dimanche, septembre 22, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 19


Du charme de l’insignifiance. Tout est dit. Steeve est rentré de Stuttgart, on annonce un épisode de canicule mais, pour lui, il neige à l’intérieur, des flocons lourds sur un paysage gris. Steeve est donc rentré dans la bonne ville, au bord du lac, avec le parc voisin où poussent des « Weisse Berliner », des tulipes pas même blanches mais striées d’un peu de rouge. Il a retrouvé les chiens. Sentiment d’être embarrassé de soi. Il est allé dans la « grande » ville voisine, vérifier si, par hasard, il ne trouvait pas son nom sur la porte, là où il vivait dans cette autre possibilité de lui-même. Il ne pense pas à un « avatar » de son être mais à une forme/manifestation de sa personne, un genre de « bodhisattva ». Le liquide change de forme au gré des flacons mais ni de nature, ni de quantité. Il neige à l’intérieur. Steeve cherche en lui, fouille dans des recoins méconnus, qu’il croyait perdus et retrouve d’autres paysages, allemands ceux-là ; il s’est trompé de lac. Il sent d’autres possibles pas moins exacts ou réels que la vie de Steve du temps d’Alpha-Oméga. Il y aura d’autres transformations, de brusques changements de paradigmes d’autant plus brusques qu’ils passeront inaperçus, le gag du gant que l’on retourne en le retirant. Sur le quai, la gare, la foule, une guérite, des parois vitrées qui lui renvoient l’image d’un type moins empâté qu’il ne se l’imaginait. Et encore l’un de ces souvenirs venus d’il ne sait où, il est un petit garçon, assis dans le salon familial, face à la télé et s’envolent les bonshommes de Jean-Michel Folon sur la musique de Michel Colombier. Son cœur, alors, se sert et il se met à pleurer, sans tristesse excessive, une peine subite, peut-être due à la musique. Sa mère s’en émeut, le console, il s’excuse, presque, il ne comprend pas lui-même sa tristesse, sentiment d’abandon. Aujourd’hui, il sait pourquoi ; l’enfant de cinq ans qu’il a été le savait déjà. Le hautbois plaintif racontait le souvenir d’Emmanuel, le titre du morceau et prénom du petit garçon décédé de Michel Colombier. Steeve a appris cela incidemment, une chronique musicale sur une chaîne publique et le hasard a voulu qu’il prenne un café en zappant et apprenne ce qu’il savait déjà. Comme l’histoire de son homonyme, un type en France, vétérinaire, un métier que Steve aurait voulu pratiquer, que l’un de ses avatars aurait aimé pratiquer. Il neige à l’intérieur, dans sa tête, sur son cœur, il neige, on annonce un épisode de canicule dehors. Et s’il réussit à mettre la main sur Musil, sur Ulrich, pourrait-il sauver Emmanuel ? Et comment s’y prendre avec ce vieux corps, tout abîmé, un peu trop lourd ? Il sait ne plus savoir transiter, plus de façon aussi … massive ? réelle ? physique ? Steeve va devoir trouver la clef de l’énigme dans son occurrence temporelle, une vie qu’il connaît sans l’avoir vécue, une probabilité de lui-même parmi les milliers d’autres possibilités d’être. Il pourrait être israélien, habiter Tel Aviv, cacher une homosexualité peu électoraliste et faire partie de l’avenir du Likoud ? Serait-il différent ? Il pourrait méditer quant à sa prochaine campagne, ce qu’il fera du pouvoir sur la terrasse de son appartement, en front de mer, le quartier de Kerem Hateimanim. Il y aurait la saveur de l’air, pas tant éloignée de la saveur de l’air dans les nouveaux souvenirs d’enfance de Steeve mais il rejette la contrainte, la pression du mensonge. A-t-il envie de se tasser plus de quatre heures dans un vol de ligne El Al, coincé entre des ultra-orthodoxes et de grosses bonnes femmes sans manière ? Sans parler des questions inquisitrices portant sur le prénom de sa grand-mère ou la couleur de son slip ?! Mais Steeve s’est bien rendu en Israël, à Tel Aviv, il n’était pas seul … Il a effectivement dû évoquer la couleur de son slip et le prénom de sa grand-mère auprès d’une préposée à l’immigration attachée à un aéroport suisse. Ça ne faisait partie d’aucun plan, il a juste suivi. Les beaux-parents s’occupent des chiens. Cet après-midi, au moment du coucher, sur cette même terrasse, Steeve a bavardé avec un jeune homme, Avri, bonne gueule, belles dents, la jeunesse, une présence physique. En d’autres temps, récents, il aurait pu croire à la délégation d’un membre de l’Agence. Il a finalement conclu par la délégation d’un tapin ou d’un agent du Mossad. Allez savoir. Il découvre qu’il est une personne anxieuse, travaillée de l’intérieur, contradictoire comme Israël. Il y verrait un signe, une leçon pour peu qu’il y croie encore. Il a l’impression de voir partout le même mec, un grand, brun, barbu, peu vêtu, mince, hâlé, torse poilu, bonne gueule, un chapeau, un chien et rien d’autre dans les mains, riens dans les poches … Ils doivent être fabriqués en série. Steeve se trouve psychologiquement à mille lieues de la réalité de son séjour. Il y a tous ces gens, bruyants, démonstratifs, plutôt fiers d’eux-mêmes quand ils sont beaux, plutôt rustauds pour les autres. Steeve pense au retour et se voit comme un mec barbouillé devant un plat de pâtes géant.

Aucun commentaire: