qui lui réchauffent le cœur. Lou’ ronfle et
s’agite. Steeve écoute le battement d’une horloge, le tic-tac d’un réveil de
voyage à calendrier, un modèle 8 jours, cet appartement est rempli
d’instruments de mesure, il y a même un coffret débordant de montres au fond
d’un placard de la garde-robe, et une quinzaine de théière en étain, acier,
porcelaine, faïence, argent, etc. Entre « Le tour du monde en 80 jours »
et « Alice au pays des merveilles ». Le pompon : il va publier,
sous peu, dans une bonne maison de la place, il s’agit d’un petit paquet de
convictions au fil desquelles sont convoqués comme témoins des films, des
toiles, d’autres séries. Tout était donc minutieusement préparé à moins que ce
ne soit un piège ou sa « petite » folie. Steeve est résolu à tenir
son rôle, ce rôle. L’éditeur lui a demandé de réfléchir à une couverture, Steeve
a failli rétorquer « … celle que j’ai en ce moment n’est pas crédible ? je
ne suis plus auteur ? »
puis il a fait le lien avec le texte à paraître, il a promis de trouver une
photo, fouiller des registres numérisés, peaufiner son … rôle, sa couverture.
Puis il s’invente des histoires, dans un lieu qui lui dit quelque chose, dans
une compagnie plus ou moins choisie, un petit détour narratif. Un bistrot plus
ou moins à la mode, à la Croix-Rousse, et le malaise diffus qui lui agrafe les
organes internes les uns aux autres, surtout en bas, et la promesse de « demain »,
le mot sonne comme un tour de clef dans une porte que l’on s’apprête à ouvrir.
C’est tout de même joli, cette vie-là,
il serait tenté de s’y attacher. Ça fait des nœuds, à l’intérieur, comme dans un
scaphandre mal formaté. Tant qu’il est dans l’appartement de grand-mère, parmi
les théières, les horloges, les montres et les tableaux, ça le fait, il se sent
quasi normal. Plus il s’éloigne de sa base, plus il se sent mal, exception
faite des territoires germaniques, partout où l’on parle allemand le monde
tourne rond lui dit son ventre.
Hors les
cafés, bistrots, bouchons, etc., à Lyon, il y a le musée des Beaux Arts,
remplis de balises muettes à présent mais si sensibles, figées dans l’instant
T, la dame triste du boudoir bleu par Jacques-Emil Blanche. Elle fixe l’auteur
pour un rendez-vous manqué et Steeve pour avoir rendu Oméga caduc, pour avoir
figé les choses, jusqu’à nouvel ordre, dans leur pire version. Steeve
surinterprète peut-être, rapport au pire. Ne serait-ce pas la nostalgie de ce
qui aurait pu advenir ? Et si, et si, la valse des « si »,
richesse des probabilités, le cadeau dont on n’a pas encore défait le paquet,
ficelle, papier de fête et, à l’intérieur, le présent, toutes les hypothèses
réduites à un maintenant, un ici.
On lui a
encore souhaité bon anniversaire puis on est rentré de Lyon. Steeve a retrouvé
la chambre aux mille objets, les commodes remplies de manuscrits, la
conversation des horloges, les théières dans la cuisine, du repos. Comme le
combiné qui retourne sur sa base. Il n’en sait pas plus. Il est peut-être une
version librement consentie de lui-même. Si c’est le cas, il doit se prouver,
afin d’adhérer au récit, qu’Alpha et Oméga ont correctement fusionné, qu’il n’y
a plus de dangers, jusqu’à la prochaine diffraction. Steeve a lu dans le
manuscrit le récit de sa vie, avant, celle qui de fait n’existe plus. Steeve a
donc lu qu’il avait compris et accepté l’existence d’Oméga à Berlin, avec des
histoires de portes … Il va y retourner, à pieds, enfin en avion, physiquement,
avec ses pieds-pieds et pas éthériquement planqué dans les synapses d’un
quidam.
vendredi, octobre 04, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 20
S’il y
croit, encore, ça a du sens. On ne « débarque » pas comme ça en
Israël par hasard, ou le hasard des amies de l’ami qui adoooorent Tel Aviv et
ses plages, les bomecs, etc. S’il y croit donc … Steve a mis la main sur le
manuscrit, le récit de ce qu’il croit percevoir comme la vie qu’il avait
auparavant, du temps d’Alpha-Oméga. Tout y est ; il l’a lu. En cachette.
Dans la garde-robe de sa chambre, là où il a trouvé le texte parmi d’autres
papiers. S’il y croit encore… Ça s’intitule « La lumière des Césars ». On y parle de Julia,
de sa mère, de Friedhelm, de l’empereur, de …
de tout. Le petit Lou’ l’a rejoint durant sa lecture, l’air désolé,
s’est accroupi entre ses jambes. Steeve se tenait en tailleur, sur le sol, sur un
tapis noué main, un afghan. Puis le voyage en Israël, les questions de la
préposée israélienne à l’immigration attachée à l’aéroport de Kloten, puis
maintenant. Démobilisé. Dans la peau non pas d’un flic retraité ou je ne sais
trop quoi mais d’un auteur qui a raconté sa vie. Il raconte même le « mec
gazeux », lui, l’autre, l’auteur, c'est-à-dire lui maintenant. On lui a
replié l’univers, en deux, quatre, huit ou plus encore ce qui expliquerait
peut-être le poids de la canicule actuelle. Il est peut-être arrivé la même chose
à Ulrich avec Robert Musil. Steve serait-il allé regarder là où il ne fallait
pas et aurait figé un champ de possibles merveilleux dans le plus miteux des
scénarios ?! Israël est une …, comment dire, une aberration géopolitique,
à la fois ceci et son contraire. Les bases de cette nation lui interdisent tout
avenir et sa perpétuation gomme son origine spécifique. Israël ou le pli dans
la moquette. Vous avez beau le piétiner, l’aplatir, le pli disparaît là, sous
vos pieds, pour réapparaître à l’autre bout de la pièce. Israël, du reste, ne
semblait pas exister en Oméga, à moins qu’il ne fût dans l’angle aveugle du
regard de l’auteur ? Steeve se fait la tête de l’homme affairé, qu’on le
laisse en paix le temps qu’il ait compris sa nouvelle logique de vie, épluché
les agendas, mené son enquête puis il filera à Berlin. Pour peu qu’il ne se
trompe pas, le séjour à Berlin est déjà prévu, vols et logement réservés. Il
voyagera seul. Sa conjugalité semble être aussi une chose compliquée et/ou
confuse. Il y a aussi un « truc » avec « L’homme au
cigare », la grande toile accrochée sans cadre au-dessus de la porte de
son cabinet. Steeve doit trouver le moyen d’entrer en relation … faire parler
la balise, à moins qu’il ne s’agisse de l’expression de son trouble schizoïde.
dimanche, septembre 22, 2019
le monde de frevall: L'homme sans autre qualité - chapitre 19
le monde de frevall: L'homme sans autre qualité - chapitre 19: Du charme de l’insignifiance. Tout est dit. Steeve est rentré de Stuttgart, on annonce un épisode de canicule mais, pour lui, il neige à...
L'homme sans autre qualité - chapitre 19
Du charme
de l’insignifiance. Tout est dit. Steeve est rentré de Stuttgart, on annonce un
épisode de canicule mais, pour lui, il neige à l’intérieur, des flocons lourds
sur un paysage gris. Steeve est donc rentré dans la bonne ville, au bord du
lac, avec le parc voisin où poussent des « Weisse Berliner », des
tulipes pas même blanches mais striées d’un peu de rouge. Il a retrouvé les
chiens. Sentiment d’être embarrassé de soi. Il est allé dans la
« grande » ville voisine, vérifier si, par hasard, il ne trouvait pas
son nom sur la porte, là où il vivait dans cette autre possibilité de lui-même.
