Hier soir, le 22 novembre
Pourquoi partir alors que la brume, une brume d’automne,
magique, piquante, enveloppante dans la jeunesse de la nuit … Je suis descendu
du 3, à son terminus, Bellevaux, une soirée dédicace, les nouvelles
publications de l’un de mes éditeurs. J’y vais pour m’occuper. Cy. tape le
carton après une fondue avec ses amies du théâtre. Le « vernissage »
se déroule dans un cinéma indépendant, je ne retrouve plus le chemin, j’aurais
envie de me perdre pour une heure dans ce cadre familier et étranger à présent
mais cette nuit dont la texture est tressée de légendes, de contes, de
merveilles dans les hauts beurk de la ville où les bâtiments portent d’étranges
noms, où je découvre des cafés, des tea-rooms et, même, une épicerie
merveilleuse ouverte en soirée. A peine dix minutes plus tard, je retrouve le
cinéma, Stéphane qui entre quasi en même temps que moi, chargé du grignotage du
cocktail ; j’aimerais encore marcher dans le petit bout de conte que je me
tricote, encore une bonne demi-heure, mais j’y suis et Maude, Alexandre, André ;
et le maître de céans, Julien ? Serge ? Je ne connais pas son nom, je
bois quelques verres et l’interroge sur la « résurrection » du
cinéma. Il vend bien son projet, je vais devenir membre de l’association de
soutien, 30.- de cotisation annuelle, trois fois riens pour une bonne action et
je trouve mon interlocuteur sympathique ; il a la taille serrée dans un
blouson style perfecto de toile noire, la main fine, les traits délicats, le
teint diaphane. Olivier est arrivé avec Jean-Luc. Olivier est descendu de La Tchaux.
Les auteurs présentent leur texte. Plein de jeunes gens, jeunes filles dans la
salle ; je n’ai pourtant pas tant bu, je les trouve tous beaux. Peut-être
un effet des granules homéopathiques que j’ai prises en chemin, Gelsemium,
histoire de me préparer à l’intervention de lundi matin, des histoires de
sinus, narcose complète, etc. J’aurais encore moins de liberté de manœuvre qu’en
une semaine de croisière de blaireaux de luxe avec le risque de me retrouver
mort, aveugle ou con ! dans un état qui compliquera radicalement la
poursuite de ce cahier vert.
Je parle un
peu clubs pointus, son électronique et Berlin avec Thibault. Auparavant, nous
parlions de Foenkinos avec Olivier et Maude, je partirai après avoir parlé de
séduction et de lieux de pratiques sexuelles gays avec André et cette charmante
jeune fille dont je ne me rappelle pas le nom mais le visage. Un garçon brun,
yeux bruns, barbe brune lui caresse la cuisse. Je me tiens arc-bouté entre les
dossiers de deux rangées de sièges, un genou sur un accoudoir. Le garçon brun a
un regard pétillant. Comme ils sont tous jeunes ! Je me décide enfin à
partir. Julien ? Serge ? le jeune homme au perfecto m’interpelle par
mon prénom, me tend ma carte de membre de l’association de soutien du cinéma
sur le pas de la porte. Je compte revenir. Dehors, je retrouve le charme
singulier de cette nuit, j’attrape le 8 au vol, une clientèle d’usagers
populaire, variée, métissée selon l’expression consacrée. Dans le demi-jour du
bus, des brillants étincelaient délicatement aux oreilles d’un jeune père, sa
fille dans un pousse-pousse devant lui ; elle porte aussi de petites
boucles d’oreille. La mère est assise un peu plus loin, ses grands yeux sombres
sourient. Dans le cinéma, la lumière était basse aussi ; elle brillait de
la même intimité que cette nuit. Je n’avais rien préparé de ce voyage. Je me
suis décidé à faire un saut, rencontrer des amis, des connaissances, mes
éditeurs. Je suis monté dans le 3 au sortir de la gare et, alors que le
trolleybus roulait vers sa destination, je me suis replongé dans ma lecture, un
inédit de Gracq, « Les Terres du couchant », un voyage aussi, une
quête sans appel à l’extrémité paradoxale d’un royaume trop vieux, et des
monts, des vallées, des forêts, des rencontres aussi. Faudrait-il choisir entre
Bögli (je parlais de la voyageuse et autrice suisse Lina Bögli au début de ce chapitre), Gracq ou blaireaux de luxe
comme entre les voyagistes truc, chose et bidule ? Le plus amusant, je m’étais
promis, sur le chemin du cinéma Bellevaux, de réfléchir pour moi-même à la
ville où je voudrais m’installer, d’ici cinq ans, une petite idée, pas
forcément Berlin mais, ravi par cette nuit de sobre merveille, cela m’est sorti
de l’esprit. Je me déciderai demain matin.