lundi, mai 05, 2014

"Le dernier des Weynfeldt" de Martin Sute

Femme devant une salamandre, Félix Vallotton, 1900
Fringe, le goût du mystère, la voie vers d’autres possibilités et un chouia de physique quantique ? Les Yeux jaunes des Crocodiles  ou le genre légèrement post-mauriacien de Catherine Pancol – le film éponyme est projeté en ce moment dans les salles romandes ? Excellents sujets dont je vous entretiendrai bientôt mais un troisième les surpasse, Le dernier des Weynfeldt de Thomas Suter.
Les circonstances de la rencontre sont idéales : j’ai acheté ce texte d’occasion, lors de mon dernier séjour berlinois, dans l’une de mes librairies favorites, la Bücherhalle sur la Hauptstrasse, avec son petit rayon de littérature française et en français. Le livre m’a interpellé par sa couverture, La Salamandre, Félix Vallotton, une femme nue de dos devant une … salamandre, l’un de ces poêles mi-bricolos mi-modernistes que l’on encastrait dans les cheminées au début du XXème.
Le roman s’ouvre par une scène dramatique, une action au débotté, une femme tente de se suicider en se jetant par la fenêtre, le balcon, un appartement cossu. Bref flashback, scène suivante, très urbaine, feutrée, chic, un bar, un homme, son ennui et sa rencontre avec une aventurière occasionnelle en fin de carrière. L’homme est courtier en art ; il travaille pour s’occuper auprès d’une très grande maison de vente. Il fait partie de cette caste vénérable des millionnaires discrets, bien nés, encore mieux élevés. L’intrigue, les aléas de la vie des personnages, la finalité du texte importent peu. Martin Suter raconte discrètement sa ville, un certain milieu, typiquement zurichois. Le lecteur est introduit aux us et coutumes d’une race en voie de disparition : éducation, pondération, culture, sobriété, constance. Suter soupèse le poids du temps, étudie la viscosité de son écoulement, fait montre d’un petit genre post-mannien.
Il y aura bien quelques rebondissements, un vague retournement, rien de très théâtral, juste ce qu’il faut pour déguiser un manifeste en roman de gare de qualité supérieure. Zürich tient le premier rôle, tout en retenue ; les différents personnages l’animent d’une vie aimable, un peu surannée, douce-amère à la façon d’un cocktail exclusif. Dans ce roman, les pauvres vont au restaurant ou partent à Majorque, prévoient de passer quelques mois aux îles Marquise. On escroque, on trompe, on méprise, on tire de la coke mais toujours d’une manière très civile, très policée. Jamais d’éclats, ou l’on prend ça pour un dérangement passager, un coup de sang vite oublié.
Suter raconte cette ville ou le triomphe de la fausse simplicité mâtinée d’une assurance bonhomme devant les contradictions de la vie. J’y retrouve la Zürich dont je me suis discrètement épris à vingt ans. Ce ne sont pas les mêmes points de chute mais j’y reconnais ce que j’ai pu vivre chez Sprüngli, Teuscher, à l’Odéon, au Karl der Grosse, au Café Schober, au Jardin Chinois, au Museum Bellerive, et en d’autres lieux plus ou moins publics. J’y reconnais les prémices de ma germanophilie.

dimanche, avril 27, 2014

"Metropolis", la bd uchronique

Alors que 2014 marque le centenaire de la déclaration de la « grande guerre », « Métropolis », une BD uchronique imagine un monde dans lequel le premier conflit mondial n’aurait jamais eu lieu. La France et l’Allemagne se serait réconciliée après la victoire allemande de 1870. Quels enjeux se cachent derrière une telle fiction ?

