Alors que 2014 marque le centenaire de la déclaration de la « grande guerre », « Métropolis », une BD uchronique imagine un monde dans lequel le premier conflit mondial n’aurait jamais eu lieu. La France et l’Allemagne se serait réconciliée après la victoire allemande de 1870. Quels enjeux se cachent derrière une telle fiction ?
1935, Metropolis, l’Interland, un pays né après la guerre franco-prussienne, un conflit qui, dans l’histoire, a vu s’affirmer l’incontestable importance de l’Allemagne. Cet affrontement va nourrir, dans le même temps, un sentiment anti-allemand tenace chez les perdants. Ce sentiment poussera diplomatiquement la France dans les bras de la « perfide Albion » mais c’est une autre histoire. Revenons à Métropolis, capitale Art Déco construite de toute pièce, cœur d’un pays imaginaire, fondé dans un esprit de réconciliation entre les anciens belligérants, un empire total, central, placé sous la sainte protection du grand Charles. Non pas de Gaulle mais le « magnus », Karl der Grosse, Charlemagne, rénovateur de l’Empire d’Occident. Si réconciliation en 1870, donc pas de guerre de 14-18, ni de 39-45, et pas d’hégémonie anglo-américaine ! Un champ de possibles s’ouvre à nous. Metropolis porte la bannière du progrès au sommet de ses gratte-ciels. Elle ressemble à une New York idéale hybridée avec l’œuvre de Fritz Lang, référence en clair-obscur appuyée à son chef-d’œuvre cinématographique homonyme car tout n’est pas rose au royaume de la concorde.
Herr Dr Freud et Winston Churchill à la sauce Fritz Lang
Cet opus initial – l’éditeur nous annonce une suite, quatre tomes en tout, le second pour juin de cette année – se lit comme une cavalcade à travers une enfilade de salons, portes à double battant que l’on enfonce plus que l’on ouvre, dans une sorte de course irréelle au bord de l’hystérie. Tout à trac, Serge Lehman, le brillant et torturé scénariste, nous jette questions sur questions, possibilités uchroniques sur probabilités historiques, sans parler du multi-référencement à l’œuvre de Fritz Lang, et pour faire bonne mesure quelques grandes figures de la Belle Epoque. On en redemande avec un sentiment de vertige. Churchill devisant quant à la mauvaise direction de la politique européenne dans un bar feutré, Herr Doktor Freud tenant clinique en périphérie et un jeune premier, l’inspecteur Gabriel Faune, le tout dans un style roman graphique tendance dessin réaliste de la main de Stéphane de Caneva, couleur de Dimitris Martinos. Ceux qui ne seraient pas tombés sous le charme argueront que l’intrigue est tricotée d’une maille trop lâche, que le récit part dans tous les sens et se dilue sans avoir de véritable point de départ. « Métropolis », tome 1, témoigne avant tout de la nouvelle germanophilie française, un sentiment qui s’est insensiblement glissé dans les esprits et dont témoignent quelques paroles dans la langue de Goethe au détour de publicités télévisées, l’admiration inconditionnelle pour l’économie d’Outre-Rhin et une sympathie marquée pour Berlin. Entre les lignes, il nous est même suggéré que la France, du fait de ses vertus républicaines, aurait su guérir l’Allemagne de son pangermanisme expansionniste. Cette petite centaine de pages donne un corps à l’amitié franco-allemande et marque peut-être un changement de paradigme dans l’inconscient politique collectif.
