Vous aurez reconnu une œuvre de Hodler |
Il faut éloigner de prime abord la question qui,
habituellement, se pose à propos de tout travail littéraire : est-ce
bon ? Une œuvre de mille pages et d’une
telle portée morale dépasse de loin les critères d’évaluation traditionnelle.
Soit, Thomas Mann se regarde parfois écrire, les disputes qu’il met en scène
entre Settembrini et Naphta sombrent dans les arguties absconses ;
d’autres fois, il se laisse aller au lyrisme de descriptions pompières de la
montagne, sa beauté, etc. Mais il y a la petite musique d’un jour après
l’autre, la personnalité de Hans Castorp, l’honnête homme version
wilhelminienne, un « Wanderer » modéré transitant d’un siècle à
l’autre. Le sanatorium, la tuberculose ne sont qu’une excuse, un mal dont on
mourrait honnêtement chez soi avant qu’il n’ait un nom. Cette affection n’a pas
encore disparu mais les deux guerres mondiales l’ont reléguée au rang d’avatar
sanitaire. Hans se laisse prendre aux bobards scientistes des médecins
entrepreneurs qui tiennent le sanatorium du Berghof. Et dans ce XIXème qui n’arrive
pas à finir en ce jeune début du siècle suivant, on s’ennuie tant, on se
cherche des maladies, des troubles, on se bricole sa croix et on fourbit les
clous pour une crucifixion entre gens du monde. Hans n’échappe pas à cette
marotte, il se laisse prendre par naïveté.
Thomas Mann, entre le mémorialiste et le fabuliste, raconte
les quelques années qui précèdent la Grande Guerre sur un mode allusif. Chaque
personnage prend une dimension allégorique, représentant soit une identité
nationale, un groupe culturel, une communauté religieuse, une classe sociale.
Ils se rencontrent tous quatre fois par jour au moins, dans la salle à manger
où ils s’installent à l’une ou l’autre
des sept tables, comme autant de pays. Un individu, pour peu que son séjour
dure suffisamment longtemps, passera par chacune de ces tables. Valse des
étiquettes, des identités sociales. Les empires centraux étaient bien plus
cosmopolites – et démocratiques – que ce que l’on veut bien croire au regard de
nos étroits Etats. Et l’Union européenne ne retricotera pas le lien rompu après
la dissolution de l’Autriche-Hongrie et le dépeçage du reich allemand, le
second, celui des empereurs Guillaume à moustaches. Tout un monde a été sottement
liquidé avec l’armistice et, sur ce miraculeux alpage, on n’est pas fichu de
goûter honnêtement aux derniers instants de cette bonne vie à laquelle chacun
aspire. Le récit se termine quasi en pétard mouillé, le brave Hans, la queue
entre les jambes, pas vraiment guéri, après avoir approché le grand amour
idéal, s’en repart pour le champ de bataille sans la moindre « connaissance
biblique » de la dame russe. On ne sait pas même s’il s’en est sorti ou
pas, indemne ou quelques membres en moins. On ne peut garder à l’esprit que le
bon garçon bien nourri jouissant de son tub en caoutchouc lors de sa toilette
matinale.
Ce cher « enfant difficile de la vie », selon l’expression
du pédagogue franc-maçon prosélyte Settembrini était en fait l’enfant docile d’une
vie difficile. Orphelin très jeune, recueilli par son grand-père puis par un
oncle à la mort du précédent, il se voit contraint à une carrière en dépit de
sa sensibilité et de quelques dons artistiques. Il doit mériter sa « bonne vie » et
la gagnera comme ingénieur jusqu’à la parenthèse curative, son séjour sur les
pures hauteurs, et ce jusqu’à l’oubli du peu de famille et de relations qu’il
avait en bas, du côté de Hambourg. Du danger de sortir de nos routines, nous
crie Thomas Mann. Et la guerre comme une ultime lubie, une crise bien plutôt,
un coup de sang, une congestion, une fluxion ! le genre de chose à l’origine
du décès du sénateur Thomas Buddenbrook. Un mal aussi inexplicable, spontané
que ravageur. Après mille pages, trois mois de lectures lors de déplacement de
toute sorte (Berlin, New York, Münich, Zürich – tiens, tiens, des destinations
très « manniennes »), j’ai envie de connaître la suite, d’écouter les
conclusions que Castorp tire de son expérience, de savoir comment il a fait
après sa démobilisation car je suis persuadé qu’il a survécu. Je ne sais pas s’il
a été blessé, j’attends des nouvelles, je vous les communiquerai dès réception.
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