1935, Metropolis, l’Interland, un pays né après la guerre franco-prussienne, un conflit qui, dans l’histoire, a vu s’affirmer l’incontestable importance de l’Allemagne. Cet affrontement va nourrir, dans le même temps, un sentiment anti-allemand tenace chez les perdants. Ce sentiment poussera diplomatiquement la France dans les bras de la « perfide Albion » mais c’est une autre histoire. Revenons à Métropolis, capitale Art Déco construite de toute pièce, cœur d’un pays imaginaire, fondé dans un esprit de réconciliation entre les anciens belligérants, un empire total, central, placé sous la sainte protection du grand Charles. Non pas de Gaulle mais le « magnus », Karl der Grosse, Charlemagne, rénovateur de l’Empire d’Occident. Si réconciliation en 1870, donc pas de guerre de 14-18, ni de 39-45, et pas d’hégémonie anglo-américaine ! Un champ de possibles s’ouvre à nous. Metropolis porte la bannière du progrès au sommet de ses gratte-ciels. Elle ressemble à une New York idéale hybridée avec l’œuvre de Fritz Lang, référence en clair-obscur appuyée à son chef-d’œuvre cinématographique homonyme car tout n’est pas rose au royaume de la concorde.
Herr Dr Freud et Winston Churchill à la sauce Fritz Lang
Cet opus initial – l’éditeur nous annonce une suite, quatre tomes en tout, le second pour juin de cette année – se lit comme une cavalcade à travers une enfilade de salons, portes à double battant que l’on enfonce plus que l’on ouvre, dans une sorte de course irréelle au bord de l’hystérie. Tout à trac, Serge Lehman, le brillant et torturé scénariste, nous jette questions sur questions, possibilités uchroniques sur probabilités historiques, sans parler du multi-référencement à l’œuvre de Fritz Lang, et pour faire bonne mesure quelques grandes figures de la Belle Epoque. On en redemande avec un sentiment de vertige. Churchill devisant quant à la mauvaise direction de la politique européenne dans un bar feutré, Herr Doktor Freud tenant clinique en périphérie et un jeune premier, l’inspecteur Gabriel Faune, le tout dans un style roman graphique tendance dessin réaliste de la main de Stéphane de Caneva, couleur de Dimitris Martinos. Ceux qui ne seraient pas tombés sous le charme argueront que l’intrigue est tricotée d’une maille trop lâche, que le récit part dans tous les sens et se dilue sans avoir de véritable point de départ. « Métropolis », tome 1, témoigne avant tout de la nouvelle germanophilie française, un sentiment qui s’est insensiblement glissé dans les esprits et dont témoignent quelques paroles dans la langue de Goethe au détour de publicités télévisées, l’admiration inconditionnelle pour l’économie d’Outre-Rhin et une sympathie marquée pour Berlin. Entre les lignes, il nous est même suggéré que la France, du fait de ses vertus républicaines, aurait su guérir l’Allemagne de son pangermanisme expansionniste. Cette petite centaine de pages donne un corps à l’amitié franco-allemande et marque peut-être un changement de paradigme dans l’inconscient politique collectif.
Deutschland, je t’aime, je te hais
Petit cours d’histoire(s) allemande(s) accéléré. Les rapports entre les nations européennes et l’Allemagne sont confuses. Avant d’être, dès 1871, un pays organisé et centralisé, l’empire allemand n’est qu’une nébuleuse d’Etats sous la tutelle de la Prusse. L’identité nationale allemande émerge en réponse aux agressions de la France de Bonaparte. Dès 1815, sous l’influence entre autres de Mme de Staël, on découvre un pays en devenir, on chante la sensibilité de son peuple, la richesse de sa culture, sa littérature, ses philosophes, sa bonne chair ; bref une authentique carte postale. Et l’Allemagne reste une mosaïque complexe faite de l’inévitable Prusse, de villes indépendantes, de petits royaumes, de gros duchés, le tout rassemblé dans une Confédération Germanique présidée par l’empire autrichien. Le grand voisin s’appelait encore, jusqu’à l’avènement de Napoléon, « Saint-Empire romain germanique ». Après le passage du petit Corse dans son histoire, il a rétrogradé au titre de simple « Empire autrichien » puis « Empire austro-hongrois ». Cette Autriche-là n’est pas qu’un Etat allemand, elle fédère des peuples très divers : Slovènes, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Polonais, Ukrainiens, Serbo-Croates, Roumains, Italiens. Il s’agit du résultat de près de six cents ans d’expansion et de fédération autour de la personne de l’empereur. L’Autriche-Hongrie fonctionnait comme une sorte d’Europe Unie avant l’heure, gérée dans un esprit conservateur mais ne cherchant pas, paradoxalement, à imposer une norme culturelle à l’ensemble. L’Autriche-Hongrie était un Etat agraire, avec quelques zones de forte industrialisation. Comparativement, les Etats allemands, contrée industrielle de la première heure, jouissaient déjà d’une économie bien plus homogène. Dès 1834, une poignée de ces États se lient avec la Prusse par un accord de libre circulation de biens et de services (Zollverein). Petit à petit, tous les États allemands vont adhérer à cet accord et ce, jusqu’en 1866, année au cours de laquelle la Prusse va rejeter la « suzeraineté » – même symbolique – de l’Autriche par une courte guerre de quelques semaines. L’Autriche et ses alliés perdent, la Confédération germanique est dissoute, est proclamée la Confédération d’Allemagne du Nord. Un biais diplomatique permet aux alliés catholiques allemands de l’Autriche de ne pas être exclus de ce nouvel ensemble. Le roi de Prusse préside cette confédération gérée par un parlement bicaméral, une chambre haute qui représente chacun des Etats (Bundesrat), et une chambre basse élue par le peuple (Reichstag) mais sans pouvoir très étendu. Le roi désigne aussi le chancelier qui est le véritable maître du pays. Suite à la guerre franco-prussienne de 1870, Bismarck, le chancelier, sauta sur le prétexte pour unifier définitivement l’Allemagne et forcer le roi de Prusse Guillaume Ier à accepter la dignité impériale. Dans l’imagerie et l’imaginaire populaires, la personne du souverain allemand sera associée au souvenir de Charlemagne, fondateur d’origine germanique du nouvel empire d’Occident, successeur des Césars (d’où le terme allemand de Kaiser pour empereur), nouveau défenseur de la civilisation européenne. Dès lors, ce vaste empire développé, vainqueur de l’invincible France, riche d’une nombreuse population, de grandes ressources naturelles et d’un haut niveau technique ne fut plus regardé comme une gentille terra incognita peuplée par de bons sauvages cultivés, où faire de bucoliques balades philosophiques ; l’Allemagne était devenue l’Allemagne, un redoutable concurrent dans la maîtrise des mers et le partage du monde.
Nouvelle culture historique
On fit tout de même bonne figure à la dernière puissance venue, on se poussa un peu, on conclut quelques mariages royaux, mêlant entre autres le sang allemand au sang britannique. Il est toutefois amusant de relever que Victoria, tout comme son prédécesseur sur le trône du Royaume-Uni, était de la maison de Hanovre. On se congratula parmi, se jalousa à savoir qui avait le plus gros yacht royal, les uniformes les plus rutilants, la cavalerie la plus nombreuses, le plus d’artillerie lourde, etc., etc. Jusqu’à ce que, enfin, on trouve le prétexte à mener une bonne guerre … antiallemande. Tout le monde connaît le déroulement du récit officiel, les méchants empires centraux défaits, et la victoire des gentils et de la démocratie, et rebelote vingt ans plus tard, et les méchants sont vraiment bien les méchants que l’on croyait, et l’Allemagne se reprend la pâtée. De Gaulle, qui en plus d’un sens politique aigu, jouit d’un sens inné de l’histoire, ne va pas tarder à tendre la main à l’Allemagne honnie, abattue, occupée mais étonnamment toujours aussi puissante économiquement. Vingt ans après le 8 mai 45, le passé c’est du passé ; quarante ans après, c’est le moment de témoigner et d’initier un vaste examen de conscience ; près de soixante-dix ans plus tard, les témoins directs étant quasi tous morts, la Seconde Guerre mondiale est entrée dans l’histoire. Que cela signifie-t-il ? Que les chercheurs, les historiens du dimanche et le citoyen lambda, tout le monde a le droit à l’interprétation sur la base de données froides, désamorcées, sur l’analyse d’épisodes et d’événements largement documentés d’où il ressort un sentiment de flou entre le bien et le mal, un rééquilibrage du partage des responsabilités. La second conflit mondiale apparaît non plus comme une conséquence d’un après 1918 mal géré mais comme un sur-événement mal maîtrisé, ou comme un contre-feu hors de contrôle. Le problème s’est noué en 14 ; la lutte contre le nazisme, le rouleau compresseur stalinien, la guerre froide et la financiarisation de l’économie n’ont fait que nous distraire dans la résolution du susmentionné problème. Metropolis, d’un coup de baguette magique et uchronique, propose une résolution théorique, presque une feuille de route pour la suite de la construction européenne, à savoir l’abandon des États-Nations au profit d’un ensemble plus vaste sans domination culturelle centrale. Cela prend des airs de … Saint Empire romain germanique revisité.

lundi, avril 21, 2014

Chronique familiale


La ferme Vallotton, à Valdosta, Georigie
Un parent américain était de passage en Suisse romande durant la semaine sainte. Ce « cousin », un Vallotton des Etats-Unis, m’a annoncé son arrivée via un réseau social. Malheureusement, j’étais à Berlin dès l’avant-veille de son atterrissage. Tout au long de cette semaine, de messages en messages, j’ai suivi ses péripéties et me suis reconnecté avec certains de mes parents vaudois perdus de vue. J’ai de plus conseillé à Jerry, mon « cousin » d’Outre-Atlantique, la visite de Vallorbe, notre berceau familial. Jerry est à la recherche de « the right line », à savoir la branche suisse dont il est issu. C’est ici que l’histoire prend un tour … historique. Je pensais que les Vallotton des Etats-Unis étaient débarqués au début du vingtième siècle, parmi les cohortes de va-nu-pieds  venus chercher une meilleure vie loin du vieux continent. Que nenni ! Jerry m’a raconté l’histoire de trois frères Vallotton arrivés sur le nouveau continent en … 1732, dans l’Amérique d’avant les États-Unis. On trouve surtout la trace de Jeremiah Oliver Vallotton, marié à Elizabeth Landry, dont les fils se sont battus contre les Anglais durant la guerre d’Indépendance. Ces Vallotton se sont établis à New York puis Savannah. La société historique de Géorgie cite James Vallotton, né en 1753, mort en 1805, elle possède même une corne à poudre marquée à son nom. Elle garde aussi le souvenir de son frère David, mort à fond de cale d’un vaisseau britannique durant la guerre d’Indépendance.