Deutschland, je t’aime, je te hais
Petit cours d’histoire(s) allemande(s) accéléré. Les rapports entre les nations européennes et l’Allemagne sont confuses. Avant d’être, dès 1871, un pays organisé et centralisé, l’empire allemand n’est qu’une nébuleuse d’Etats sous la tutelle de la Prusse. L’identité nationale allemande émerge en réponse aux agressions de la France de Bonaparte. Dès 1815, sous l’influence entre autres de Mme de Staël, on découvre un pays en devenir, on chante la sensibilité de son peuple, la richesse de sa culture, sa littérature, ses philosophes, sa bonne chair ; bref une authentique carte postale. Et l’Allemagne reste une mosaïque complexe faite de l’inévitable Prusse, de villes indépendantes, de petits royaumes, de gros duchés, le tout rassemblé dans une Confédération Germanique présidée par l’empire autrichien. Le grand voisin s’appelait encore, jusqu’à l’avènement de Napoléon, « Saint-Empire romain germanique ». Après le passage du petit Corse dans son histoire, il a rétrogradé au titre de simple « Empire autrichien » puis « Empire austro-hongrois ». Cette Autriche-là n’est pas qu’un Etat allemand, elle fédère des peuples très divers : Slovènes, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Polonais, Ukrainiens, Serbo-Croates, Roumains, Italiens. Il s’agit du résultat de près de six cents ans d’expansion et de fédération autour de la personne de l’empereur. L’Autriche-Hongrie fonctionnait comme une sorte d’Europe Unie avant l’heure, gérée dans un esprit conservateur mais ne cherchant pas, paradoxalement, à imposer une norme culturelle à l’ensemble. L’Autriche-Hongrie était un Etat agraire, avec quelques zones de forte industrialisation. Comparativement, les Etats allemands, contrée industrielle de la première heure, jouissaient déjà d’une économie bien plus homogène. Dès 1834, une poignée de ces États se lient avec la Prusse par un accord de libre circulation de biens et de services (Zollverein). Petit à petit, tous les États allemands vont adhérer à cet accord et ce, jusqu’en 1866, année au cours de laquelle la Prusse va rejeter la « suzeraineté » – même symbolique – de l’Autriche par une courte guerre de quelques semaines. L’Autriche et ses alliés perdent, la Confédération germanique est dissoute, est proclamée la Confédération d’Allemagne du Nord. Un biais diplomatique permet aux alliés catholiques allemands de l’Autriche de ne pas être exclus de ce nouvel ensemble. Le roi de Prusse préside cette confédération gérée par un parlement bicaméral, une chambre haute qui représente chacun des Etats (Bundesrat), et une chambre basse élue par le peuple (Reichstag) mais sans pouvoir très étendu. Le roi désigne aussi le chancelier qui est le véritable maître du pays. Suite à la guerre franco-prussienne de 1870, Bismarck, le chancelier, sauta sur le prétexte pour unifier définitivement l’Allemagne et forcer le roi de Prusse Guillaume Ier à accepter la dignité impériale. Dans l’imagerie et l’imaginaire populaires, la personne du souverain allemand sera associée au souvenir de Charlemagne, fondateur d’origine germanique du nouvel empire d’Occident, successeur des Césars (d’où le terme allemand de Kaiser pour empereur), nouveau défenseur de la civilisation européenne. Dès lors, ce vaste empire développé, vainqueur de l’invincible France, riche d’une nombreuse population, de grandes ressources naturelles et d’un haut niveau technique ne fut plus regardé comme une gentille terra incognita peuplée par de bons sauvages cultivés, où faire de bucoliques balades philosophiques ; l’Allemagne était devenue l’Allemagne, un redoutable concurrent dans la maîtrise des mers et le partage du monde.
Nouvelle culture historique
On fit tout de même bonne figure à la dernière puissance venue, on se poussa un peu, on conclut quelques mariages royaux, mêlant entre autres le sang allemand au sang britannique. Il est toutefois amusant de relever que Victoria, tout comme son prédécesseur sur le trône du Royaume-Uni, était de la maison de Hanovre. On se congratula parmi, se jalousa à savoir qui avait le plus gros yacht royal, les uniformes les plus rutilants, la cavalerie la plus nombreuses, le plus d’artillerie lourde, etc., etc. Jusqu’à ce que, enfin, on trouve le prétexte à mener une bonne guerre … antiallemande. Tout le monde connaît le déroulement du récit officiel, les méchants empires centraux défaits, et la victoire des gentils et de la démocratie, et rebelote vingt ans plus tard, et les méchants sont vraiment bien les méchants que l’on croyait, et l’Allemagne se reprend la pâtée. De Gaulle, qui en plus d’un sens politique aigu, jouit d’un sens inné de l’histoire, ne va pas tarder à tendre la main à l’Allemagne honnie, abattue, occupée mais étonnamment toujours aussi puissante économiquement. Vingt ans après le 8 mai 45, le passé c’est du passé ; quarante ans après, c’est le moment de témoigner et d’initier un vaste examen de conscience ; près de soixante-dix ans plus tard, les témoins directs étant quasi tous morts, la Seconde Guerre mondiale est entrée dans l’histoire. Que cela signifie-t-il ? Que les chercheurs, les historiens du dimanche et le citoyen lambda, tout le monde a le droit à l’interprétation sur la base de données froides, désamorcées, sur l’analyse d’épisodes et d’événements largement documentés d’où il ressort un sentiment de flou entre le bien et le mal, un rééquilibrage du partage des responsabilités. La second conflit mondiale apparaît non plus comme une conséquence d’un après 1918 mal géré mais comme un sur-événement mal maîtrisé, ou comme un contre-feu hors de contrôle. Le problème s’est noué en 14 ; la lutte contre le nazisme, le rouleau compresseur stalinien, la guerre froide et la financiarisation de l’économie n’ont fait que nous distraire dans la résolution du susmentionné problème. Metropolis, d’un coup de baguette magique et uchronique, propose une résolution théorique, presque une feuille de route pour la suite de la construction européenne, à savoir l’abandon des États-Nations au profit d’un ensemble plus vaste sans domination culturelle centrale. Cela prend des airs de … Saint Empire romain germanique revisité.
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