Il ne pense pas à un « avatar » de son être mais à une
forme/manifestation de sa personne, un genre de « bodhisattva ». Le
liquide change de forme au gré des flacons mais ni de nature, ni de quantité.
Il neige à l’intérieur. Steeve cherche en lui, fouille dans des recoins
méconnus, qu’il croyait perdus et retrouve d’autres paysages, allemands
ceux-là ; il s’est trompé de lac. Il sent d’autres possibles pas moins
exacts ou réels que la vie de Steve du temps d’Alpha-Oméga. Il y aura d’autres
transformations, de brusques changements de paradigmes d’autant plus brusques
qu’ils passeront inaperçus, le gag du gant que l’on retourne en le retirant.
Sur le quai, la gare, la foule, une guérite, des parois vitrées qui lui renvoient
l’image d’un type moins empâté qu’il ne se l’imaginait. Et encore l’un de ces
souvenirs venus d’il ne sait où, il est un petit garçon, assis dans le salon
familial, face à la télé et s’envolent les bonshommes de Jean-Michel Folon sur
la musique de Michel Colombier. Son cœur, alors, se sert et il se met à
pleurer, sans tristesse excessive, une peine subite, peut-être due à la
musique. Sa mère s’en émeut, le console, il s’excuse, presque, il ne comprend
pas lui-même sa tristesse, sentiment d’abandon. Aujourd’hui, il sait pourquoi ;
l’enfant de cinq ans qu’il a été le savait déjà. Le hautbois plaintif racontait
le souvenir d’Emmanuel, le titre du morceau et prénom du petit garçon décédé de
Michel Colombier. Steeve a appris cela incidemment, une chronique musicale sur
une chaîne publique et le hasard a voulu qu’il prenne un café en zappant et
apprenne ce qu’il savait déjà. Comme l’histoire de son homonyme, un type en
France, vétérinaire, un métier que Steve aurait voulu pratiquer, que l’un de
ses avatars aurait aimé pratiquer. Il neige à l’intérieur, dans sa tête, sur
son cœur, il neige, on annonce un épisode de canicule dehors. Et s’il réussit à
mettre la main sur Musil, sur Ulrich, pourrait-il sauver Emmanuel ? Et
comment s’y prendre avec ce vieux corps, tout abîmé, un peu trop lourd ? Il
sait ne plus savoir transiter, plus de façon aussi … massive ?
réelle ? physique ? Steeve va devoir trouver la clef de l’énigme dans
son occurrence temporelle, une vie qu’il connaît sans l’avoir vécue, une
probabilité de lui-même parmi les milliers d’autres possibilités d’être. Il
pourrait être israélien, habiter Tel Aviv, cacher une homosexualité peu
électoraliste et faire partie de l’avenir du Likoud ? Serait-il
différent ? Il pourrait méditer quant à sa prochaine campagne, ce qu’il
fera du pouvoir sur la terrasse de son appartement, en front de
mer, le quartier de Kerem Hateimanim. Il y aurait la saveur de l’air, pas tant
éloignée de la saveur de l’air dans les nouveaux souvenirs d’enfance de Steeve
mais il rejette la contrainte, la pression du mensonge. A-t-il envie de se
tasser plus de quatre heures dans un vol de ligne El Al, coincé entre des
ultra-orthodoxes et de grosses bonnes femmes sans manière ? Sans parler
des questions inquisitrices portant sur le prénom de sa grand-mère ou la
couleur de son slip ?! Mais Steeve s’est bien rendu en Israël, à Tel Aviv,
il n’était pas seul … Il a effectivement dû évoquer la couleur de son slip et le
prénom de sa grand-mère auprès d’une préposée à l’immigration attachée à un
aéroport suisse. Ça ne faisait partie d’aucun plan, il a juste suivi. Les beaux-parents
s’occupent des chiens. Cet après-midi, au moment du coucher, sur cette même
terrasse, Steeve a bavardé avec un jeune homme, Avri, bonne gueule, belles dents,
la jeunesse, une présence physique. En d’autres temps, récents, il aurait pu
croire à la délégation d’un membre de l’Agence. Il a finalement conclu par la
délégation d’un tapin ou d’un agent du Mossad. Allez savoir. Il découvre qu’il
est une personne anxieuse, travaillée de l’intérieur, contradictoire comme
Israël. Il y verrait un signe, une leçon pour peu qu’il y croie encore. Il a
l’impression de voir partout le même mec, un grand, brun, barbu, peu vêtu,
mince, hâlé, torse poilu, bonne gueule, un chapeau, un chien et rien d’autre
dans les mains, riens dans les poches … Ils doivent être fabriqués en série. Steeve
se trouve psychologiquement à mille lieues de la réalité de son séjour. Il y a
tous ces gens, bruyants, démonstratifs, plutôt fiers d’eux-mêmes quand ils sont
beaux, plutôt rustauds pour les autres. Steeve pense au retour et se voit comme
un mec barbouillé devant un plat de pâtes géant.
lundi, septembre 16, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 18
Hoppenlaufriedhof |
Heureuse,
la serveuse est heureuse, rayonnante, parce qu’il a pris de la sauce
moutarde-orange. Elle était déjà très touchée lorsqu’il avait commandé un
hamburger végétarien avec pain foncé. Elle a réagi sur le « pain
foncé » comme si Machin-Chose lui avait fait un cadeau, quasi une bague de
fiançailles. Il ne sait pas trop comment il est arrivé à … Stuttgart. Il ne
reconnaît rien de ce qui l’entoure, il a lu le nom de la ville sur le menu, une
petite chaîne de burgers bio-écolo-bien pensante avec des bancs sur la
terrasse. En fait, il se souvient avoir « repris conscience » dans
l’église voisine, St. Maria, du gothoc du XIXème aménagé en étable
altermondialiste. C’est plutôt moche. Machin-Chose – Stéphane ça ne lui va
vraiment pas – observe avec affection les clients, les passants. A Vienne, il
sait qu’un truc a mal tourné, « genre » patacaisse grotesque,
« genre » Godzilla a débarqué dans la salle du trône après avoir
défoncé le plafond ou des femens ont fait caca devant le trône les miches à
l’air … Ou, va savoir, il a foutu le feu au palais créant une nouvelle
occurrence historique entre Alpha et Oméga. Ça n’a pas tout à fait marché mais, à
présent, il a choisi ce qu’il veut faire, rien moins que sauver les petits
chiens, les petits oiseaux, les petites filles et leur poupée, et tous les
autres aussi. Il a le souvenir très net d’être quasi à poil, sur une banquette, et de regarder un programme
télévisé, des histoires de conquête spatiale, des images de la préparation de
la mission « Voyager » et la terre, son système solaire, perdus dans
la galaxie, le jour quand tout cela sera englouti dans un trou noir, ou dévoré
par le soleil mourant. Il a senti ce parfum métallique du sang dans le nez, et
comme une lame dans la gorge avec la colère parce que cette fin annoncée est
parfaitement injuste, et il a tenté un truc, l’histoire de la grande
Conjonction, parce qu’ils n’ont pas de solution non plus, mais des contacts,
une aide extérieure qui devra bien sortir du bois si elle ne veut pas que
Machin-Chose ne fasse à fond !
Stuttgart
lui rappelle des samedis après-midis non-chalantes, belles et vaines à la fois,
avec le chant des oiseaux et le parfum du gazon tondu, une sorte de vacance de
toute espèce de projets, de plans, d’avenir même sans inquiétude, avec
confiance et satisfaction. Rien ne sert de s’agiter, le temps s’écoule, pareil
à lui-même, une sorte d’automatisme magique auquel rien n’y fait. Machin-Chose
aimerait bien être quelqu’un, n’importe qui mais exister et sans revendication,
s’il vous plaît, merci. La course à ceci, cela, rien qui ne réponde à ses
besoins : être. Et trouver la solution au grand crac-boum.