Jerry vit en Californie mais il y a dans tous les Etats-Unis des centaines d’autres Vallotton, conservant pieusement le souvenir du Pays de Vaud, de leurs origines, collectant tous les renseignements possibles à propos de l’histoire de la terre de leurs Ancêtres. Cette ouverture américaine, le Sud, la Géorgie, Savannah me renvoie à l’univers de Julien Green, à une certaine lumière, un art de vivre suranné. J’ai fini par rencontrer Jerry, juste avant son départ pour l’aéroport, samedi de Pâques, 7h, à son hôtel, Yverdon, parce qu’il n’avait pas trouvé à se loger à Vallorbe. J’ai rencontré un homme charmant et chaleureux, riche de tout ce qu’il avait vu en Suisse, prenant des notes, et encore plus heureux d’avoir rencontré ses « cousins ». Il a fait de moi, incidemment, le membre d’une tribu internationale, pour ne pas dire universelle. Il a même réenchanté mes origines. 

mardi, avril 15, 2014

"Destins" de François Mauriac

 
(Re)lire Mauriac à Berlin. Les coutumiers de ce blog connaissent l’étrange association qui, pour moi, existe entre Berlin et l’œuvre mauriacienne. Cela tient au hasard de la bibliothèque de Christine : j’ai donc lu mon premier Mauriac dans la capitale allemande. Depuis, mon attachement à la ville et à l’œuvre littéraire n’a jamais été démenti. A y regarder de plus près, l’association ne tient pas que de l’anecdote. Il s’agit d’une question de rythme, un fox-trot  d’avant-guerre, la première évidemment, quand il y avait encore des empereurs, des princesses et déjà la modernité des moyens de communication. Berlin n’est pas une métropole, c’est une capitale d’empire cosmopolite, avec ses stations de métro dont le décor n’a pas changé depuis leur inauguration par l’impératrice Augusta.
 
Au-delà des questions de décors et d’atmosphère, Mauriac – tout comme Berlin – offre une réflexion morale pour qui les fréquente (la ville et l’auteur). J’ai emmené dans mon bagage un titre qui n’est pas le plus connu mais qui pose la question des choix de vie, qui traite de la liberté, du sexe, de l’homosexualité entre les lignes. Mauriac était gay, un gentil garçon pusillanime qui tourna tant autour de Cocteau que lorsqu’il se décida, Jean l’envoya se faire pendre ailleurs. Mauriac ne fut jamais un truqueur, son mariage était un choix de vie, le seul qui lui permît d’avoir une famille. Dans Destins, il met en scène des gens bien nés, d’autres moins bien, le jeu social, celui du désir aussi, et la foi. Le héros, un jeune homme trop beau, trop léger, trop orgueilleux (mais comment ne pas l’être lorsque l’on a 23 ans et que l’on est beau) trouve dans l’amour d’une jeune fille d’un milieu qui lui est supérieur le moyen d’échapper à sa déchéance, celle de l’âge entre autres. Il n’est rien de pire que d’avoir été adoré comme un astre et de … vieillir !
 
Mauriac offre la pleine liberté à ses lecteurs de choisir leur parti. Il pousse dans un sens, soit, mais il est permis de tirer la morale que l’on veut du roman. Destins finit mal, évidemment. On peut y voir un phénomène de justice immanente, ou une punition divine, ou une tragédie, ou une forme de suicide, seule réponse possible à la  susmentionnée déchéance de l’âge. Pareil pour Berlin ;  vous pouvez battre son pavé parce que c’est une capitale festive et pas chère, parce que ses mœurs … variées vous permettent de vivre votre sensualité sur un mode peu courant selon le standard de votre lieu habituel de résidence. Berlin pour sa culture, pour ses bonnes affaires, pour l’Opéra, pour la Philharmonie, etc. Il faut aimer Berlin et la fréquenter pour sa grande douceur, pour ce qu’elle a su faire de ses souffrances, pour la liberté qu’elle offre et pour sa dignité. Mauriac n’est pas que cet auteur bourgeois pétri de catholicisme et racontant de roman en roman la vie d’une caste disparue depuis longtemps.
  
Quelques personnages, des contraintes – d’un autre temps soit, mais des contraintes qui façonnent le scénario – quelques-unes des craintes universelles de l’homme et il ne reste plus qu’à régler le problème selon une morale chrétienne généreuse. Destins suscita la critique et l’ironie de Gide qui demanda par voie de presse à quoi jouait son auteur ? C’était presque du outing de sa part. Il ne concevait pas une telle tolérance de la part d’un catholique croyant et pratiquant. Il estimait qu’on ne pouvait pas être les deux ! Mauriac lui répondit donc par un petit essai intitulé Dieu et Mammon. Moins qu’une justification, il s’agit d’un éclaircissement ou comment le croyant porte ses paradoxes sans pour autant renier sa foi, une foi qui se vit personnellement et en Eglise. Berlin pareil. De grande capitale au lourd passé, elle est une ville qui compte et dans laquelle compte le plus humble de ses habitants.

lundi, avril 07, 2014

Retour de Milan

 

Milano Centrale
Ce n’était pas une destination attendue, rêvée, fantasmée : Milan parce qu’un peu plus de trois heures de train et parce que Giovanni Castorp Jr., le héros de « Zauberberg II », ma suite à la « Montagne magique », est un Milanais de souche. De la prime idée à la réservation de l’hôtel, en passant par l’achat du billet de train à l’agence de voyage CFF, j’ai organisé mon séjour en une heure.
 
Arrivée par temps couvert, en fin d’après-midi, vendredi, comme si je rentrais du travail. D’abord la gare, un immense vaisseau doué d’un fonctionnement autonome. Le personnel de TrenItalia, discret, parcimonieux ou invisible ne semble là que pour assurer le bon déroulement de l’office. Il se noue quelque chose sous cette gigantesque halle-narthex précédée d’antichambres et de vestibules monumentaux. Depuis les voies, la présence du monstre est annoncée par plusieurs portiques ruinés, à croire que la déité s’est sauvagement libérée des étreintes de son culte. A présent elle prospère pour elle seule, à craindre qu’elle n’étende son pouvoir et son esthétique fasciste sur toute la ville. D’une certaine manière, sa masse répond à celle d’un autre monstre de broderies pétrifiées, le Dôme. Entre les deux, il y a la médiation grandiose et un peu creuse de la nef croisée des galeries Victor-Emmanuel II.
 
Lorsque l’on échappe à l’attraction de la gare colossale, Milan ressemble à Berne en travelote : même rigueur massive des belles avenues fréquentées non pas fleuries de géraniums mais d’une sorte de coquetterie de vieille folle composée de balustrades aux ferronneries trop travaillées, d’effets de marbre, travertin et autres matériaux précieux dans les façades, sans parler de l’historicité liftée de l’ensemble, qui ne fait peut-être pas vieillot mais pas plus neuf pour autant. Il y a du reste beaucoup de vieux très refaits dans cette ville, évocation du film « Io sono l’amore » de Luca Guadagnino avec Tilda Swinton dans le premier rôle. Milan paraît captive d’une sorte de pavane du pouvoir, danse macabre dans laquelle une élite âgée et concupiscente vampirise une jeunesse qu’elle fige dans des codes si stricts que la dite jeunesse n’a d’autre activité que de satisfaire aux exigences de cette étiquette.
 
Il y a bien la magie très urbaine du grand magasin La Rinascente, hybride réussi entre Globus et Les Galeries Lafayette, fermeture le vendredi, samedi et dimanche à 22h, largement le temps d’aller dîner à son élégant restaurant, vue sur la silhouette dentelée du Dôme, service efficace et stylé, carte goûteuse et sans chichis. Avant ou après le dîner, possibilité d’aller visiter l’une ou l’autre exposition au Palazzo Reale, ou le musée voisin du Novecento, les deux ferment à 22h30, vente de billets jusqu’à 21h30. En l’occurrence, ce vendredi, je suis allé voir l’exposition Klimt et de quelques autres Sécessionnistes. A Milan, on est chic. L’air du temps est à la germanophilie, on va donc renouer avec son passé autrichien. Le Palazzo Reale a du reste été réaménagé selon les instructions de la grande Marie-Thérèse.
 
