Du charme
de l’insignifiance. Tout est dit. Steeve est rentré de Stuttgart, on annonce un
épisode de canicule mais, pour lui, il neige à l’intérieur, des flocons lourds
sur un paysage gris. Steeve est donc rentré dans la bonne ville, au bord du
lac, avec le parc voisin où poussent des « Weisse Berliner », des
tulipes pas même blanches mais striées d’un peu de rouge. Il a retrouvé les
chiens. Sentiment d’être embarrassé de soi. Il est allé dans la
« grande » ville voisine, vérifier si, par hasard, il ne trouvait pas
son nom sur la porte, là où il vivait dans cette autre possibilité de lui-même.
Il ne pense pas à un « avatar » de son être mais à une
forme/manifestation de sa personne, un genre de « bodhisattva ». Le
liquide change de forme au gré des flacons mais ni de nature, ni de quantité.
Il neige à l’intérieur. Steeve cherche en lui, fouille dans des recoins
méconnus, qu’il croyait perdus et retrouve d’autres paysages, allemands
ceux-là ; il s’est trompé de lac. Il sent d’autres possibles pas moins
exacts ou réels que la vie de Steve du temps d’Alpha-Oméga. Il y aura d’autres
transformations, de brusques changements de paradigmes d’autant plus brusques
qu’ils passeront inaperçus, le gag du gant que l’on retourne en le retirant.
Sur le quai, la gare, la foule, une guérite, des parois vitrées qui lui renvoient
l’image d’un type moins empâté qu’il ne se l’imaginait. Et encore l’un de ces
souvenirs venus d’il ne sait où, il est un petit garçon, assis dans le salon
familial, face à la télé et s’envolent les bonshommes de Jean-Michel Folon sur
la musique de Michel Colombier. Son cœur, alors, se sert et il se met à
pleurer, sans tristesse excessive, une peine subite, peut-être due à la
musique. Sa mère s’en émeut, le console, il s’excuse, presque, il ne comprend
pas lui-même sa tristesse, sentiment d’abandon. Aujourd’hui, il sait pourquoi ;
l’enfant de cinq ans qu’il a été le savait déjà. Le hautbois plaintif racontait
le souvenir d’Emmanuel, le titre du morceau et prénom du petit garçon décédé de
Michel Colombier. Steeve a appris cela incidemment, une chronique musicale sur
une chaîne publique et le hasard a voulu qu’il prenne un café en zappant et
apprenne ce qu’il savait déjà. Comme l’histoire de son homonyme, un type en
France, vétérinaire, un métier que Steve aurait voulu pratiquer, que l’un de
ses avatars aurait aimé pratiquer. Il neige à l’intérieur, dans sa tête, sur
son cœur, il neige, on annonce un épisode de canicule dehors. Et s’il réussit à
mettre la main sur Musil, sur Ulrich, pourrait-il sauver Emmanuel ? Et
comment s’y prendre avec ce vieux corps, tout abîmé, un peu trop lourd ? Il
sait ne plus savoir transiter, plus de façon aussi … massive ?
réelle ? physique ? Steeve va devoir trouver la clef de l’énigme dans
son occurrence temporelle, une vie qu’il connaît sans l’avoir vécue, une
probabilité de lui-même parmi les milliers d’autres possibilités d’être. Il
pourrait être israélien, habiter Tel Aviv, cacher une homosexualité peu
électoraliste et faire partie de l’avenir du Likoud ? Serait-il
différent ? Il pourrait méditer quant à sa prochaine campagne, ce qu’il
fera du pouvoir sur la terrasse de son appartement, en front de
mer, le quartier de Kerem Hateimanim. Il y aurait la saveur de l’air, pas tant
éloignée de la saveur de l’air dans les nouveaux souvenirs d’enfance de Steeve
mais il rejette la contrainte, la pression du mensonge. A-t-il envie de se
tasser plus de quatre heures dans un vol de ligne El Al, coincé entre des
ultra-orthodoxes et de grosses bonnes femmes sans manière ? Sans parler
des questions inquisitrices portant sur le prénom de sa grand-mère ou la
couleur de son slip ?! Mais Steeve s’est bien rendu en Israël, à Tel Aviv,
il n’était pas seul … Il a effectivement dû évoquer la couleur de son slip et le
prénom de sa grand-mère auprès d’une préposée à l’immigration attachée à un
aéroport suisse. Ça ne faisait partie d’aucun plan, il a juste suivi. Les beaux-parents
s’occupent des chiens. Cet après-midi, au moment du coucher, sur cette même
terrasse, Steeve a bavardé avec un jeune homme, Avri, bonne gueule, belles dents,
la jeunesse, une présence physique. En d’autres temps, récents, il aurait pu
croire à la délégation d’un membre de l’Agence. Il a finalement conclu par la
délégation d’un tapin ou d’un agent du Mossad. Allez savoir. Il découvre qu’il
est une personne anxieuse, travaillée de l’intérieur, contradictoire comme
Israël. Il y verrait un signe, une leçon pour peu qu’il y croie encore. Il a
l’impression de voir partout le même mec, un grand, brun, barbu, peu vêtu,
mince, hâlé, torse poilu, bonne gueule, un chapeau, un chien et rien d’autre
dans les mains, riens dans les poches … Ils doivent être fabriqués en série. Steeve
se trouve psychologiquement à mille lieues de la réalité de son séjour. Il y a
tous ces gens, bruyants, démonstratifs, plutôt fiers d’eux-mêmes quand ils sont
beaux, plutôt rustauds pour les autres. Steeve pense au retour et se voit comme
un mec barbouillé devant un plat de pâtes géant.
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