Il a bien
vu sur ses papiers qu’il y a une identité, un nom mais c’est un emprunt.
Peut-être qu’il est coincé dans un hôte qui, régulièrement, réussi à le
refouler jusqu’à ce qu’il revienne aux commandes. Il n’a pourtant pas
conscience de la présence de quelqu’un d’autre. Il n’y a que cette fatigue et
cette paresse qui le cloue dans des chambres qu’il ne reconnaît pas. Il a
besoin d’ordre et de … normalité, ce truc qui veut dire « un jour comme
les autres » et on en éprouve du plaisir jusqu’à ce que les petits chiens
deviennent de grands chiens puis de vieux chiens et ne meurent mais ça reste
normal. Ils cessent d’exister sous forme de petits chiens pour autre chose,
l’étape suivante qui ne doit pas être anticipée violemment, et le reste risque
de mal se passer. Voilà ce que Stuttgart lui inspire avec ou sans l’Agence, les
services impériaux, etc. Il marche à travers des rues à la fin du jour. C’est
son état « normal », paraît-il, marcher dans des rues calmes,
quelques terrasses de restaurant, le centre avec toute l’agitation qu’on lui
suppose se compose d’un grand boulevard commerçant bondé aux heures ouvrables,
déserté en dehors. Machin-Chose a regagné son hôtel à pied, coller à son propre
cliché, traversé un cimetière
historique, désaffecté, le tombes les plus récentes datent de la fin XIXème,
cette chère époque wilhelminienne. Il est remonté dans sa chambre par un couloir
discret, observer la nuit au-dessus des arbres, d’une colline de vignoble,
quelques belles propriétés et l’espace commun d’une tour en béton voisine,
dernier étage, une sorte de hall-salon avec vue décoré d’une guirlande
d’ampoules multicolores. Des gens rient, boivent, semblent s’amuser sans pour
autant déranger le paysage. Machin-Chose soupire. L’histoire de l’expérience du
choix retardé de Wheeler lui remonte à l’esprit, d’où la sanctuarisation de la
période 30-48, considérant que le phénomène de « transit » et toutes
les possibilités en découlant ressortant de la physique cantique. Machin-Chose
n’a plus de nouvelles claires d’Oméga car … il en a éradiqué la possibilité,
comme il a supprimé l’occurrence de sa personne dans sa forme antérieure. Il a
des réminiscences de cet état qui n’a … jamais existé ! CQFD. Il regarde
encore par la fenêtre, croit reconnaître une colline, recouverte de vignes
gobelet, en espalier, allez savoir d’où il tient des connaissances en
viticulture. Il reste peut-être un quart d’heure, vingt minutes, deux heures
pourquoi pas à observer le ciel parfaitement sombre alors. Il quitte son poste
d’observation pour contrôler l’heure du départ, le train qu’il prendra le
lendemain. Il rentrera dans la bonne ville, découvrir ce qu’il subodore
déjà : le mec gazeux n’existe pas, il est ce type, il l’a toujours été et
l’attendent deux petits chiens là-bas, dans l’appartement encombré de plantes,
de tableaux, de mille choses, tous les accessoires pour passer d’Alpha à Psi
parce qu’il est sûr que la dualité n’as pas cessé, il n’y a pas eu fusion, ça
se saurait, ça se ressentirait et Alpha ne tient pas tout seul au milieu de
l’espace-temps, il a besoin d’un contrepoids, c’est une question de physique
gravitationnelle. Il s’appelait Steve, il s’appelle à nouveau Steve. Il
pratique le commerce de l’art comme un passe-temps, un jeu, et finance sa
collection avec ses gains. Il y a deux ans de cela, il était à Bâle, pour
acheter une nature morte … peut-être une étude, une grande huile sur toile de
Marie Schmersahl-Kjöbge, des pots de fleurs, trois, arrangés sur un drap, comme
un fond. Il était assis, sur un banc du jardin botanique, il s’est levé avec le
tableau et pfuiiit, le trou noir, il craint d’avoir pris la place de quelqu’un
mais la place était déjà faite. Il se souvient aussi de tout le mal qu’il avait
à se reconnaître dans un miroir étant enfant ; il se faisait déjà de la
place en prévision de maintenant.
mardi, septembre 03, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 17
Le Dr.
Arnheim est passé le chercher, une réunion chez Diotime, la fameuse affaire du
jubilé qui n’aura jamais lieu. Ulrich fait attendre son hôte, le temps de
s’habiller. Arnheim force littéralement la porte de sa garde-robe, l’affaire
n’a rien à voir avec le jubilé. Le bon Dr. est, selon la rumeur publique, le
soupirant officiel de Diotime et c’est Ulrich qui a marqué le but. Ce doit être
un effet du manque d’éducation de Machin-Chose. Ulrich en est tout confus et
cette confusion est risible à Arnheim, renvoyé illico à son rôle d’homme
d’affaires éclairé, d’esprit progressiste, touche-à-tout cultivé, délicat.
Ulrich peut lire un trait amer dans la physionomie de son compagnon de voyage ;
ils sont à présent montés dans la voiture d’Arnheim et cahotent au petit trot
sur le pavé viennois. Ulrich a presque envie de s’excuser, ce n’est pas sa faute
mais celle de Machin-Truc venu avec ses gros sabots du début du XXIème, la
décennie des débiles, des sans-manières et des présomptueux où même la brume
d’un froid matin de mai (dérèglement climatique oblige) n’arrive pas à couvrir
la connerie, la vanité, la vacuité de ce tas de cloportes que l’on nomme
« les gens ». Ulrich se prend à regretter que la catastrophe annoncée
n’ait pas éradiqué cette engeance par les racines. Il est juste le mec qui
cherche une sortie de secours. Il voudrait être à Barcelone ou en été, avec le
cri des martinets et la chaleur du soleil sur sa peau. Il y a trop d’intrus dans son histoire, trop de
péquins débarqués là sans même le lui avoir demandé. Il a un flash, un nom, un
de plus, celui d’un cinéaste, Almodóvar et des wagons de sentiments qui
l’accompagnent, la saveur de rendez-vous manqués aussi. Peut-être que, s’il
était enfin diagnostiqué, il pourrait passer ses jours à regarder des films
d’Almodóvar dans une jolie maison de dingues, au milieu d’un parc avec de
grands arbres centenaires. Personne ne trouvera de solutions pour lui, c’est à
lui d’en inventer une et recoller les morceaux de lui-même. Son histoire
préférée reste celle du wanderer anonyme, un peu dans le genre du wanderer des
bistrots mais avec quinze ans de moins et un corps souple, c’est ici qu’il
enchaîne avec la fameuse scène de « démobolisation », la caserne dont
il longe la façade, la veste sur l’épaule, la clope dans l’autre main, et le
coupé, un petit cabriolet du genre spider. Il jette sa veste sur le siège
passager, sa cigarette dans le caniveau, monte, démarre et s’en va. Fin de la
séquence. Il n’a jamais transité dans cet … instant, 5-8 minutes parfaitement
authentiques. Il se souvient encore de paroles fermes qu’il a entendues il y a
si longtemps, « c’est ton tour, ouvre les yeux, c’est à toi … » Il a
gardé les yeux fermés. Il en avait décidé ainsi. Il a fait le mauvais choix,
par peur ou parce qu’il était persuadé que l’histoire ne pouvait pas s’arrêter
de la sorte. Il se souvient aussi du choc de Matrix, des Wachowski qui étaient encore frères, suivi de Vanilla sky, remake de Abre los ojos, d’Amenábar, le même
réalisateur que The others. Une
dernière couche avec Cloud Atlas, des
Wachowski encore, devenues sœurs entre temps … Il est mort et il a oublié qu’il
avait lu L’homme sans qualité. Ce
n’est pas plus compliqué. Le surnaturel permet tout juste d’habiller les
incohérences narratives de son état, la grosse ficelle de la série Lost, parce
que les scénaristes après avoir fumé la moquette et les rideaux se sont trouvés
à cours d’idées. Ulrich ose à peine risquer un regard vers Arnheim qui, certainement,
l’a observé grimacer au milieu de ses didascalies intimes.