Pour qui n’est pas intéressé par l’achat de vêtements griffés made in italy (je ne porte jamais de mode italienne, la faute à leur standard de taille quelque peu étrange ; en Italie, comme on ne sait pas ce que peut vouloir dire « grand », on l’interprète comme « gros »), la ville perd une grande partie de son attrait. Le samedi, j’ai découvert une cité mal pratique où la population ne sait pas vivre, elle ne sait pas se poser et jouir du temps qui passe. Elle défile, pire que sur un podium lors des semaines de la mode. Pour quelques cafés élégants et, malheureusement, en vue, le reste des établissements publics ne ressemblent à rien. Succession de bistrots moches quoique sympathiques où l'on mange toujours correctement mais où l’on ne tient pas forcément à rester un peu. Il y a bien les parcs qui appellent à la flânerie, et parfois une place, comme celle de la Scala, au point du jour, des badauds, devisant sans éclat de voix, profitant de cette étonnante paix, en plein centre-ville, des bancs, quelques arbres, la silhouette de l’opéra, sa façade ancienne, élégante, noble, sans rien de pompeux ni d’excessif. La ville jouit donc encore d’une personnalité propre, plutôt aimable, tout comme ces Milanais lambda qui forment un peuple doux, poli, plein d’égards pour les oiseaux, les chiens, les chats et toutes le bêtes de la Création. De grandes affiches dans le métro proclamaient que tous les animaux (de compagnie ou d’élevage) avaient pareillement des joies, des douleurs, une sensibilité – pour ne pas dire une âme – identiques. Le propos était illustré par la photo d’un chiot ou d’un chaton avec le commentaire M’ama et en vis-à-vis un agneau avec le commentaire Mi mangia. Dans un certain esprit ironique qui m’est propre, j’aurais aimé taguer l’une de ces affiches, en y apposant la photo d’un  « blob », une sorte de vilain poisson mou en commentant Non mi ama ne mi mangia !
 
Milan est donc duelle, comme tant de grands centres urbains. La morgue des Sforza lui apporta richesse et pouvoir, et bien-être à sa population. De la même manière, le fascisme marqua la ville et en fit définitivement la capitale économique du pays. Au diktat de l’Axe, le diktat de l’économie globalisée relayée par Bruxelles. Et Milan y tient une belle place, celle de la capitale de la mode, du design, de la réussite sur un mode latin. Milan, latine ? A voir. Du côté de la Porta Genova, les canaux, un marché aux fleurs, une après-midi d’été, quasiment, 20°, et une langueur très … romande, vaudoise même. Les rues, les édifices avoisinants ont cet air familier, jusqu’au parfum de l’air. A y regarder de plus près, loin des boulevards m’as-tu-vu assez inintéressants du centre, les Milanais ont les mêmes manières empotées que les Vaudois. Ils se déplacent lentement et de manière confuse, font montre d’indécision et de maladresse avec, toutefois, un certain sens du style tout de même. Ils ne sont ni débraillés, ni grotesques ni pincés au naturel. Loin de l’ombre du monstre de la gare, du monstre du Dôme et du monstre des Galeries Victor-Emmanuel, simplement, les Milanais sont !

dimanche, mars 30, 2014

Des pauvres altesses et des grandes maisons

Charles Ier et Zitta de Habsbourg, derniers souverains d'Autriche
L’histoire ne peut rien nous apprendre, si ce n’est la nostalgie et la compassion. Et la droiture. Et la patience. Nous sommes tous des étoiles, nous sommes tous des empereurs, parfois étincelants mais souvent souffrants, et oublieux de notre dignité, celle que nous avons perdue avec l’infâmant armistice de 18. Heureux les doux, heureux les humbles qui tentent de réparer comme ils peuvent et s’offrent un peu de cette grâce disparue en tenant leur intérieur avec élégance, en repassant leur linge, en dressant la table avec une nappe et des serviettes en tissus, de celles qu’il faut laver et repasser, comme les oreillers à volants. Et ce n’est pas une question de moyen. C’est un travail, et pas moins contraignant que de tenir son rôle, une couronne sur la tête.

Nous sommes en année jubilaire du début de la catastrophe et il faut, cent ans plus tard, encore supporter les approximations nationalo-cocoricantes sur le récit des événements, à la télévision, sur des chaînes publiques et en première partie de soirée ! Devinez qui tient le rôle du méchant ? Ceux-là même qui ont offert progrès, tolérance, régime parlementaire, multi-culturalisme et multi-confessionnalisme à l’Europe … sans parler de la descendance que les princes allemands ont semé parmi toutes les dynasties régnantes. L’ennemi n’est pas celui que l’on croit. Fiez-vous à mon expérience, dix ans de germanophilie au compteur.

Qu’est devenue cette bonne vie bourgeoise fondée sur le travail et la tempérance, le respect et un je ne sais quoi d’épicurisme, une vie charmante à faire ce qu’il faut faire, aimer les fleurs, la littérature et le marivaudage, une vie d’honnête homme en recherche, en dialogue avec Dieu. On cultive le souvenir des grandes maisons dans une logique chauviniste. La bonne vie, la bourgeoise, les familles régnantes et l’Eglise sont transnationales, comme l’internationale socialiste … ou le grand capital. On se trompe d’ennemi. Les nationalismes après 18 ne sont que des pièges à c.



dimanche, mars 23, 2014

Notes sur Zauberberg II

« Zauberberg II » n’avance pas, je tourne autour de la masse imposante et inconnue de ce roman. Cela n’a rien à voir avec le syndrome de la page blanche. Je n’ai aucune difficulté à avancer dans le texte, sitôt que je m’y mets. Je suis peut-être jaloux de la vie que j’insuffle aux personnages ; toute cette énergie pourrait me profiter directement, nourrir mon pauvre bout d’existence gaspillé en une quinzaine de séquences saccadées quotidiennes, pas de quoi faire une vie, pas de quoi sustenter et le texte et l’auteur. Je ne trouve qu’à me donner des sensations, des émotions, de la culture par d’incessants voyages à gauche et à droite, à Paris, Barcelone, Berlin, etc., Bâle, Zürich, Lyon, re-etc. Je souffre du syndrome de Mme la consule Mann, à savoir la mère de Thomas, qui n’a cessé, dès le départ de ses enfants du foyer familial, de déménager encore et encore, de se projeter plus au sud de l’Allemagne, rechercher jusqu’au rive de la mort son petit Liré. Il n’y a que loin de chez moi que j’arrive à dégager quelques heures dont jouir. Je veux dire quelques heures pour regarder le temps passer, déterminer sa couleur.

Ce soir, messe dominicale anticipée, l’homélie portait sur une explication de la rencontre entre Jésus et la Samaritaine, évangile selon saint Jean. Le prêtre a magnifiquement développé sur la notion de l’eau vive en opposition à l’eau stagnante du puits. Toute la scène a lieu en plein midi, symbole de la pleine et entière révélation. Jésus demande de l’eau du puits à la Samaritaine et lui offre l’eau vive de sa parole. Le prêtre a étendu cette notion d’eau vive à l’existence de chacun, l’eau stagnante représentant nos routines dévitalisées, l’eau vive tout ce que nous pouvons faire avec cœur, dans un sentiment de transcendance. Après le symbole des apôtres, le prêtre a relevé cette notion de transcendance à propos du sens des enfers, non pas l’enfer mais une sorte de « purgatoire », d’antichambre pour non-chrétiens dans lequel attendent les justes qui ne connaissaient – ou ne pouvaient connaître – le Christ qui les visite avant sa montée aux Cieux. Ces justes auraient aussi contribué à son Ascension.


Tant pis si ma vie est pauvre, le texte doit faire sens ; l’écriture est un sacerdoce. « Zauberberg II » trouve sa raison dans la poursuite de l’œuvre mannienne, un état des lieux cent aux après le début de la catastrophe. Je terminerai ce roman pour 2018. Témoigner et contribuer, faire « œuvre » utile, même si le texte n’aboutit pas dans sa forme espérée ou ne rencontre que peu de lecteurs. 

lundi, mars 17, 2014

Retour de Zürich : de Matisse au Cavalier bleu en passant par H. van de Velde

Archives Nietzsche, une réalisation de H. van de Velde
Retour de Zürich, une exposition, « De Matisse au Cavalier bleu », l’expressionisme allemand et ses influences françaises. Temps magnifique, accrochage intéressant et le lac, une promenade ensoleillée, une bonne heure sur un banc, face à la rive, Zürichhorn, à travailler à « Zauberberg II », mon dernier projet, une suite au roman de Thomas Mann parce que je me suis attaché à Castorp et Ziemssen.
Un mot quant à l’exposition, beau choix d’œuvres quoique disparate, didactique intéressante mais étendre (distendre) les relations du « Brücke » et du « Blaue Reiter » avec les fauves, les cubistes et les post-impressionnistes à l’entier de l’expressionisme, c’est un peu exagéré ! A croire que l’institution muséale zurichoise redécouvrait un lien oublié après deux guerres mondiales, un lien tiré par les cheveux tout de même. On sent surtout la découverte par l’occident latin et anglo-saxon de la richesse, de la radicalité, de la variété et de l’actualité de la culture allemande, sous tous ses aspects. Et puisque l’étoile de barbouilleux hexagonaux du début XXème commence à pâlir, pourquoi ne pas reficeler dare-dare des liens avec l’Allemagne, le géant d’Europe tout domaine confondus. J’ai tout de même eu le plaisir de « communier » devant quelques Kirchner pas tant Kirchner dans leur exécution et devant de superbes Jawlensky, surtout son « Paysage », une tempera sur carton de 1911, un petit format presque carré. En fait de paysage, il s’agit plutôt d’un coin de rue, l’entrée d’une propriété, un mur orange, une maison ocre, des frondaisons pâteuses et, pourtant, la composition – rigoureuse – est d’un équilibre parfait. Jouir, avant la catastrophe, de la paix d’après la catastrophe ! Zauberberg, la paix des cimes …
Poursuivre dans cette même esthétique par une visite au musée Bellerive, exposition van de Velde, le peintre, l’architecte, le designer, les ombres de la Sécession, d’une sorte de pré-Bauhaus à Weimar, au service du grand-duc. Avant 14, évidemment. Comment est-il possible que l’on ait alors fait … fausse route ? Voie royale vers d’autres errances, et des pires. Au musée Bellerive, tout respire cette plénitude d’avant l’erreur d’aiguillage, toute la quiétude un peu hautaine de la ville tout autour proclame la victoire de la culture germanique. Nous nous sommes fourvoyés entre le parlementarisme à outrance, les ergotages sociologisants, le libéralisme, mai 68, etc. Jusqu’où faudra-t-il encore suivre cette voie que l’on sait en cul-de-sac ?

samedi, mars 08, 2014

"En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis


Je vomis « En finir avec Eddy Bellegueule », je vomis la complaisance, la méchanceté, le grotesque de l’auteur et la complicité d’une partie de l’intelligentsia lettreuse qui, en portant ce texte aux nues, satisfait avec gourmandise ses tendances voyeuristes. J’ai hésité avant de me lancer dans cette critique vitriolée, la peur d’être taxé de jalousie car l’auteur est jeune, beau et rencontre du succès. De plus, il est gay ; nous chassons sur les mêmes terres. J’ai voulu retenir toute la peine que cette lecture m’a causée. Je me sens sali, tout ce que touche mon regard se met à puer comme les clichés misérabilistes pétris par l’auteur. Et pourtant, je vous écris de Lörrach, je me promène à Bâle, ou dans les jardins de la fondation Beyeler sous un merveilleux soleil, entouré des collines viticoles de la vallée du Rhin, un décor de légende, parmi ma douce, ma tempérante, ma riante Allemagne. Pour en finir avec Eddy Bellegueule, puisque ça ne passe pas, comme le prétendu fœtus que la mère du narrateur aurait perdu – plouf – dans les cabinets et qui ne voulait pas passer, elle a dû le pousser avec la brosse à chiottes, moi aussi, je vais pousser toute cette ordure avec cette critique, une brosse à chiotte métaphorique.

En couverture, il est clairement indiqué « roman » avec tout ce que cela peut sous-entendre. Il n’est pas écrit « témoignage », il aurait pu être écrit « autofiction », ce genre un peu flou mêlant tant les états d’âme de l’auteur, sa réalité intérieure et les faits réels de sa vie. Par cette étiquette, de « roman », l’éditeur (et l’auteur) se défausse et se cache derrière la liberté littéraire. Facile. D’autant plus que, s’il s’agit d’un roman, le texte est enluminé de clichés, tous plus surexposés les uns que les autres. Dans le village d’Eddy, dans le Nord de la France, tous les hommes sont alcooliques, violents, racistes, obèses, abrutis, exhibitionnistes, homophobes, antisémites, islamophobes et finissent forcément chômeurs, cancéreux ou morts d’une attaque cérébrale consécutive à une ultime cuite. La mort les surprend la tête dans le caniveau et parmi leur vomi. Les femmes sont soumises, engrossées dès leur prime puberté ce qui fera d’elles des adultes sans formation, sans avenir professionnel, victimes de maris qui les battent et les violent, et leur font des enfants par douzaine, qu’elles négligent pour devenir des mères honteuses et alcooliques à leur tour. Les maisons sont toutes sales, sans portes, moisies, avec des sols en béton cru, chauffées au bois et, évidemment, ça ne peut que puer : la frite, la clope, les pieds, le chien sale … Apparemment, le délicat Edouard Louis n’aime pas les chiens, parce que ça sent le chien ! Il voudrait qu’ils sentent quoi les chiens ? la fraise ! Chochotte ! Bref, tout est moche, sale et sordide et le narrateur, avatar de l’auteur dont il partage l’enfance malheureuse, passe son temps à se faire morigéner et traiter de «pédé » à chaque coin de page.

Florilège d’aberrations misérabilistes : le fumeux récit du fœtus tombé dans les toilettes et, logiquement, tout ce que la mère trouve à faire est de tirer la chasse et pousser la chose à l’aide d’une brosse ! Il y a aussi le récit fantasque du lit dont le bois a pourri consécutivement à un carreau de la fenêtre brisé suite à la chute d’un volet arraché par la tempête – évidemment, chez les pauvres, il fait toujours moche. Le carreau brisé n’aurait été remplacé que par un morceau de carton, morceau prenant l’eau en dépit du fait que le narrateur le changeait régulièrement, l’eau coulait le long du mur, sur le sol, imprégnait le bois du lit, un lit à mezzanine et le narrateur, qui occupait le couchage du haut, un soir est passé à travers les lattes pourries, s’est retrouvé un mètre au-dessous dans le lit de sa sœur qui a été blessée par un éclat de bois. Le père a rafistolé le fameux lit mais régulièrement, selon ses dires, le narrateur serait tombé d’un étage ! Il y a plus de cent exemples qui, tous, appelleraient des forêts de points d’exclamation afin de marquer et mon étonnement et mon agacement. J’ai grandi dans un clapier à lapins humide, il y avait des taches de moisi au mur de la chambre que je partageais avec ma sœur jusqu’à son départ, j’y ai dormi durant plus de vingt-cinq ans et dans un lit à lattes de bois mais, jamais, je ne suis passé à travers ma literie. J’ai même habité dans un appartement durant bien sept ans où le bois des fenêtres disjoints laissait passer et la pluie, et le vent, et là non plus, les meubles n’ont pas pourris. Mais je ne suis pas normalien, je ne suis pas Edouard Louis, je ne suis qu’un pauvre enseignant vaudois issu d’un milieu populaire, et mes pauvres meubles n’ont pas le sens du tragique littéraire : ils ne savent pas pourrir pour en rajouter dans le pathos de l’autofiction. Dernière approximation, les coups que reçoit le narrateur, comme l’auteur paraît-il. Tous les jours, à la récré, un grand roux et un petit bossu (cliché traditionnel de personnages malveillants dans la littérature médiévale) viennent frapper Eddy, tous les jours ils lui éclatent littéralement la rate à grands coups de pied dans le ventre, lui frappe la tête contre les murs, Eddy en perd quasi connaissance avant de poursuivre sa journée scolaire comme si de rien n’était. Et cela durant deux ans (j’ose à peine conclure par un point d’exclamation). Il est solide, cet Eddy. Quand il dit qu’il est différent des autres, qu’il vient d’un autre monde, il a raison ; je subodore qu’il est tombé de la planète Crypton tout bébé et que ses parents l’ont trouvé et adopté.