dimanche, septembre 01, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 16
Sincèrement,
il est des plus embarrassés. Il pourrait juste « s’en foutre »,
laisser pisser, etc. mais cette vie dans la double monarchie le touche, les
petits riens, les « petites gens », expression que l’on employait
avec un peu de paternalisme mais de l’affection aussi. Il sait que tout va
basculer, et une seconde fois en 39, et l’incrédulité, et l’hédonisme finiront
de tout lessiver dans les années 60. Il est nu, dans son cabinet de travail, le
jour perce faiblement à travers le brocard de lourds rideaux. Il est nu parce
que, dans son lit, sommeille une maîtresse, pas sa cousine mais une autre
femme, très portée sur le sexe, la sensualité, une nymphomane ou, plus
exactement, une hystérique selon la dénomination freudienne. Ce serait un cas à
étudier, intéressant mais Stéphane n’a pas la science suffisante, dans ce
domaine du moins. Il sent qu’Ulrich est un intellectuel de haut vol, une calure
qui se cache, qui s’est peut-être absentée de lui-même, volontairement. Du
coup, il est pleinement Ulrich. Partant de l’idée que Stéphane souffre de
troubles mentaux, il serait donc capable d’états auto-hypnotiques à caractère
thérapeutique, des sortes de fugues d’instinct. Dans cet état qui va nommer
« état Oméga » en opposition à un état de veille standard dit
« état Alpha », son esprit serait capable soit de 1.divaguer,
2.voyager dans le temps ou 3. Voyager dans des dimensions parallèles. Dans les deux
derniers cas, cela supposerait un passage par l’antichambre de l’inconscient
collectif, inconscient organisé de manière chronologique et/ou
thérapeutique ? Quant à la divagation, il s’agit peut-être d’une forme de
transit en mode « random », comme le défilement d’images sur un écran
à partir d’un fichier, ou le choix de morceaux de musique. Le hasard n’existant
pas, cette « divagation » représenterait un motif à décrypter soit à
l’aide de la … poésie !
Ulrich entend du bruit, il devine le
froissement d’étoffes, le pas de pieds nus sur le plancher. Il ne veut pas être
impoli, il va rejoindre sa maîtresse, Bonadea, l’aider à agrafer sa robe, lui
relever les cheveux alors qu’elle ajustera son col. A moins qu’il ne refasse
l’amour, Ulrich n’en sait rien, c’est une question d’épiderme, de stimuli
olfactifs, l’esprit ni la volonté n’ont grand-chose à y faire. Il retourne à sa
chambre et la trouve vide. Bonadea est certainement partie vexée, ou honteuse,
ou … C’est une femme à multiples facettes, une troupe de comédiennes à elle
seule. Ulrich s’attend toujours à découvrir un nouveau rôle. Il pense à ses
seize ans, il pense à la Grèce, il pense « et si le soleil ne se couchait
pas … plus ». Il a une image en tête, une corniche de pierre blanche, une
console peut-être, un élément architectural de style classique sur fond de ciel
bleu, ultra bleu. L’Ulrich d’origine lui fait tourner le regard vers un bronze,
posé sur une commode, un sujet antique, une copie, un jeune homme dans un goût
pédérastique, certainement un objet à la mode qu’un ensemblier décorateur mal
inspiré aura posé là suite à la livraison d’une chambre à coucher complète,
cadeau de la maison, et l’Ulrich d’origine se sera amusé du mauvais goût de son
fournisseur à chaque fois que son regard sera tombé sur … la chose ! Un
peu de bonne humeur gratuite. A relever l’excellente qualité de la literie. On
ne peut pas avoir tout faux sur tout. Machin-chose-Ulrich en était là de ses
pensées quand la sonnerie à la porte l’a rappelé à son état de parfaite nudité !
mercredi, août 21, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 15
Il y a
un certain confort à être … Stéphane, un type sans âge, sans physique, sans
attente particulière, un mec en roue libre en apparence et, pourtant, une
incroyable puissance de compréhension, là, parmi synapses et cellules grises,
plus fort que Poirot, quasi du niveau d’Einstein avec les menus talents de
Madame Soleil. Il a été un mec magnifique, athlétique, une crevure de looser,
un amant malheureux et romantique. Plein d’autres choses aussi. Selon les
injonctions du siècle. A fond dans tout, sur tous les fronts, dans une sorte de
guerre intime totale. Stéphane et son continuum biographique séquencé est
au-dessus de ça ; l’âge et son tour de taille actuel le disqualifient. Il
est « réformé » de la lutte pour le succès, la réussite, l’accomplissement
de soi, etc. Il a bien une mission, le fameux truc, peut-être un toc
psychotique. Heureusement qu’il y a les absences et le chocolat au
lait-noisettes entières sinon il ne tiendrait pas. Revenu de tout. Y compris de
la question en spirale, le fameux où-cours-je-où-vais-je-dans-quel-état-j’erre ?
Il y a aussi la solitude du Créateur. Il a été Dieu, seul, flottant dans le
néant de la non-matière et de la non-existence. Était-ce un rêve ou un transit ?
une possession ? Comparativement, l’ennui d’un troupeau de moutons au pré,
sous le ciel couvert d’une froide après-midi d’avril tient de la bénédiction.
Stéphane sourit pour lui-même, intérieurement, il lui revient une anecdote, un
mot qui circulait dans le Reich, peu avant l’armistice de 45, « Profitons
de la guerre, la paix sera terrible ». Il espère arriver à l’appartement
avant la pluie, il veut sortir les chiens au sec, une courte promenade sur des
quais mignonnets et écœurants. Stéphane se surprend par ses regrets automnaux
en plein printemps. Il a le souvenir de lui-même presque alangui sur un canapé,
le jeu des voilages dans la lumière, des oiseaux, des voix au loin, la rumeur
de la rue. Étonnamment, il se sentait bien, il était lui, tout entier dans l’instant.
Ça devait aire
un joli sujet de toile, une scène à la manière d’Adolf von Menzel ou de Hammershøi avec la lumière d’un Giovanni Giacometti, le père de … Il
préfère la référence à Menzel parce que la chambre était décorée de tapis, d’un
court bouquet de fleurs, un Biedermeier, la jolie référence bourgeoise
Mitteleuropa à nouveau. Était-il en Oméga ? en Alpha ? Berlin ?
Prague ? Vienne ? Barcelone ? Budapest ? Il était lui, quand
il connaissait encore son vrai nom, quand il avait une vie, si miteuse
fût-elle. Il est urgent d’attendre, ne pas fuir n’importe où dans le désordre.
Il va sortir les chiens, faire des courses puis tenter de retourner dans la
peau d’Ulrich. Un trou de souris chronologique suffira, un trou de ver, un
battement de paupière, l’absence de Stéphane se verra à peine … absolument pas.
Des types comme lui, on en trouve treize à la douzaine et « si t’as pas
une Rolex à cinquante ans … » et si tu n’as plus vingt-cinq ans ou que tu
n’es pas un prix Nobel de chimie (rigolote ou pas la chimie) ou un leader
politique (de gauche, c’est plus sympathique) … Bref, des mecs moyens avec son genre de physique sont
transparents. Sincèrement, Stéphane a perlaboré le profil de l’homme sans
qualité, l’abandon de toute forme de séduction et l’accueil du déni de soi,
dans ses formes les plus subtiles parce qu’il est apparemment un « caucasien
blanc » trop nourri, sur le déclin, un homme en plus, pas même transgenre
ni quoi que ce soit d’exotique, c’est pathétique. Il est le mec de trop, c’est
ce qu’on lui ferait comprendre s’il n’était pas au-delà de la mesquinerie à la
mode, le « trend mainstream ». L’un des petits chiens pose sa patte
sur sa cuisse. Stéphane sourit imperceptiblement. « On va se diriger par
là où c’est vrai ? » Il pense à par là où l’on trouve des intérieurs
bien tenus, le goût pour des choses bêtement jolies, un vase en faïence de
Delft avec un petit bouquet de marguerites, et de la jolie vaisselle.
vendredi, août 16, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 14
Il ne
peut que confesser son impuissance. Il regarde le profil racé, « florentin »
voudrait-il dire quand bien même il ne sait trop ce qu’il entend, peut-être la
réminiscence du portrait de l’un ou l’autre Médicis … Quoiqu’il en soit,
Stéphane admire le profil florentin d’un jeune homme. Ce dernier est accompagné
par deux femmes apprêtées, trop maquillées, des chaussures aux talons trop
hauts pour assister simplement à la messe. L’une des deux femmes doit être la
mère de l’autre ainsi que du jeune homme. Son âge se décrypte plus dans son
attitude qu’il ne se lit sur son visage. Stéphane ne s’étonne pas. Il est dans
la « grande ville », là où tout a commencé. Il se tient dans les
premiers rangs de la nef d’une vilaine basilique, une mosaïque Art Déco très
tardif parmi laquelle l’enfant Jésus a quasi les traits d’un dictateur
allemand, la célèbre moustache en moins. Stéphane a dû rentrer de Munich à son
insu. La messe en procédure de réveil, il a dû faire un transit. Il est revenu
il ne sait trop comment de l’atelier de Kálmán. La jeune paysanne a dû le
pousser dans le couloir, le maître n’allait pas tarder, comme s’il n’était pas
au courant ! Il est, à présent, question de foi, la mystérieuse aide que
reçoit Oméga. Le prêtre débite une homélie grandiloquente et idiote à propos de
l’incendie réputé accidentel d’une célèbre cathédrale. Stéphane avait un peu
oublié l’affaire. S’il se résume (à savoir, s’il s’adresse à lui-même un résumé
des derniers événements et, parallèlement, du fait de cette expression boiteuse
d’une syntaxe discutable, s’il condense toute sa personne dans l’instant
présent et l’action qui l’occupe), il doit trouver des fauteurs de troubles
venus d’Oméga, des suppôts de ce pouvoir qui, là-bas, ont mené à cette autre
guerre des Balkans, la volatilisation d’un bon tiers de l’Europe. Quelque soit
le camp, il est nécessaire de conformer Alpha et Oméga en vue de la grande
Conjonction. Du côté lumineux de la force (Stéphane glousse intérieurement, il
s’imagine avec un sabre laser face à un type asthmatique une essoreuse à salade
sur la tête lui jetant dans un souffle « Je suis ton père »), bref,
du côté habsbourgeois, impérial, lumineux de la force, on veut remonter dans le
temps, éviter la dernière grosse catastrophe puis la précédente, et la
précédente, etc. Stéphane admire pour lui-même le quasi contresens de l’expression
« … puis la précédente … », ce qui précède doit être résolu après, on
touche quasi au registre de « … Dieu qui s’est fait homme… » Si
Stéphane cherchait une preuve du bienfondé de sa démarche, bingo, il aurait à l’instant
mis un doigt rhétorique dessus. Il se souvient des cartons de bananes remplis
des livres de feu son oncle alcoolique. N’y avait-il pas quelques
bandes-dessinées ? cinq-six albums d’ « Achille Talon », un
exercice de maïeutique jouissif, du sophisme de compète ! A présent, il
est clair que Stéphane doit travailler en agent infiltré, plus aucun contact. S’il
venait à poser des questions sur l’Agence, on lui dirait qu’elle n’a jamais
existé, qu’il yoyotte, ça se terminerait par un internement forcé. Les
complotistes pas frais sous le chapeau sont très à la mode cette saison.
mercredi, août 14, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 13
On lui a
envoyé quelqu’un, de discret, très discret, à peine un agent, peut-être un
collaborateur externe, un type qui lui a parlé des cloches de Münich sur la
terrasse de toit d’un hôtel-restaurant-sauna gay. Il faisait beau, une vue
magnifique, une forêt de toits du genre de ce dont Stéphane rêve régulièrement,
lorsque ses songes planent sur l’Oméga d’avant sa guerre des Balkans, la
disparition d’un bon tiers de l’Europe, la mer qui remonte jusqu’à … Münich !
Le type insistait un peu, évoquant le loft de luxe qu’occupe le couple gérant
et propriétaire de tout l’établissement, un couple de garçons, évidemment. Le
loft se situe dans une affreuse tour de verre voisine, les logements les plus
chers de toute la ville. Et le type de vanter encore les aménagements du sauna …
Stéphane a laissé son interlocuteur dans le jeune soir alors qu’il recevait les
images de l’incendie d’une cathédrale, un accident selon la version officielle,
c’est ça, et la marmotte met le chocolat dans le papier d’alu. Il a un bout d’indice,
il investiguera demain, de toute manière son billet de retour porte la date du
17, il aura bien six heures pour compiler les renseignements, un rapport qu’il
adressera comme il peut à qui il faut.
A la
Lenbachhaus, il est effectivement entré dans une toile, plusieurs même, un
festival. Ça a commencé par une famille d’hallucinés, une véritable
coco-hero-family, un bad trip collectif, le peintre, sa femme, les deux
fillettes, la toile a été réalisée d’après une photo. Ils se tenaient là, les 4, à fixer
Stéphane, inquiets et soulagés. Ce n’est pas évident d’être témoins contre son
gré. On est avant 14, l’empire rayonne dans sa plus verte nouveauté, une sorte
d’explosion vitale qui balaie tout sur son passage et réveille de vieux démons :
cupidité, jalousie, orgueil. La vieille garde - France, Grande-Bretagne - l’a en travers de la gorge. Ces mangeurs de choucroute, ces rustauds qui, au Nord, dînent au thé !
tout ce petit monde additionné, fédéré, organisé en une nation qui lutte contre
la vivisection en plein dix-neuvième,
qui ne reprend jamais sa parole une fois donnée, qui promulgue des lois contre
l’antisémitisme, qui aime les fleurs et la porcelaine à en pleurer, qui regarde
ailleurs quand les garçons s’emboîtent comme des petites cuillères, cette
nation, ce peuple va les panner, les renvoyer à leur obscurantisme, leur
affairisme. Il s’est passé quelque chose entre un souverain pusillanime et
mesuré et l’autre, cabossé, volontaire et mal-aimé. Dans l’équation de l’incident
originel, on trouve Willhelm der Zweite, Franz-Josef et l’autre, l’Autrichien
devenu allemand, subitement inspiré façon
Jeanne d’Arc sans la vertu et la foi assortie. La famille reste sidérée,
le trip permet de supporter la vision, les bombardements, les bombes au
phosphore de ces ordures d’alliés et les meurtres innommables de l’autre. Bref,
Stéphane est sorti de la toile sans trop être avancé. Il a replongé dans la
maison russe de Gabriele Münter, en 1931 ; elle l’attendait à la fenêtre.
L’orage menaçait, il s’est pressé, il était sur un chemin de terre, a traversé
le jardin. Elle l’a reçu avec du thé. Elle lui a parlé des fleurs, du temps,
qui se couvre, de mille riens de sa vie. La maison n’est pas russe, pas
géographiquement, ils sont dans les parages, à Murnau. Kandinsky l’a trahie
pour faire des barbouillis multicolores en France après un mariage russe.
Gabriele a conservé le talent et rencontré un autre homme. Plus tard, pendant
la guerre, la seconde, elle va cacher les œuvres des « Cavaliers bleus »,
elle savait que c’était important, qu’il s’agissait de « points d’ancrage »,
des moments parfaits que Kandinsky et elle-même, et quelques autres ont saisi
dans leur richesse, leur ampleur, leur … onctuosité. Ça permettra de rapprocher, d’apondre
deux séquences, entretenir un continuum. Elle n’en sait pas plus. Elle est
heureuse lorsqu’elle peut servir une tasse de thé russe, se rappeler de cet
autre bonheur même si elle est très heureuse avec son époux historien de l’art.