Au chapitre des aberrations, on trouve aussi une chronologie très flottante où le narrateur joue au docteur avec son cousin et trois autres camarades à dix ans mais, selon cette même chronologie, il n’a pas d’ami, personne ne l’approche, personne ne veut lui parler, tout le monde le méprise parce qu’il est trop folle. Et ça dure jusqu’à son départ à dix-huit ans (ou seize, ou quinze, c’est un peu confus). Pourtant, il va en boîte avec des potes, se bourre la gueule avec eux, a fait les « conneries » courantes de tout gamin avec eux, vit sa vie. Pour le lecteur qui ne serait pas gay et n’aurait pas grandi dans un milieu populaire, ces énoncés paradoxaux ne sautent pas aux yeux, cette dualité serait l’effet d’une sorte de outing que l’auteur aurait négligé de raconter. Il se trouve que j’ai partagé, dans mon enfance, la même impécuniosité et la même orientation sexuelle que M. Louis. Depuis, je n’ai pas changé d’orientation sexuelle mais j’ai un salaire, dans la moyenne supérieure. Les joies de la vie à prololand, je connais. L’humour gras double, l’incommunicabilité avec les siens, aussi ; la mise au ban parce que trop différent, je connais de même. Mise au ban toute relative car, rétrospectivement, ça ne m’a pas empêché d’avoir eu une enfance, des copains, d’avoir fait des conneries avec eux, d’avoir aussi joué au docteur avec eux. J’ai pareillement connu les crachats. Et, je le répète, je vivais dans un milieu très populaire. Je peux même faire étalage d’un grand-père alcoolique, de la saisie de la télé par l’office des poursuites et de nombreuses coupures d’électricité faute du paiement de la facture. J’ai aussi écrit ma peine, ma douleur, mes hargnes en long, en large et en travers, j’ai vidé mon sac dans une première autofiction « Appel d’air » (éditions de l’Hèbe) dont la lecture a fait dire à ma mère « et bien, je te remercie, dans ton livre, on dirait qu’on habite dans un bidon-ville ». Ah ! l’auteur est un rat, comme je l’ai écrit il y a vieux temps dans ce blog ; une fois que l’histoire est passée, que la lumière est éteinte, que tout le monde a oublié, l’auteur revient sur les faits et remet tout sur la table, et selon sa version.

La version de M. Louis sur son enfance me fait horreur. J’ai de la peine pour ses parents, sa famille qu’il traîne de la première à la dernière page dans la boue et avec une méchanceté sadique. Monsieur, c’est minable de se venger de la sorte. On ne tape pas sur plus faible que soi. Vos parents, votre grand-mère, votre cousin, vos frères et sœurs ne sont pas des lettrés et seront désormais – jusqu’à ce qu’on oublie votre récit – des sortes de lapins crétins humanoïdes. Ils ne pourront jamais vous dire, par publication interposée, « arrête avec tes airs » ! J’ai sincèrement mal pour eux. A maintes reprises, vous décrivez des situations bouleversantes où soit votre père, soit votre mère, dans toute leur maladresse, leur pudeur, leur dénuement émotionnel, tentent de vous témoigner leur amour. Evidemment, votre père vous imaginait différent mais vous restez son fils, et il est fier de vous. Aujourd’hui encore, même s’il est le sujet de votre vindicte, il doit être à la fois fier de vous et confus de vous avoir « manqué », d’avoir raté un rendez-vous. N’avez-vous donc rien appris de toute votre douleur ? Tant que vous ne céderez pas à l’amour de vos proches, vos souffrances resteront vaines. Vous passez à côté des vertus de la commisération. Vous lui préférez les lauriers dévoyés du héros, car dans notre société spectacle, la victime est devenue le héros. Vous refoulez aussi bêtement vos origines, votre milieu aujourd’hui, que vous refouliez votre sexualité durant votre enfance, votre adolescence. Et pourtant, vous les comprenez, vos proches, vous avez su rendre leur langue avec couleur, raillerie mais surtout avec tendresse. Le rythme, la scansion, la logique agrammatique, vous avez rendu cela avec vie, et talent, car vous en avez … tout de même.

La scène de la visite de votre cousin à votre grand-mère représente l’un des rares moments où vous exprimez de l’empathie envers les vôtres. Votre cousin qui est un « dur », suite à un énième écart, est envoyé en prison. Il y vit l’enfer traditionnel de ce genre de séjour (abus sexuel, folie, mal-bouffe, etc., etc., cliché quand tu nous tiens). Il a tout de même droit, pour bonne conduite, à une permission. Vous changez alors de narrateur et vous glissez tantôt dans la peau du permissionnaire, tantôt dans celle de votre grand-mère. Leur sombre existence se met alors à briller comme une légende de saint. Vous les comprenez, la souffrance est aussi votre lot et vous dépassez l’incompréhension, la colère, l’humiliation, vous dépassez votre différence pour nous dire des choses vraies, la saveur d’un bonheur chez ceux dont la vie n’est que peine, peine qu’ils supportent en silence, avec une dignité de martyr. Je ne saurais évoquer cet instant précieux, votre cousin qui explique à la grand-mère qu’il ne retournera pas en prison, il le lui dit entre les lignes, avec autre chose que des mots, cette foutue parole qui leur échappe, qu’ils ne savent pas dompter. Ensuite, c’est une course folle, une tentative un rien minable de suicide, suicide oblatif, les enfants sont à l’arrière, votre cousin est ivre, il a bu, il a fumé. Cela se terminera par des cris de bête folle et traquée, un retour en prison, un cancer du poumon, un refus de se soigner, la mort. Il y a aussi de la compassion lorsque, au début du texte, vous parlez de votre cousine, vingt-cinq ans, déjà usée par son travail de caissière. Le soir, dès son retour à la maison, elle plonge longuement ses mains dans l’eau chaude histoire de calmer ses douleurs arthritiques. Mais elle ne se plaint pas, elle a du travail, et pas le plus dur, dit-elle, et elle n’est pas une fainéante, conclue-t-elle.