Stéphane a encore visité un atelier, la pose du petit modèle en Dirndl, on est
chez Kálman, un peintre à la mode dans les années 40. Le maître est sorti ?!
La petite récite ce que Kálman lui a dit de dire, les louanges d’un monde
propre, en santé, l’honneur retrouvé, la nécessité de s’imposer, conquérir sa
place. Stéphane écoute le laïus jusqu’à son terme, une récitation bien apprise
quoique laborieuse. « Mais, toi, est-tu heureuse ? » lui demande
Stéphane. La petite, tout d’une traite dit que le maître l’avait avertie, elle
devrait répondre à des questions, sincèrement. Alors, oui, elle est heureuse,
en tout cas plus que lorsqu’elle était enfant mais elle serait vraiment
heureuse si son fiancé pouvait rentrer vitre de la guerre. Et il y a encore ce
que raconte le parti sur le curé. Dans les jeunesses, ils veulent toujours lui
faire rater la messe. Elle ne se détournera jamais de l’Eglise.
mercredi, juillet 24, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 12
"New pink", Alex Katz |
Au
Brandhorst Museum, il y avait des merdes contemporaines de Cy Twombly, et jusqu’au
patronyme de l’artiste qui ne tienne pas debout. Il y avait aussi un étage entier d’Alex
Katz, de ces toiles d’une simplicité, d’une évidence, comme quand il avait
seize ans, seize ans idéalement. Il y avait des villes de nuit, des femmes en
grande capeline, des jeunes gens sportifs, des trucs qui lui parlent, au
Stéphane, légèrement en roue libre il faut bien le dire. Il est entré dans « New
Pink », une fille châtain de dos, des mèches blondes, imper beige, fond
rose. La fille a parlé d’une vieille série, un soap opéra, l’un des premiers
dont la qualité avait été jugée suffisante pour le diffuser en fin d’après-midi sur une grande chaîne publique francophone. C’était une sorte de Roméo et
Juliette façon Côte Ouest, avec le meurtre en toile de fond du fils préféré, l’enfant
prodige qui se révélera être une enflure et tata honteuse pour faire bonne
mesure. Stéphane lui a encore demandé ce que ça avait avoir avec son enquête ?
La fille a soupiré, "peut-être un plan - au sens de prise de vue - façon Roy Liechtenstein" et Stéphane s’est
retrouvé seul dans la salle d’exposition, un peu con, avec les mains qui
sentaient la mer, l’air du large, le lointain. Il n’y a pas à dire, il préférait
tout de même l’époque quand il revenait de ses « visites » de tableaux en
se pissant dessus mais avec des réponses concrètes. Soit, ça se passe au niveau
du petit chose et de ce qui peut aller autour, de l’histoire que chacun se
raconte, la mise-en-contexte avec ou sans sensiblerie. Et comme à son habitude,
comme dans tous les romans du mec gazeux, alias le petit auteur romand, à la
manière du « wanderer des bistrots », Stéphane a marché, une longue
promenade jusqu’à ce qu’il s’installe dans un café bordé de deux cerisiers en
fleurs, vaste ramure, une esthétique japonisante, un peut de soleil, la salle
calme du café, une rue de Münich, touristique, même si décentrée car le tourisme
est un cancer dont, peut-être, il souffre lui-même ?! Et il se raconterait
des histoires ?! Il doit retourner voir du côté d’Oméga si c’est vrai.
jeudi, juillet 18, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 11
Münich est une ville ennuyeuse à force d’être « cool »,
avec sa gentrification, ses hordes de blaireaux 2.0 à vélo, l’ à-quoi-bonnisme
spirituel, les nouvelles évangiles de l’écologie et de la bienpensance. Stéphane
est arrivé là il ne sait trop comment, le fameux tour de passe-passe
translation-transit-youp-là-boum à moins qu’il n’ait pris le train !? Il se
trouvait mieux en 1912-13 in Wien, dans sa maison sur le Ring, sa sœur
foldingue, sa cousine vaginale, les chiens, les fiacres, l’avenir devant soi …
Münich, évidemment, rapport à un traîne-misère autrichien venu là peu avant 14,
pour la beauté du paysage et Wagner évidemment. Stéphane a froid. Il loge dans
26 m2 AirBed and Breakfast, un truc moche, de cette hygiène des classes
moyennes allemandes. Les draps sont propres, la plonge, la cuvette des
chiottes, le lavabo et la baignoire aussi mais tout le reste est en vrac. Et le
lit ! Stéphane eût effectivement préféré un matelas gonflable. Et la « coolitude »
va si mal aux Allemands, ils en sont déguisés.
« Fiel » écrivait l’éditeur dans sa
lettre de refus. Le mot fait échos dans l’esprit de Stéphane, ça le touche. Il
n’est pas auteur mais comment peut-on confondre l’expression de la réalité dans
sa répugnante réalité et la pratique gratuite de la critique, de la calomnie ?!
Stéphane se demande où a-t-on merdé ? A partir de quand et quoi n’a-t-il
plus été possible d’être entre autre chose que victime ou bourreau ? Et
tous ces couples mal assortis en voie de formation, des unions que cimentera la
peur d’être seul, des pairs en devenir et en représentation après les premiers
contacts sur une plateforme de rencontre. Stéphane est sur le point de jeter l’éponge.
C’était tout de même plus marrant avec Friedhelm alpha, Friedhelm oméga et le
gros con podagre de l’Agence. Il avait l’impression d’avoir son mot à dire, on
le lui laissait croire. A présent, il n’est plus qu’un vieux jouet qu’une force
inconnue balance ici ou là, jette contre le mur, à lui de ramasser les morceaux
et de se recoller. La colère annule la tristesse et vice versa. Disons qu’il
est « l’homme sans qualité » de Musil alors que la critique et l’exégèse
voient dans Ulrich l’extrapolation de l’auteur. Mettons. Il est un type plus
très jeune qui, à force d’aller d’Alpha en Oméga, y a laissé des plumes, son
identité, sa mémoire récente, des amis peut-être, de la famille, allez savoir.
On l’envoie depuis Oméga en Alpha, l’Alpha d’hier pour remettre la main sur
Musil parce que ce perpétuel indécis aurait la clef d’une équation qui
permettrait d’éviter qu’Oméga ne s’effondre sur Alpha sans crier gare et avec
beaucoup de casse. Et Stéphane n’a toujours pas de super flingue laser ou tout
autre type de rayon létal ou paralysant. En attendant, il se retrouve à
crapahuter en Allemagne ou dans ses extensions Mitteleuropa. Il se souvient d’un
épisode à Francfort où il a vomi des étoiles, de Berlin où, pour une soirée, il
était pédé comme une banquise de phoques, de Lörrach où, pour un long séjour,
il était obèse. Il a un souvenir münichois personnel, pas l’une de ces
merveilleuses capsules que le «wanderer des bistrots » lui laissait sur le
dessus de la pile lorsqu’il se laissait
posséder par … par qui il était alors ? Stéphane a le souvenir exact d’une
promenade à travers la ville, une promenade dominicale, il fait lourd, l’orage
menace, il marche sans but. Il passe devant la vitrine obscurcie d’un club. Un
homme en est expulsé. Il est ivre. Il s’assoit un instant reprendre ses esprits
et son équilibre assis contre la fameuse devanture. Stéphane poursuit son chemin
et s’arrête à la terrasse couverte d’un café. Il sort un livre de son sac, un
livre tiré de la bibliothèque de l’oncle alcoolique. Il ne se rappelle pas du
titre. La pluie se met à tomber, il est à l’abri. Stéphane a toutefois le sentiment
qu’il avait alors manqué sa mission. Le livre était d’un auteur allemand.
Stéphane a fait un musée, certainement pas le
bon. Il doit trouver une balise temporelle, un tableau dans lequel plonger et
on lui dira comment faire pour, peut-être, trouver celui qu’il cherche et,
depuis lui, remonter jusqu’à l’incident initial.
mardi, juillet 09, 2019
"Credo", prochaine sortie à l'Âge d'Homme
J’avais 16
ans, je venais de mettre un point final à un bref recueil de textes à caractère
plutôt olé-olé, Mylène Farmer chantait « Je suis libertine » et je
rêvais d’être publié à l’Âge d’Homme. J’ai envoyé mon petit recueil à la précitée maison d’édition, un
manuscrit, soigneusement rédigé de ma main, avec les fautes d’orthographe d’origine.
Quelques semaines après mon envoi, je recevais mon texte en retour avec une
lettre de refus. Je ne me souviens plus du tout de son contenu ; je ne l’ai
bien évidemment pas conservée. Je me souviens toutefois que ce message était …
délicat. On avait pris la peine de me dire « non » tout en laissant
la porte ouverte, pas même la grossièreté de conseils professionnels, genre
soyez plus ceci ou cela, faites ainsi et pas comme ça. Non, rien de tout ça. On
avait pris la peine de lire la prose d’un gamin de seize ans et de la lui
renvoyer, de lui expliquer pourquoi, cette fois, on lui disait non sans pour
autant le dégoûter de l’écriture. Une petite décennie plus tard, je publiais
mon premier texte, « Appel d’Air », de l’autofiction et 33 ans plus
tard, je m’apprête à publier, avec « Credo »,
la conclusion de 25 ans d’autofiction chez … l’Âge d’Homme !
Et, oui,
Mesdames et Messieurs, tout arrive : à l’approche de la cinquantaine je réalise un vœu adolescent ;
je rentre à l’Âge d’Homme. Je suis heureux d’y entrer avec ce texte-là, ce
récit, cette réflexion à la fois sur la littérature, deux ou trois convictions,
la peinture, le cinéma, un rien de politique. La référence à ma foi catholique
est évidente, « Credo » désigne la profession de foi du croyant
catholique, cela veut dire « je crois » en latin, « je crois en
un seul Dieu, le Père tout puissant … » Par extension, ce terme désigne .les principes sur lesquels on fonde sa conduite (Larousse en ligne). J’ai tenté juste une mise-au-point, sur les meilleures
images de ma vie … euh, je m’égare. Il n’est pas question de tenir un
catalogue de mes échecs amoureux, il n’est pas même question de mélancolie, à
peine, on ne se refait pas. Vous y lirez le carambolage de situations
parfaitement désassorties, des comparaisons fracassantes, rapprochements osés
entre quelques mondes et, évidemment, deux ou trois vacheries chemisées. On ne
se refait toujours pas.
J’ai tenté un discours de la méthode, on m’accuse d’en
manquer. Et pas de clefs rouillées qui n’ouvrent que des portes qui ne mènent à
rien. Vous retrouverez Cy., Lou’, Morges, la vie politique locale, un mot de ma
mère par-ci, par-là, des villes allemandes, Barcelone, la mer et l’amertume,
celle d’avoir été contraint, oui, contraint à la dépression. Peut-être
essayé-je (essayer, verbe du premier groupe, lorsque l’on conjugue un verbe de
ce groupe à la forme interrogative, son e muet en finale est remplacé par un é
et, dans ce cas, il faut encore opérer la transformation du i en y) donc,
peut-être, essayé-je de me justifier tout en témoignant des moindres choses.
Trouver un modèle, entrer dans la maturité avec un rien plus de calme que lorsque
je suis entré dans l’adolescence puis dans l’âge adulte.
Notez dans vos agendas, sortie en novembre 2019, c’est
après-demain. Dans l’intervalle, je me permettrai de revenir vers vous, vous
entretenir de « Credo ».
dimanche, juin 23, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 10
Masque mortuaire de Robert Musil |
Un flux,
puissant, électrique, tripal, le flux de la vie même, ce genre de mouvement que
les moins de vingt ans croiraient réservé à leur sensibilité blasée, tête vide,
cœur revenu de tout, usé avant d’avoir servi. Et, pourtant, Ulrich, bien avant
lui, avant Stéphane ou qui il pouvait être, avant, un autre avant, il se
comprend, Ulrich donc ressent ce flux. A l’époque, on devait dire
« allant », ça va encore faire des histoires, assurément, comme tout
ce qui est bon, lui fait du bien. Il a enfin cessé de rêver qu’il avait
assassiné quelqu’un, un type, et l’embarras d’un corps, la putréfaction, etc.
Ulrich repousse ses couvertures avant même que son valet n’entre le réveiller,
ou sa sœur Agathe. Il a couché avec sa cousine, il a transgressé les interdits,
les ordres, les tabous. Lou’ ne l’a pas regardé avec reproche, étonnement, et
Jade avec … désir ?! De la sensibilité des petits chiens. Ulrich avisera à
son retour, de l’autre côté, deux siècles après. Ça s’est tricoté comme ça, dans le
fiacre, alors qu’ils se rendaient dans une fameuse galerie d’art à la
Mariahilferstrasse, voir des Schiele. Une jeune femme les reçut en maîtresse de
maison, le temps que le galeriste son père ne revienne de chez un client. Les
insinuations de cette jeune personne, la cour qu’elle semblait faire à Diotime,
une affaire de regards, et les sexes, les chairs offertes sur les toiles, à la
limite de l’indécence, du porno, et une main, celle de Diotime qu’il effleure,
accidentellement. Ils ont fait l’amour chez lui, dans ce lit même dont Ulrich
vient de repousser les draps. On dit que Musil fréquente cette galerie. Ulrich
sait encore que la fille du galeriste s’appelle Adelaïde et qu’elle mourra
d’ici une quarantaine d’années à Genève, bien dix ans après Musil, venu de même
terminer sa vie au bord du Léman. Ulrich, ou Stéphane, ou celui qu’il était
auparavant ont lu un roman racontant la vie d’Adélaïde et celle de la fille de
son beau-fils. « Trop de fiel », explicitait un éditeur en
justification de son refus de publier, et pourtant il s’agit du chef-d’œuvre du
type gazeux, allez savoir où il a bien pu attraper ce récit ?
Ulrich, au
lendemain de sa relation sexuelle avec Diotime, l’heure bleue de tous les
romans de gare, scénario éculé, se sent comme Martin Landau en mission … Ulrich
tire les rideaux de ce geste sec qui fait claquer la tringle, un boulevard,
Vienne, au-delà du parc de sa maison de plaisance. Il se lisse les moustaches.
Il est remonté jusqu’à la mère de toutes les légendes, ce XIXème siècle qui
perdure en ce début de XXème. A l’aise, vraiment bien dans son rôle, lui,
l’inadapté de toujours est un enfant de l’Autriche K und K, fils de cette
germanité multi-kulti sans schlappes ou tricots biscornus. Ici, il est normal
de ne pas aimer les gens sans pour autant les détester. L’ironie légère est un
signe d’éducation. Ulrich finit par passer une robe de chambre ; on
connaît déjà, à Vienne, les miracles du chauffage central mais pas dans la
maison de son … hôte ?! Il n’a pas l’impression de squatter ?
posséder ? marabouter ? la vie, le corps d’un autre. Ne pas chercher.