Dernier point sur lequel votre talent brille d’un éclat ambigu et intense : l’amour des garçons. Vous racontez avec les mots de la passion, avec le feu du désir, votre découverte de la sexualité avec votre cousin, Fabien et Bruno … surtout Bruno, quinze ans, brun, fort, musclé – subitement, dans ce passage, il n’est plus question de l’obésité ni de la difformité générale des corps dans votre village – donc Bruno, l’aîné, le « chef de bande » chez qui vous avez visionné des films pornos devant lesquels vos trois compères (vous-même peut-être ? aussi ?) vous êtes masturbés. Vous aviez, selon le texte … pardon, votre narrateur avait dix ans, c’est bien jeune, passons. Et votre cousin a proposé de reproduire les scènes des susmentionnés films, « pour se marrer », de tout faire pareil. Vous n’avez pas dit non. Votre désir vous a fait partager l’intimité, la force, la jeunesse, l’éclat apollonien de vos … suborneurs ? Non, de vos amants. Vous accueilliez l’étreinte de votre cousin, son sexe large (aïe, chassez le cliché, il revient au galop ; selon vos descriptions, dans le village tout le monde a un « gros bazar », comme le dirait Zézette), vous jouissez de ses coups de reins. Il se mêle dans votre expérience du sexe un désir de possession de l’autre, de son corps, de sa personne entière par l’assassinat par exemple, ces pages-là brûlent. Dix ans ! Mazette, vous étiez bien précoce.

Au final, cher M. Louis, je ne sais pas si vous êtes un affabulateur ? un malade ? une « vilaine tata » médisante ou, plus simplement, un petit m… de faiseur. Vous êtes un auteur que l’on aurait dû renvoyer à sa copie. Votre texte et si embrouillé, si caricatural qu’il discrédite votre talent. C’était peut-être un plan marketing. Un torchon racoleur histoire de vous lancer dans la presse, les librairies, le public puis un vrai roman l’année prochaine ? Mais pas à ce prix-là, Monsieur, pas avec ce déferlement de méchanceté. En concluant cette longue critique, je pense à vous (oh, là ! qu’on ne se méprenne pas), je vous vois comme une Salomé, à la fois amoureuse de et humiliée par saint Jean-Baptiste, son rejet. Afin d’accomplir cet amour, elle demande, après avoir quasi séduit son beau-père, la tête de son aimé, pouvoir enfin l’embrasser mais il est mort ! Je me réfère évidemment à une certaine lecture de cet épisode biblique, dont la perversité sophistiquée vous correspond bien. Je peux vous prédire beaucoup de succès, Monsieur, mais pas forcément une œuvre, si vous continuez sur la même voie. Vous devriez lire Guibert, si ce n’est déjà fait, « Mauve le Vierge » plus exactement, ou « Mes Parents ». Le bel Hervé avait l’habitude de dépasser les limites mais n’a jamais perdu la touche de distance ni d’humour qui ont fait de lui un Auteur. Je vous souhaite donc bonne suite, je ne veux plus jamais vous lire, je craindrais de devoir à nouveau vous vomir, et aussi longuement. Je vous laisse, je vais me faire une tasse de tilleul.

dimanche, mars 02, 2014

"Musique dans la Karl Johan Strasse", extrait 5

© dandylan.over-blog.com
L’autre jour, dans un café de la Ludwigkirchplatz, Li. m’a raconté, le dernier amour déçu de Goethe, vieillard chenu de bien soixante-dix ans pour une jeune fille d’à peine dix-huit ans. Le poète avait demandé la main de la jouvencelle à sa mère, qui temporisa jusqu’au départ du grand homme. Il séjournait dans une ville de cure pour quelques semaines. Je n’ai pu m’empêcher de trouver l’attitude goethéenne ridicule, à quoi s’attendait donc ce vieux barbon ?! Li., pour sa part, estimait qu’il recherchait l’inspiration et quoi de mieux qu’un chagrin d’amour ! Le poète rentra donc très en verve et malheureux, commettant des vers si éloquents quant à la douleur amoureuse ; un amant de vingt ans n’aurait pas écrit autrement.

Ce matin, c’était une vieille lettrée mais pas trop qui s’étendait, à la radio et dans un texte, sur ses déboires amoureux et Balzac. Elle le faisait avec le talent des auteurs qui aiment se regarder le nombril et théoriser autour. Quelques extraits de sa prose ont été lus. Ça n’était pas désagréable … ni inintéressant, juste un peu vain, comme l’est devenue l’œuvre poussiéreuse de la Comédie humaine. La brave dadame du plateau de radio, alors que son mari lassé pour des raisons qui n’appartiennent qu’à lui l’avait jetée comme on jette les trucs obsolètes, la dadame donc a décidé de donner du sens à sa douleur après avoir épuisé toutes les séries télé à sa disposition. Elle a « écrit » sur sa rupture. Une éditrice – ayant connu le même sort ou le craignant – s’est empressée de publier ce témoignage « si poignant »  et si emmerdant quand on n’est pas une femme divorcée dans la cinquantaine, qu’on se tape le coquillard des élucubrations de Paul Ricœur et que l’on préfère Mann, Green, Mauriac, Fontane, von Keyserling, Flaubert et Walser, et Thomas Bernhard à Balzac !


Entre la dadame et Goethe, mon cœur balance. Etre vieux et se donner du chagrin pour écrire ou écrire pour donner une contenance à son chagrin : rien qui n’apporte de réponse tangible à de pauvres gamins si malheureux qu’ils se trouvent acculés à se jeter sous le train. On appelle ça accident de personne. Pour la dadame, ça s’appelle « vicissitudes de l’existence » et pour Goethe du masochisme esthétisant. Si je venais à proposer « Musique dans la Karl-Johan Strasse » à l’éditrice de la dadame, je ne suis pas même sûr d’être gratifié d’une réponse. On fera comme si le manuscrit avait été perdu, de peur de me refuser … car il faudrait argumenter, penserait-on. Par un simple non – parce que mes histoires de vieux pédé ne l’intéressent pas – l’éditrice donnerait d’elle une image homophobe et gynocentrée, elle pourrait même avoir l’impression d’insulter la mémoire et le fantôme de mon élève suicidé ferroviairement. Elle aurait peur de froisser un auteur qu’elle ne goûte pas, auquel elle ne croit guère plus mais qui pourrait, peut-être, un jour réussir et lui en vouloir rétrospectivement.

lundi, février 24, 2014

"Musique dans la Karl-Johan Strasse", extrait 4


Berlin, un café, se dire des choses ...
On aimerait se réinventer tous les jours, se renouveler sans cesse, et avec talent. On aimerait, de l’intérieur, jouir de ce sentiment confortable de « rénovation », une sorte de travail cosmétique qui devrait vous laisser plus beau, plus propre, plus sage, plus heureux et vous permettrait de retrouver la ligne de vingt ans. Comme si … - ah ! tous les « comme si … » de nos existences – comme si l’on remarquait les murs défraîchis du hall et que, hop, on se décidait à faire repeindre et installer de jolies appliques par la même occasion, et réaménager le salon dans la foulée, faire d’une situation contraignante une opportunité. A chaque fois que j’ai pris « les difficultés de la vie » sur ce ton-là je n’ai fait que désespérément me mentir et me suis retrouvé parmi le sordide de la douleur, des maux sans raison qui finissent par … disparaître après m’avoir laissé ravagé et plus malheureux qu’avant leur survenue. Au milieu de cette débandade, j’ai appris à me consoler avec ce que je trouvais, de restaurer un tant soit peu mon image auprès de moi-même : un rien de donjuanisme, un rien de jeunisme, l’orgueil d’un corps travaillé, à raison de séances de fitness de plus en plus longues et nombreuses, jusqu’au prochain « pépin », encore plus sérieux, plus incompréhensible, plus entravant que le précédent. Peut-être moins grave aussi, mais l’usure et la peur rendent plus sensible, plus douillet, geignard … Et il faudra encore souffrir, se mentir, rebondir une énième fois pour avoir l’immense privilège de poursuivre une vie de moins en moins satisfaisante, et avec le sourire s’il vous plaît ! Il en faudra de la mauvaise foi, des séances de shoping, de cinéma, de bons romans et des expositions de peinture pour surmonter cette nouvelle « épreuve ». Il y a les brefs épisodes de rémission, quand le trouble s’en est allé et que règne  enfin la paix sur votre intériorité ravagée. Vous vous dites que ce n’est pas grave, c’est terminé, un encouragement intime aussi vain  que de ramasser un vase roulé par terre, intact étonnement, parmi votre appartement mis à sac. Et quand vous aurez, enfin, réussi à tout remettre en état, et mieux même, vous replongerez pour un mot de travers de votre hiérarchie, un accident parmi vos connaissances, un peu de jeu dans le scénario ou le suicide d’un élève.