Il a sa petite idée, à moins que ce ne soit l’autre idée. Il verra « déjà
bien » comme on dit. Il se souvient d’un oncle alcoolique, ceci
expliquerait cela. De toute manière, il doit bientôt partir, il entend Lou’
aboyer de l’autre côté ; il est attendu. Il apprécie beaucoup les
nouvelles méthodes de gestion du personnel de l’administration impériale, ça
change de l’époque de l’Agence. Toutefois, il aimait bien voir de temps en
temps un visage, une personne qui partage son « délire ». Ça le rassurait. Il a beau se savoir
solide, c’était tout de même agréable de s’entendre régulièrement répéter que
tout cela était … normal !
samedi, juin 15, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 9
Il a une
cousine, charmante, fleurie, une grande dame qui promène deux petits chiens,
deux chihuahuas, une véritable excentricité pour la Vienne du début XXème.
Ulrich les fixe, l’air bête ou, plutôt, « comme une poule devant un
opinel » ! Le mâle, robe feu, lui fait un clin d’œil et la femelle,
bringée, se dresse sur ses pattes arrières, fait mine de relever ses pattes
avant, attitude, son numéro de danseuse … Il est en mission, oui, il est au
courant. Pas besoin de lui envoyer des agents de contrôle canins. Que
pourrait-il faire ? s’enfuir ? façon scientifique transfuge en pleine
guerre froide ? On ne peut « nidifier » dans une autre époque,
pas dans ce sens, pas seul. Et pourquoi fuirait-il dans l’Autriche KuK, si
proche de la guerre, de sa fin ? A moins qu’il ne réussisse, changer
l’histoire, conformer Alpha au récit d’Oméga. Sa cousine le trouve …
ailleurs ? préoccupé ? amoureux ! Si seulement, lui répond-il,
et de poursuivre avec le détachement de l’homme blasé, revenu de tout, de l’homme
accompli dans un siècle entre-deux, bourgeois par la structure, l’ordre social
rigide et à la fois plein d’entrain, affamé de science, de nouveauté. Il y a
quelque chose de dissonant à se faire servir par une bonne coiffée d’un ruché
alors que l’on devise des perspectives qu’ouvrent les aéroplanes, la
possibilité de se rendre en moins d’un jour à Saint-Pétersbourg, Paris et,
même, pourquoi pas New York bientôt ! Diotime, ainsi qu’il surnomme sa
belle cousine, fait quelques mines pour la forme puis se laisse aller à la
compagnie de cet homme, ce parent que ses chiens semblent tant apprécier.
Objectivement, Ulrich tente de la séduire, ça fait partie du scénario et elle
ne compte pas céder, elle est une femme mariée, ils sont cousins et il a très
mauvaise réputation, il est un enfant, un séducteur, un poète … pourquoi ne lui
dit-elle pas oui, ici, sur le canapé, pourquoi pas ? Elle s’est promis à
un autre, un homme établi et poète aussi, à la fois, mais un homme reconnu,
« un prophète des temps modernes », un homme d’une telle importance
qu’il ne serait question de honte pour le mari délaissé. Il y aurait même une
certaine gloire pour celui dont la femme fait chavirer le cœur d’un homme si
parfait, si confit d’avenir, si adapté aux vicissitudes du temps. Mais Dioitime
n’arrive pas à détourner la tête, ne plus regarder son séduisant cousin.
Ulrich, la main perdue dans la fourrure de l’un ou l’autre petit chien, la
femelle, son poil est plus dense, « Jade », lui souffle-t-il, et
Diotime de s’émerveiller que son cousin connaisse le nom de l’animal, sa femme de chambre le
lui aura dit. Ils formeraient un si beau couple dans ce palais ; ils
pourraient être la coqueluche de Vienne, jusqu’à la sœur d’Ulrich, une femme
fantasque et libre, on raconte qu’elle veut divorcer ! Diotime ressent ce
sang révolté, le sang qu’elle partage avec Ulrich, un sang de « bonne
naissance » qui l’a autorisée à faire un bon mariage. Elle entend ce sang
battre à ses tempes et des envies de sauter sur son cousin, qu’il cesse
d’offrir de négligentes caresses à l’un de ses chiens, une drôle de lubie ces
animaux. Parfois, dans la solitude de son boudoir, elle se sent
« possédée » par ces deux petits chiens. Elle n’arrive pas même à se
souvenir des circonstances qui l’on amenée à les adopter. Elle n’ose pas s’en ouvrir
à son mari ou ses gens, elle a peur de paraître idiote. Elle prend congé de son
cousin, le sang, ses tempes, une migraine, cela lui arrive parfois. Ulrich
s’incline avec raideur sur la main qu’elle lui tend, prend congé, une dernière
caresse à chaque chien.
lundi, juin 10, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 8
Il
aimerait bien être un type normal, à la limite banal, étendu dans son lit.
Dehors défilent des fiacres ; le bruit métallique de leurs roues ferrées
sur le pavé du boulevard. Dans la cuisine, une rumeur étouffée, la bonne gratte
les cendres de la veille. Le majordome ouvre la porte du coude, le plateau du
petit-déjeuner entre les mains. Il a lui-même préparé le café sur un réchaud à
alcool. « Monsieur a-t-il bien dormi ? », puis le bruit sec des
rideaux que l’on tire avec énergie sur leur tringle métallique. Dans une autre
vie, Stéphane pourrait se souvenir d’un petit chef tamoul lui expliquant dans
la cuisine graisseuse, évidemment, d’un célèbre fast-food, lui expliquant comme
une révélation suprême l’utilisation d’un grill sur la tringle duquel coulisse
il ne sait plus trop quoi, et le petit chef de son accent improbable parlant de
« trine-guel ». Et Stéphane, dans cette autre vie, de se souvenir
encore avoir repris le petit chef sur sa prononciation après avoir
désespérément cherché un triangle. Le plus drôle, il retrouverait le petit
chef, alors devenu chômeur, dans un cours de français pour allophone qu’il
aurait dispensé dans une boîte à fric en forme d’école privée avec une
clientèle dont les frais seraient couverts par un bureau de pauvres, aide
sociale étatique. Par bonheur, il n’en est pas là. Il écoute le majordome lui
donner des nouvelles de Madame, sa sœur, venue camper dans son pavillon de
célibataire ; elle a fui la vie conjugale, l’ennui d’un mari prophétique
qui a toujours raison. « Est-ce que Monsieur va bien ? »
Stéphane papillote des yeux, deux secondes, le temps de se remettre, s’installer
dans son rôle. Il se demande juste comme ça avec appréhension de qui le
physicien Young était l’élève ? Stéphane se sait un bureau dans cette
maison, une table de travail encombrée d’ouvrages scientifiques et plus encore
de cette littérature dans les étagères qui courent le long d’une paroi. Le
journal évoque la formation d’un comité en vue du jubilé de l’empereur, une
grande fête à imaginer, à concevoir, placée sous le signe de la paix. Quelques potins mondains
le font sourire et le récit d’un vernissage sécessionniste dans une galerie de
la Mariahilfstrasse l’interpelle. Il y fera un saut aujourd’hui. Sa « sœur »
force la porte, il aurait aimé avoir un peu plus de temps, être en meilleure
adéquation avec son rôle. Il se rappelle qu’il doit chercher des élèves de
Thomas Young, pas ses maîtres, il n’en a vraisemblablement pas eu.
Agathe,
sa « sœur », a manqué renverser sa tasse pleine de café en s’installant
à côté de lui. Elle lui parle d’une histoire de testament, moins qu’une
falsification … Il verra cela plus tard et dépose un baiser sur sa joue. Ulrich
– il s’appelle bien Ulrich – reste encore quelques instants, couché, derrière
son plateau, tout à fait conscient de ce qu’il doit faire aujourd’hui,
émerveillé par cette connaissance, par le goût du monde en ce lieu, cette
époque, jusqu’à la cuvette sur la table de toilette, son linge sur une chaise,
une pendulette d’officier sur son chevet. Il sent que le papier peint n’est pas
près de décoller. Il est impatient de se lever, découvrir dans le miroir s’il arbore une moustache même s’il lui
loisible de porter la main à son visage, main qu’il préfère employer à
repousser ses draps alors qu’il prend appui sur l’autre afin de se lever.
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