dimanche, février 16, 2014

American Bluff

Christian Bale : chauve et gras
Au mauvais goût des tenues, à la morale défaillante des protagonistes, à leur absence d’hygiène de vie, de sens du ridicule et de toute décence répond la lumière dorée et pleine de promesses d’une merveilleuse époque quand on savait ce qu’était une « belle bagnole », une tenue sexy et une élégance masculine sophistiquée. « American Bluff » raconte cette époque quand une réussite éclatante était à la portée de chacun, qu’importent les petits accommodements avec la loi. Le scénario repose sur le motif de l’arnaqueur arnaqué qui arnaque en retour car il n’est pas le plus malhonnête de l’histoire … Histoire qui serait en partie vraie. Qu’importe.

Qu’importe de savoir si le réalisateur David O. Russell nous développe un récit véridique aux arguties pointues et aux contorsions scénaristiques moyennement crédibles, les vertus de ce film résident dans son « historicité » décomplexée. C’est un conte en vestons à carreaux géants et décolletés vertigineux. La grande vedette de cette production : Michael Wilkinson, le costumier qui impose le ton et donne la réplique aux acteurs. En gros, Irving (Christian Bale), ventripotent faiseur à moumoute,  lors d’une piscine party, séduit Sidney (Amy Adams), provinciale montée à New York et prête à tout. Irivng dévoile toutes ses petites arnaques à la belle qui va lui donner la réplique. Petit couac, Irving est marié à une cruche extravertie et névrosée (Rosalyn/Jennifer Lawrence). L’embrouille fait un tour de plus avec l’intervention de Richie DiMaso (Bradley Cooper) pseudo candidat à l’arnaque et agent du FBI aux dents longues. Quiproquos et rebondissements à tous les étages, c’est Feydeau version rêve américain.


Spectacle assuré, beau moment de cinéma, la machine à remonter le temps nous renvoie la durée d’une séance à cette époque quand la justice et l’honnêteté n’avaient pas encore le tranchant péremptoire de notre temps procédurier et affuté comme un scalpel de chirurgien esthétique. Le bonheur rimait (pouvait rimer) alors avec clopes, kilos en trop et angine de poitrine. 

mardi, février 11, 2014

"La Montagne magique", suite et fin

Vous aurez reconnu une œuvre de Hodler
Il faut éloigner de prime abord la question qui, habituellement, se pose à propos de tout travail littéraire : est-ce bon ? Une œuvre de mille pages  et d’une telle portée morale dépasse de loin les critères d’évaluation traditionnelle. Soit, Thomas Mann se regarde parfois écrire, les disputes qu’il met en scène entre Settembrini et Naphta sombrent dans les arguties absconses ; d’autres fois, il se laisse aller au lyrisme de descriptions pompières de la montagne, sa beauté, etc. Mais il y a la petite musique d’un jour après l’autre, la personnalité de Hans Castorp, l’honnête homme version wilhelminienne, un « Wanderer » modéré transitant d’un siècle à l’autre. Le sanatorium, la tuberculose ne sont qu’une excuse, un mal dont on mourrait honnêtement chez soi avant qu’il n’ait un nom. Cette affection n’a pas encore disparu mais les deux guerres mondiales l’ont reléguée au rang d’avatar sanitaire. Hans se laisse prendre aux bobards scientistes des médecins entrepreneurs qui tiennent le sanatorium du Berghof. Et dans ce XIXème qui n’arrive pas à finir en ce jeune début du siècle suivant, on s’ennuie tant, on se cherche des maladies, des troubles, on se bricole sa croix et on fourbit les clous pour une crucifixion entre gens du monde. Hans n’échappe pas à cette marotte, il se laisse prendre par naïveté.

Thomas Mann, entre le mémorialiste et le fabuliste, raconte les quelques années qui précèdent la Grande Guerre sur un mode allusif. Chaque personnage prend une dimension allégorique, représentant soit une identité nationale, un groupe culturel, une communauté religieuse, une classe sociale. Ils se rencontrent tous quatre fois par jour au moins, dans la salle à manger où ils s’installent à l’une  ou l’autre des sept tables, comme autant de pays. Un individu, pour peu que son séjour dure suffisamment longtemps, passera par chacune de ces tables. Valse des étiquettes, des identités sociales. Les empires centraux étaient bien plus cosmopolites – et démocratiques – que ce que l’on veut bien croire au regard de nos étroits Etats. Et l’Union européenne ne retricotera pas le lien rompu après la dissolution de l’Autriche-Hongrie et le dépeçage du reich allemand, le second, celui des empereurs Guillaume à moustaches. Tout un monde a été sottement liquidé avec l’armistice et, sur ce miraculeux alpage, on n’est pas fichu de goûter honnêtement aux derniers instants de cette bonne vie à laquelle chacun aspire. Le récit se termine quasi en pétard mouillé, le brave Hans, la queue entre les jambes, pas vraiment guéri, après avoir approché le grand amour idéal, s’en repart pour le champ de bataille sans la moindre « connaissance biblique » de la dame russe. On ne sait pas même s’il s’en est sorti ou pas, indemne ou quelques membres en moins. On ne peut garder à l’esprit que le bon garçon bien nourri jouissant de son tub en caoutchouc lors de sa toilette matinale.

Ce cher « enfant difficile de la vie », selon l’expression du pédagogue franc-maçon prosélyte Settembrini était en fait l’enfant docile d’une vie difficile. Orphelin très jeune, recueilli par son grand-père puis par un oncle à la mort du précédent, il se voit contraint à une carrière en dépit de sa sensibilité et de quelques dons artistiques.  Il doit mériter sa « bonne vie » et la gagnera comme ingénieur jusqu’à la parenthèse curative, son séjour sur les pures hauteurs, et ce jusqu’à l’oubli du peu de famille et de relations qu’il avait en bas, du côté de Hambourg. Du danger de sortir de nos routines, nous crie Thomas Mann. Et la guerre comme une ultime lubie, une crise bien plutôt, un coup de sang, une congestion, une fluxion ! le genre de chose à l’origine du décès du sénateur Thomas Buddenbrook. Un mal aussi inexplicable, spontané que ravageur. Après mille pages, trois mois de lectures lors de déplacement de toute sorte (Berlin, New York, Münich, Zürich – tiens, tiens, des destinations très « manniennes »), j’ai envie de connaître la suite, d’écouter les conclusions que Castorp tire de son expérience, de savoir comment il a fait après sa démobilisation car je suis persuadé qu’il a survécu. Je ne sais pas s’il a été blessé, j’attends des nouvelles, je vous les communiquerai dès réception.

mercredi, février 05, 2014

Retour de Barcelone


Regarder l’horizon, à la limite de la mer et du ciel, remplit l’âme de douceur et les yeux de larmes. Merveilleux ailleurs à vue et, pourtant, inatteignable. Retourner à la mer primordiale signifierait devenir partout l’horizon, être l’ici et le là-bas, l’alpha et l’oméga, quitter sa finitude humaine pour s’associer à son Créateur. Heureux les peuples en bord de mer. Ils connaissent l’exaltation innocente du beau temps, un soleil toujours aussi jeune à chacune de ses apparitions. Et le vent, léger, qui joue avec les voiliers.